Les branches d'arbre vues de près, poussant à travers les fils barbelés.

Le théâtre à l’écoute
du paysage

Donner voix au paysage : le théâtre hors les murs et in situ

La recherche-création a ceci de particulier qu’elle invite à penser l’action et à mettre en acte la pensée en un seul mouvement ; une dynamique très stimulante qui pose d’emblée une dialectique permanente entre la pratique artistique et sa mise à distance. Ce cadre d’approche nous a permis d’entreprendre une réflexion commune sur le croisement possible de nos pratiques : le théâtre et le paysage. D’un côté, il y a la « mise en scène1 » et l’imaginaire théâtral, de l’autre, l’architecture paysagère et la prise en compte de son contexte. En faisant l’hypothèse de les faire travailler ensemble, nous nous sommes attardé·es aux formes d’expérimentation que nous pourrions vivre et créer conjointement.
C’est avec cette approche transdisciplinaire que nous avons entamé, dès janvier 2020, un travail de recherche-création soutenu par le département de la recherche de la Manufacture – Haute École des arts de la scène2 (Lausanne, Suisse) sous le regard complice de sa responsable Yvane Chapuis. Si, dès le départ, nous avions le désir d’entrecroiser nos pratiques, nous étions aussi conscient·es que l’exercice allait exiger un déplacement réciproque de l’un·e vers l’autre pour mieux se rencontrer. Une impulsion surtout animée, puisque nous œuvrions sous l’égide d’une école des arts vivants, par l’intention de tester les techniques du paysagisme comme source d’une ou plusieurs dramaturgies.

Avant de poursuivre, il nous semble nécessaire de faire un détour pour préciser ce qui a constitué notre point de départ commun autour de la notion de « paysage », certes riche de multiples interprétations dont nous n’allons pas débattre ici. Nous nous sommes basé·es, dans un premier temps, sur l’équation de l’historien Michael Jakob qui résume le « paysage » à P = S + N. Selon lui, le paysage (P) est le résultat de l’addition d’un sujet (S) et de la nature (N). Autrement dit, le paysage est créé par l’expérience sensible d’un·e individu·e, sa propre perception avec son environnement3. Jakob précise que « le paysage est donc le résultat hautement artificiel, non-naturel, d’une culture qui redéfinit perpétuellement sa relation avec la nature » (2008 : 31). Si cette définition souligne l’opposition traditionnellement occidentale entre nature et culture, elle met surtout en exergue le rapport esthétique et relationnel de l’humain·e à la nature.
Cette approche a été nourrie par la pensée de Philippe Descola et plus particulièrement son ouvrage Par-delà nature et culture (2005), dans lequel l’anthropologue nous invite à quitter notre anthropocentrisme et à revoir notre connexion au vivant sous l’angle de la continuité. Tout en défendant l’idée que l’humain, l’animal et le végétal font partie d’un ensemble dont la connaissance globale nous échappe, il valorise l’expérience sensible et intime du monde comme voie nécessaire pour interroger notre système de valeurs dominantes. Il s’agit d’un renversement de point de vue4 que nous cherchons justement à adopter par notre propre décentrement, car nous avons l’intuition qu’il constitue la posture adéquate pour sonder notre pratique artistique.
Le « paysage » comme manière de représenter le monde est depuis longtemps mis en scène par le théâtre. Il s’est longtemps déployé en arrière-fond comme toile de décor, puis il a été pensé comme forme textuelle par des dramaturges comme Gertrude Stein (landscape play) ou Michel Vinaver (pièce-paysage). Dans notre démarche, le « paysage » est envisagé à la fois comme espace scénographique et comme sujet dramaturgique. Durant tout le processus de notre investigation, nous envisageons le « paysage » à partir d’une théâtralité qui prend forme dans/avec/pour l’espace hors les murs, mais qui joue aussi sur la relation de l’humain avec son milieu. Il s’agit pour nous de dépasser un usage purement figuratif du paysage pour en faire le lieu et la matière d’expérimentations artistiques afin de mettre en scène une « écriture de paysage5 » in situ. Le paysage est ici un espace concret et une voix en devenir.

 

Se déplacer de la scène vers le paysage

La délocalisation géographique du plateau de théâtre vers un lieu « spécifique » offre la possibilité d’expérimenter l’écriture théâtrale à partir d’un espace existant qui n’est pas dédié à la représentation. Nous envisageons ce déplacement de la boîte noire vers le monde extérieur comme un premier pas pour aborder notre propre décentrement, au croisement de nos deux pratiques, dont le mouvement concerne autant des aspects pratiques et esthétiques (comment?) que politiques (pourquoi?). Une telle écriture dite « site specific » nous invite donc à prendre en considération le contexte singulier du lieu, à questionner nos modes de représentation du monde mais aussi à repenser nos formes d’engagement. Cette recherche conçoit la matérialité de l’espace en lien avec sa réalité et son propre imaginaire.
Le paysage que nous avons choisi présentait – l’usage de l’imparfait ici témoigne du territoire tel que nous l’avons rencontré lors de nos premiers repérages en 2019 – des caractéristiques de ce que le jardinier-paysagiste Gilles Clément nomme un « Tiers paysage ». Dans son « Manifeste6 », l’auteur le situe « aux marges. En lisière des bois, le long des routes et des rivières, dans les recoins oubliés de la culture, là où les machines ne passent pas » (Clément, 2020 : 25). Autrement dit, il s’agit d’un lieu non considéré que le jardinier défend profondément comme un territoire-refuge pour la biodiversité. Désigné auparavant comme invisible et sans intérêt, ce type de territoire doit être, selon lui, réévalué comme un paysage à part entière et retrouver ses lettres de noblesse. Il ajoute que cette définition fait référence au tiers-état (et non au tiers-monde) soit un espace n’exprimant ni le pouvoir, ni la soumission au pouvoir : « Qu’est-ce que le tiers-état? – Tout. Qu’a-t-il fait jusqu’à présent? – Rien. Qu’aspire-t-il à devenir? – Quelque chose. » (Clément, 2020 : 25)
Un lieu en marge, délaissé, indécidé, éphémère et qui, malgré un désintérêt du regard humain, se compose d’une grande diversité de modes d’existence. Si le théâtre est un espace utopique, ou une « hétérotopie7 » pour mentionner Michel Foucault, le concept de « Tiers paysage » représente, pour nous, la possibilité d’un double décentrement de nos pratiques respectives (théâtre et paysage), comme il problématise également l’utopie d’une écriture polyphonique. Comment le théâtre peut rencontrer le Tiers paysage? Si le théâtre lui donne la parole, qu’a-t-il à nous dire? Quelles voix/voies pourrons-nous entendre/prendre?
C’est à partir de ce changement de perspective que nous avons élaboré une méthodologie nous permettant de lire le paysage, de décrire l’existant, pour ensuite définir un « langage-paysage » qu’il nous a fallu entendre et comprendre afin de concevoir et mettre en scène finalement une écriture de paysage.

 

Rencontrer le Tiers paysage

Contrairement à d’autres pays européens, le territoire suisse est formé de très peu de délaissés. Néanmoins, aux alentours de l’école des arts de la scène, nous observons un site en friche correspondant aux critères établis par Clément. Désigné communément comme la « friche de Malley », ce territoire est situé dans la périphérie de la ville de Lausanne, dans un espace dit intercommunal. C’est une zone industrielle délimitée à l’est par une route, au sud par une bande forestière, à l’ouest par des grillages privés et au nord par une gare ferroviaire. À l’intérieur du site, nous observons une déchèterie8, des bâtiments administratifs et industriels9, un centre d’hébergement d’urgence10, un théâtre de création11, un centre sportif temporaire12, des ateliers de construction de décors et de peinture13, une gare ferroviaire, une multitude de terrains vagues dont certains servent à entreposer divers équipements urbains et un pré avec deux ânes. L’ensemble de ces structures est accessible depuis un chemin carrossable baptisé le chemin de l’Usine à gaz, faisant référence à l’activité passée du lieu. Nous précisons encore que, dans le temps, les anciens abattoirs municipaux de Lausanne-Malley, inaugurés en 1945, puis fermés en 2002 et démolis en 2015, étaient présents sur le site. Aujourd’hui, quelques traces de cette mémoire locale survivent notamment grâce à un projet de valorisation du patrimoine immatériel14. Neuf bornes retraçant cette histoire récente ont été installées sur le site en octobre 2020. Leur positionnement géographique redessine le périmètre des anciens abattoirs.
Lors d’une première journée de repérages, dans cet espace « intermédiaire », nous observons des drôles d’activités qu’on ne peut percevoir que si on y prête une attention particulière. Dans cet entre-deux, au milieu des « déchets15 », se moquant peut-être des affaires humaines, franchissant en toute liberté l’entrebâillement des grillages des propriétés privées, s’implantent des végétaux, déambulent des chats errants, nichent des oiseaux... Un lieu autant fonctionnel que délaissé, mais aussi habité.
Par ailleurs, le bout de territoire que nous avons circonscrit va subir, dans un avenir plus ou moins proche, des transformations majeures. Un projet de réaffectation et de réaménagement prévoit de créer une nouvelle centralité autour de la gare ferroviaire. Il vise à aménager à l’endroit de la friche des espaces publics, à construire des bureaux, des commerces et des logements. Tous les bâtiments que nous avons cités seront conservés en l’état, à l’exception du centre sportif – qui a déjà été démonté – et du centre d’hébergement d’urgence dont la destruction est prévue d’ici trois ou quatre ans16. D’un point de vue paysager, le site à explorer semble sous différents aspects à l’abandon ou non exploité. Ses espaces ont été colonisés par des plantes pionnières et donnent le sentiment d’un paysage de la reconstruction composé d’une nature dite secondaire.

Photo aérienne dont l'une des zones est ceinte d'un pointillé rouge.

Plans de la situation géographique de la « friche de Malley », Source : Office fédéral de topographie Swisstopo.

 

Créer avec la contingence comme partenaire de jeu

Travailler en extérieur invite à prendre en considération un facteur qui est habituellement minimisé ou maîtrisé sur un plateau de théâtre : l’aléatoire. Du moment que nous décidons de créer in situ, nous devons apprendre à faire avec, intégrer des éléments variables (l’éclairage naturel, les variations météorologiques, les saisons, les bruits, les présences imprévues, les temporalités) et concevoir à partir de ces mêmes contraintes. Cela pose des questions concrètes d’une mise en situation vis-à-vis du lieu : où suis-je? Que vois-je? Où vais-je? Qu’est-ce que je ressens? Que vais-je faire? Comment faire avec? Ces premières interrogations en font apparaître d’autres plus contextuelles : quelles sont les limites de l’espace? Ses contours? Jusqu’où puis-je me déplacer? Quelle distinction entre espace privé ou public? Y-a-t-il des résident·es ou des usager·ères? Qui sont-ils/elles? Quelles relations entretiennent-ils/elles avec le lieu ou avec les autres? Autant d’énigmes auxquelles il faut répondre pas à pas au fil du temps. Pour certaines, nous réussirons, d’autres resteront en suspens...
Travailler en extérieur implique également, d’un côté, de se mettre littéralement en marche17 et d’engager notre corps en termes d’efforts et de risques physiques, mais aussi mentaux. D’un autre côté, la méthodologie paysagère, nous le préciserons par la suite, implique également un travail d’enquête documentaire qui éclaire sur des problématiques inhérentes au lieu (enjeux urbanistiques et politiques) et dévoile des aspects qu’on ne perçoit pas dans l’immédiat ou plus du tout (l’invisible). À ce propos, arrêtons-nous un instant, et rappelons-nous la rencontre que nous avons eue avec le directeur du théâtre situé sur la friche. Nous venions d’apprendre lors d’un entretien avec un urbaniste que les sols du site étaient signalés comme « contaminés », ce qui signifie que des travaux d’assainissement seraient nécessaires, engendreraient des coûts supplémentaires et ralentiraient la construction du plan d’aménagement. Jusqu’alors, les sols avaient été considérés comme « à surveiller ». Nous annonçons donc la nouvelle au directeur du théâtre qui programme plutôt des pièces à texte. D’emblée, la situation lui évoque la fable de l’Ennemi du peuple de Henrik Ibsen.
Dans cette pièce en cinq actes, il est question d’eaux polluées, d’enjeux économiques importants et de tentatives d’intimidation. Le docteur Thomas Stockmann découvre que les eaux de la station thermale de sa ville sont contaminées. Il informe les autorités dont le maire, qui n’est autre que son propre frère. Pour assainir les eaux, des travaux très coûteux sont indispensables, ce que la municipalité refuse de payer. Pour éviter d’informer l’opinion publique, le maire tente d’acheter le silence du docteur.
Face à nos révélations, le directeur du théâtre décèle donc une analogie dramatique entre la pièce publiée en 1882 et l’enjeu contemporain de notre terrain de recherche. Quelle position éthique aurait eue le docteur Tomas Stockmann aujourd’hui? Et quelle posture sera la nôtre?
La fiction est encore une fois devancée par la réalité.

 

L’approche intuitive : faire l’éponge

Adaptée à la méthodologie du projet paysager18, notre démarche combine trois approches de terrain : intuitive, documentaire et immersive avec des durées variables entre un jour et deux mois.
Nous commençons par effectuer une première immersion sensible dans le site en mettant uniquement nos sens en éveil. Le corps en marche, chacun·e de nous dérive sur deux itinéraires distincts l’après-midi du mardi 7 janvier 2020 entre 15 h 30 et 16 h 30 en prenant note de nos sensations. Cette déambulation en état d’effervescence constitue un premier inventaire à échelle 1 : 1.

Premier relevé par la metteure en scène de l’itinéraire débutant à la gare ferroviaire
Ligne verte horizontale au sol,
Panneau « Welcome »,
Passage bordé, bétonné
Barrières du Lausanne skating Arena,
Les lignes vertes regardent le centre de tri
Exposition sud, soleil,
Groupe de personnes assises sur la bordure entre gravier et plantes,
Îlots de verdure, feuilles mortes, une pie se balade entre les îlots,
Cannettes et bouteilles en PET vides sur le sol, papier journaux,
Sons de martèlement, activité humaine au travail,
Sons de la déchèterie au loin,
Des passants,
Voitures garées,
Voitures roulant,
Panneaux de signalisation,
Installation « Malley et ses jardins »,
Espaces nets, espaces ouverts,
Sensation de froid le long des Services industriels de Lausanne,
Ombre,
Propriétés privées = espace public?
Un gros lierre a envahi la face ouest du tennis club,
Stocks industriels/stocks de pierres façonnées,
Jeux d’enfants,
Terrain vague clôturé,
Un hôtel d’insectes,
Chantier interdit,
Bacs avec des plantes,
Peupliers le long du chemin,
Des cèdres encadrés,
Panneau TKM, pour qui?
Installations artistiques déposées, quel contraste?
Meeting point dans le parking du théâtre,
Question : où poser notre tente pour dormir?
Quel espace public?
Une ouverture de grille entravée par un véhicule SIL,
Quel horizon?
Depuis le tronc d’arbre en forme de banc devant le théâtre, les bâtiments
ferment la perspective, les peupliers dominent le ciel,
Sensation de mouvement.
Est-ce que la friche est encore un tiers paysage?
Le rythme de la marche, les gens pressés, s’assoir pour regarder, écouter,
Le son des avions et des hélicoptères,
Le soleil se reflète sur la façade sud de la Vaudoise Arena,
L’écho des martèlements, résonance,
Les trains qui passent,
Un lieu entre mouvement, passage et immobilité,
Un monsieur avec une valise à roulettes.

Second relevé par le paysagiste de l’itinéraire débutant au « Café des abattoirs »
étoile de nuit
voix d’or dans le noir
sanctuaire
carré rouge
clair et obscur
trois arbres morts
cubes blancs et cimes d’arbres
prise de territoire
effacer les traces
la tombe
la chaise, le verre flouté, le blanc aveuglant
un homme en gris
trace de pneu et croassement
vrombissement de moteur
panneau « Ne rien déposer ici »
nature grillagée
au sol : Winston, Fila, Heineken, gobelets
trois hommes en orange dans un camion orange et gris face à face
en osmose : bouteille de verre, mouchoirs, cartes à jouer, Ice tea, cannette de bières, paquet de chips
arbres collés de près, de trop près par la tôle
arbre poubelle
lierre décollé du mur
œuvres d’art et migrants
dedans/dehors
feuilles mortes sur le trottoir
poubelle entassée
déchets neufs et en état de dégradation
barrières électrifiées
arbre solitaire au milieu de la friche
branche cassée dans le grillage
capotes
panneau à contre champs
Vaudoise arena/Lausanne 2020 = so so hightech = OVNI
trou dans le grillage, invitation à outrepasser?
propre/sale
neuf/vieux
barrières/barrières
montagne
temple
désert de bitume
rails cachés
oiseaux en plein repas
3 minutes d’écoute : train, voiture, voiture, oiseaux, branchage, voiture, feuilles mortes, marteau, camion, voiture, oiseau, camion, oiseau, déchèterie, voiture, train, avion, moto, voiture
ombre/soleil
maison d’accueil
jouer à cache-cache
outrepasser
outrepasser, les plantes s’en chargent bien
colline, entreposage
fleurs
caravane palace
ombre portée
ouverture dans le grillage, deuxième invitation à outrepasser?
débris qui s’entrechoquent
nid dans la pierre
entre deux grilles, troisième invitation à outrepasser?
tordre, s’infiltrer entre les mailles
trois quarts de lune
temple vert
montagne
tri, usine
pigeon
roue
belvédère
rangée/dérangée
la quête infatigable du paradis
hors et dans le monde?
balisé
calme/brut
sifflotement
la ville nous regarde
odeur de gaz
contre-bas
son feutré
hommes en orange
bruit de pas
tentaculaire
tourner en rond
musique-climatisation, 2 fois
slalomer les voitures
lignes humaines, à la queue leu leu
escalier dans le talus,
grillage plié, quatrième invitation à outrepasser?
incisions, fentes, mauvais raccords
déchets à côté
piste d’atterrissage
plus droit que droit
entre deux mondes
quelque chose qui se tait
banc qui parle
aménagements paysagers kitsch à en mourir

Ces relevés préliminaires nous permettent de constater certaines caractéristiques du lieu : une sensation d’hostilité et d’empêchement, l’omniprésence des déchets, la manifestation du sacré et de la transgression. Nous formalisons ces premières impressions en réalisant une carte sensible. Le site ne nous apparait pas aménagé pour l’humain. Tout est à hauteur des voitures et des camions qui circulent dans le périmètre. Nous remarquons tout de même la présence de personnes ayant accès au centre d’hébergement d’urgence qui stationnent le long de la ligne de chemin de fer, de diverses espèces d’oiseaux, de quelques mammifères à quatre pattes, des vieux arbres, ainsi que des plantes vagabondes qui poussent un peu partout sur le territoire.

Schéma agrémenté de dessins avec, en vrac, les mots suivants: poétique du déchet, invitation à outrepasser, Tentative d'effacement / Tout est en cours, Hors et dans le monde, Des espaces qui ne relèvent pas de la propriété privée et dont toute une communauté est usagère, migrants, oiseaux, plantes, déchets; Être encerclé ; Rangé-dérangé-dérangeant, Sanctuaire

Carte sensible : l’approche intuitive calquée sur la méthode du paysagiste, février 2020.

 

L’approche documentaire : traverser les échelles

Dans une deuxième phase, la recherche documentaire consiste pour l’essentiel à rencontrer et à interviewer l’ensemble des acteur·trices du site, à consulter des archives historiques, des documents de cadastre, des articles de journaux et aussi à échanger avec des personnes possédant des expertises complémentaires (deux historien·nes de l’art, un architecte, des urbanistes, un biologue, un ornithologue...). Cette période d’enquête dessine une ligne chronologique éclairant sur les événements passés, actuels et en devenir. Les éléments à notre disposition montrent un lieu où les temporalités s’enchevêtrent : un passé industriel disparu et élevé au rang de patrimoine, un présent déconsidéré, une projection future en forme de table rase. Nous découvrons que malgré son état de délaissement, la friche est un espace mal-aimé mais convoité de toutes. Les enjeux financiers liés à sa réaffectation sont considérables et sous tension, car les sols sont pollués, ce qui annonce sans doute des retards dans le calendrier du projet d’aménagement.
Nous observons également que chaque entité forme une communauté à part, prise par sa réalité, ses propres préoccupations, et que l’interaction entre les différents acteur·trices est entravée. L’ouï-dire, la rumeur, le préjugé construisent le rapport à l’altérité. À ce stade de la recherche, nous avons le pressentiment que nous avons à travailler sur la mise en relation entre les acteur·trices et qu’il y a des expérimentations à mettre en œuvre par l’action volontaire ou involontaire. Notre simple présence vient d’une certaine manière bouleverser l’ordre des choses et amorcer une transformation du paysage. Nous devenons malgré nous des chercheuses-actrices-créatrices du paysage.

 

L’approche immersive : parcourir en tous sens

Pour la dernière phase, nous nous préparons à résider jour et nuit. Or, un virus vient perturber le cours des événements. Le vendredi 13 mars 2020, le monde s’arrête. Lors de ce premier confinement, nous correspondons afin de consigner nos intuitions et de poursuivre nos réflexions. Le 20 avril 2020, nous dérivons à nouveau sur la friche pour un état des lieux intermédiaire en toute discrétion.

Deux personnes souriantes, le visage dans la main, dans une mini-fourgonnette dont la porte latérale est ouverte.

Se préparer à résider jour et nuit : nous et notre van, juin 2020.

Débris sur fond de sous-bois.

Traces humaines entre occupation et délaissement, photos prises le 20 avril 2020.

Au sortir du repli forcé, nos sens rêvent de s’immerger pleinement dans notre terrain de jeu sans anticiper et sans spéculer. Le désir d’éprouver la friche par le corps devient vital. Nous campons in situ lors de trois résidences de trois jours. Nous profitons de nos journées pour prélever des sons, prendre des notes, capter des images, observer des variations et des constantes, être disponibles au hasard des rencontres humaines et non humaines, vivre des temps morts, l’ennui, des habitudes, des familiarités avec les employé·es du théâtre, parcourir des espaces souterrains, boisés, marécageux, ainsi que relever une dimension particulière que nous n’avions pas perçue jusqu’alors : l’activité nocturne. Nous avions entendu des histoires, des rumeurs de fêtes sauvages, de prostitution et autres occupations de la friche. Activités lisibles surtout de jour grâce aux résidus trouvés lors de nos repérages.
Une nuit, nous découvrons que des personnes, essentiellement des hommes, dorment dans leur voiture. Oiseaux de nuit qui au petit matin repartent pour aller travailler. Le centre d’hébergement d’urgence continue d’accueillir des personnes sous la responsabilité d’une équipe de veilleur·euses de nuit. Le théâtre reste fermé au public19. Nous remarquons aussi la présence d’agent·es de sécurité et de policier·ères. Nous saisissons au fur et à mesure de nos explorations que derrière les aspects diurnes plus fonctionnels et rationnels, la nuit dissimule un espace-temps aux contours insoupçonnés. Gilles Clément définit le « Tiers paysage » comme un lieu refuge du vivant. Plus qu’un lieu de passage, la friche est un espace réellement habité, même de nuit.

 

Écrire le paysage : tentative d’une écriture polyphonique

L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. Mais sait-on précisément où il se brise, où il se courbe, où il se déconnecte et où il se rassemble? On sent confusément des fissures, des hiatus, des points de friction, on a parfois la vague impression que ça coince quelque part, ou que ça éclate, ou que ça cogne. Nous cherchons rarement à en savoir davantage et le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer, à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace. (Perec, 1974)

 

Si, durant un an et demi, notre travail de recherche-création nous a permis de récolter beaucoup de matière et de rencontrer le « Tiers paysage » dans ses composantes singulières et réelles (végétales, architecturales, sonores, humaines, usagères, rituelles, climatiques...), il a aussi été soumis à des contingences liées à la pandémie qui a bouleversé une partie de son activité humaine. Il nous a fallu apprendre à considérer cette situation extraordinaire pour concevoir nos tentatives d’écriture. Plusieurs ont d’ailleurs été annulées ou reportées par des directives sanitaires ou des conditions météorologiques défavorables. Néanmoins, au printemps 2021, nous présentons enfin la restitution finale : une performance participative de douze heures sous la forme d’une veillée collective. Nous voulons inviter les participant·es à passer une nuit avec nous sur la friche. Nous avons l’intuition que c’est une temporalité peu explorée autant par les usager·ères que le grand public, et qu’elle nous permettra de mieux faire percevoir sa dimension poétique.
Espèces d’espaces (1974) de Georges Perec accompagne la conception de cette « écriture de paysage » structurée par une dramaturgie en trois mouvements : entrer – occuper – sortir. Notre intention est de créer une expérimentation sensible du paysage sans imposer un seul et unique point de vue. Nous avons le désir de mettre en scène la complexité des enjeux du territoire tout en étant à son écoute. Intitulée Veilleurs de nuit, cette performance participative se réalise la nuit du 1er au 2 mai 2021. Elle se déroule sur douze heures entre 19 h et 7 h du matin sous une météo pluvieuse. En amont, il nous a fallu cinq jours de préparation pour préciser les enjeux dramaturgiques, coordonner les acteur·trices du site invité·es, rassembler des éléments matériels et techniques nécessaires, organiser un pré-montage et l’étanchéité du campement, et, en collaboration avec l’équipe de la mission Recherche de La Manufacture, effectuer les demandes d’autorisation, ainsi que définir le plan covid obligatoire. Ces contingences avec lesquelles nous avons dû composer ont influencé le déroulement de la performance et y ont contribué. Nous pensons, par exemple, que le facteur pluie a permis de développer des liens de solidarité entre toutes et tous, comme il a rendu d’autant plus « poétique » la veillée collective, par cette sensation de vivre quelque chose d’unique ensemble et, dans le même temps, de devoir résister au froid et à l’humidité.

 

Entrer, occuper, sortir : une dramaturgie en trois mouvements

Comment entrons-nous sur un territoire? Comment dans la continuité d’une marche se révèle-t-il fragmenté? Quels sont ses seuils? Ces questionnements, qui ont émergé lors de nos premières explorations de la friche, ont nourri le premier mouvement dramaturgique : l’entrée. La friche pourrait apparaître à première vue comme un territoire homogène alors que, si on y prête bien attention, elle se compose d’une grande diversité d’espaces juxtaposés. Nous invitons les participant·es à nous suivre en silence en contemplant les contours de la friche. Le silence permet selon nous une meilleure considération du paysage. Durant cette marche silencieuse, nous pointons quelques éléments révélateurs de l’enchevêtrement des temporalités. Des panneaux de signalisation qui orientent les pas, des grillages qui délimitent nos trajectoires, des interstices invitant à la désobéissance, des troncs d’arbre en forme de banc, des mini espaces verts pour s’étendre, un flux d’automobiles à éviter, les odeurs de la déchèterie... Dans un lieu en transition comme celui-ci, nous indiquons les différentes couches spatio-temporelles qui se superposent pour faire apparaître ce qu’il y a, ce qu’il y a eu et ce qu’il y aura.
L’arrivée sur l’espace du campement structure le début du deuxième mouvement : l’occupation. Nous avons choisi un emplacement qui se situe dans un recoin de la friche, en lisière d’un cordon boisé. Le choix de l’emplacement est stratégique car il permet au groupe d’être à l’abri des regards, il est proche du petit bois et au même temps il offre des bonnes conditions d’installation des tentes. Nous énumérons une série d’actions qui contraint le groupe à s’auto-organiser : installer les tentes, faire le feu, construire des assises, cueillir des plantes pour la soupe, préparer la soupe, déballer les denrées alimentaires... Le camp doit être prêt avant la tombée de la nuit, prévue vers 20 h 40, et l’arrivée des invité·es. Notre occupation temporaire est une manière d’inviter les participant·es à expérimenter concrètement ce « territoire refuge » dont parle Gilles Clément et à considérer les conditions de vie qu’il offre ou pas pour les humain·es et non-humain·es. Quelle est la nature des sols? Quelles plantes sont comestibles ou pas? Y a-t-il d’autres présences que la nôtre? Sommes-nous autorisés à faire un feu? Comment s’abriter de la pluie? Comment palier au froid et à l’humidité? Nos corps sont à ce moment-là engagés dans l’urgence des actions. Quelques tensions se font remarquer, liées sans doute aux conditions météorologiques difficiles. Sans présupposer sur le ressenti de chacun·e, notre intention est de rendre chaque participant·e responsable du campement et de son organisation. C’est l’occasion de tester aussi un dispositif d’organisation anarchique à l’image de celle des plantes vagabondes qui poussent sur le site.
Vers 21 h, la propriétaire des deux ânes, un responsable du secteur gaz des Services industriels et un urbaniste de la ville nous rejoignent autour du feu. Lorsqu’ils et elle arrivent, la soupe est en train de mijoter. Durant deux heures, les trois acteur·trices du territoire débattent des enjeux et répondent à nos questions. Chacun·e confie sa vision, ses doutes aussi. Leurs paroles retracent une expérience individuelle comme elles témoignent d’un attachement affectif au lieu. Nous rappelons alors la fable de l’ennemi du peuple, la contamination des sols par la houille des années industrielles et l’odeur de la soupe quasi prête. Aurons-nous encore envie de la manger? Ou la faim sera plus forte?
Vers 23 h, nous entamons notre première ronde de nuit. Elle se fait collectivement en traversant le site par le milieu. Puis, nous empruntons le tunnel sous-voie de la gare ferroviaire qui nous fait émerger dans un monde plus civilisé. D’emblée, les lumières de la ville contrastent fortement avec l’obscurité de la friche. Nous marchons jusqu’à la salle de répétition du théâtre où nous avons prévu un concert à minuit. Nous avons invité les artistes sonores Olga Kokcharova et Antoine Läng à composer une partition musicale avec les sons que nous avons prélevé durant nos trois résidences de recherche. Couché sur des tapis de sol au chaud à l’intérieur de la salle, le groupe écoute durant une heure une musique concrète des sons de la friche mêlés aux arrangements des deux artistes. Cette écoute est l’occasion pour nous de tester la résistance au sommeil des participant·es.

 

Le retour au campement se fait de manière individuelle par intervalle de cinq minutes. Il nous paraît important que chacun·e puisse cheminer vers la friche dans un recueillement solitaire afin de s’extraire du mouvement collectif. Est-ce qu’un sentiment de peur surgira? Ou alors plutôt un soulagement?
Nous servons du thé et du café à volonté, en rappelant les discussions de la soirée, l’expérience sensible et en taisant la suite. Nous poursuivons par des rondes en binôme (un·e participant·e, un·e organisateur·trice). Un dispositif de talkie-walkie permet à chaque veilleur·euse de restituer en simultané, au groupe resté au campement, un rapport d’activité depuis l’espace visité. Les participant·es font le compte-rendu du local à costumes, des sous-sols du théâtre où sont entreposés des vieux décors, un parcours en forêt, l’ancien gazomètre et un terrain de dépôt de mobilier urbain.
Nous demandons ensuite aux participant·es de nous aider à rester éveillé·es jusqu’au petit matin, seul·es nous n’y sommes jamais parvenu·es. Les récits et autres anecdotes personnelles abondent. Pour celles qui n’ont pas résisté aux bras de Morphée, le réveil est fixé à 6 heures, juste avant l’heure bleue, lorsque les oiseaux nous délivrent leurs secrets nocturnes.

 

 

Le lever du soleil structure le dernier mouvement. Pour « sortir », il faut effacer les traces de notre passage, démonter les tentes, éteindre le feu, désinstaller le foyer et rebrousser chemin chargé·es de l’expérience d’une nuit sur la friche de ce début mai 2021. Notre seule consigne est de laisser le lieu tel que nous l’avons trouvé.

J’avais déjà un regard de la friche interstitiel même si je l’avais pas visité de cette façon-là mais j’ai vraiment toujours une attention portée sur l’évolution de la ville, sur les limites, les endroits où ça se rencontre et comment ça fonctionne... la friche moi ça me renvoie à ces expériences d’aller visiter des maisons vides même avant qu’il y ait des squats quand je voyais un truc ça m’attirait quelque chose de laissé à l’abandon une capsule de temps en fait c’est vrai que j’aime bien dire que dans les maisons vides c’est d’autres temps qui existent et donc à toutes les échelles c’est pareil... [Témoignage d’Antoine, un participant]

 

La marche silencieuse, l’organisation collective, le montage du campement, la discussion autour du feu, les invité·es, les rondes nocturnes, l’écoute musicale, le retour au camp en solitaire, la résistance au sommeil, l’écoute sensible, le démontage... Grâce à cette performance, nous avons testé divers dispositifs en un seul espace-temps, celui de la veillée. Autant de procédés qui auront fait vivre aux participant·es différentes facettes de la friche et qui ont surtout amorcé une transformation du regard. Le terrain vague initial s’est métamorphosé le temps de cette performance en « espace-acteur » poétique.
La réussite de la mise en scène de cette longue expérience esthétique dépendait de plusieurs facteurs sur lesquels nous avions une maîtrise relative. Par exemple, la montre s’est révélée au fil de la nuit une précieuse alliée. Par rapport à nos estimations et dans la mesure du possible, nous avons respecté les temps que nous avions prévu pour chaque action. Une contrainte forte qui nous a aidé à maintenir le rythme et la forme des 12 heures imaginées.
Nous avons aussi réalisé que, face à l’aléatoire, l’espace in situ exige une présence et une porosité des corps immanente. Par rapport à celle du jour, la temporalité de la nuit fait apparaître d’autant plus des imprévus qui nous obligent à improviser davantage et à composer sur le vif.
Par ailleurs, l’inconnu de l’espace-temps nocturne ravive très largement les imaginaires et les peurs. Comme la nuit blanche requiert une endurance supplémentaire, les jours précédents, nous nous sommes préparé·es pour surmonter la fatigue et vaincre le sommeil. Notre objectif était de rester éveillé·es tout le long, même si les participant·es avaient la possibilité de s’assoupir. L’enjeu performatif dépendait clairement de notre condition physique et de notre engagement mental. Nos corps et nos têtes devaient se maintenir ouverts et attentifs à tout événement qui pourrait se manifester car, comme le rappelle si bien un slogan de mai 68, « on ne peut plus dormir tranquille lorsqu’on a une fois ouvert les yeux » (Foessel, 2017 : 89).

Un feu dans un baril derrière lequel se trouve deux personnes. Au dernier plan, quelques maisons en bordure de la friche.

Photos : Grégory Biéler

Deux personnes se font face dans un éclairage minimal, une rangée de lumières traversant la photo. Au fond, une fenêtre.

Photos : Antoine Berthier

Nuit. Quatre bustes aux allures antiques aux couleurs claires, les deux du centre se font face.

Photo : Grégory Biéler

Trouée au milieu des arbres. Des troncs d'arbres au sol, recouverts de mousse. Des camionnettes, l'une blanche, l'autre colorée. Des bâtiments industriels an arrière-plan.

Déroulement de la performance participative la nuit du 1er au 2 mai 2021, entre 19 h et 7 h, hors les murs et in situ sous la pluie.
Photos : Antoine Berthier

 

Perspectives : le théâtre-paysage en devenir

Au moment d’achever la rédaction de cet article qui retrace tout le processus de cette recherche-création, il est important pour nous de conclure en ouvrant l’horizon sur un nouveau chantier qui met en perspective les fruits de nos expérimentations et ses questionnements.
Ainsi, nous avons pu démontrer que le rapprochement de nos deux pratiques, paysagisme et mise en scène, participe du renouvellement d’une lecture sensible du réel et son orchestration. L’étendue de l’enquête (intuitive-documentaire-immersive), nos divers prélèvements sur une longue période et notre restitution finale ont généré une dramaturgie capable de révéler le paysage comme « espace scénique » et comme « acteur ». Nous voulons de ce fait approfondir cette méthodologie interdisciplinaire dans d’autres contextes, sous d’autres formats, en nous mettant à l’écoute du « paysage ».
Nous reconnaissons néanmoins que cette première collaboration a également éclairé les enjeux et peut-être même les limites qui cernent l’entrecroisement de nos deux pratiques. Nous mettons en partage quelques observations issues des frictions liées aux spécificités de nos territoires respectifs :
    • La question du spectaculaire : concevoir de nouveaux formats en privilégiant l’expérience esthétique et sensible avec/pour le public sur la dimension spectaculaire.
    • La question des ressources : encourager le « faire avec » et l’écologie des pratiques.

De manière plus générale, d’autres questionnements sont apparus au moment du bilan de l’expérience et, sans doute, vont constituer, sur le long terme, des préoccupations futures pour notre collaboration :
    • La notion d’impact à court terme et à long terme d’une proposition artistique : comment la pérennisation du geste paysager rencontre l’éphémère de l’art vivant?
    • La question de l’impertinence artistique face aux enjeux du réel et son contexte : la notion de liberté du geste créateur. Comment dans une démarche artistique in situ impliquant le témoignage de personnes réelles, leur présence, leur confiance, nous pouvons créer une forme d’impertinence et maintenir un regard critique? Devrons-nous définir une éthique de la démarche?

Après maintes discussions fructueuses, des lignes de fuite ont été esquissées afin de favoriser une ouverture à d’autres modes de faire et de penser, comme de creuser le rapport au collectif. Si l’aventure de la friche nous a confronté·es aux limites d’une formation en binôme, nous voulons désormais intégrer la notion du « créer ensemble » en explorant d’autres configurations :
    • Mise en commun des résultats de nos recherches avec d’autres chercheur·euses et créateur·trices qui partagent les mêmes préoccupations. Cet article constitue déjà un de ces prolongements.
    • Traverser les notions de territoire et de paysage en favorisant la transdisciplinarité.
    • Développer des méthodes qui expérimentent des formes collectives de création.

Ces réflexions constituent aujourd’hui le cœur de nos préoccupations. Elles nous engagent tou·te·s deux dans une démarche qui dès le début de notre rencontre a dessiné les contours d’un décentrement. Et c’est peut-être en ayant effectué ce renversement de perspective, dans l’espace d’un entre-deux, que nous pouvons aujourd’hui imaginer des dispositifs qui d’une certaine manière mettent en scène l’expérience sensible et convoquent des pratiques spécifiques de l’attention. Une démarche artistique engagée qui selon nous n’est efficiente que si elle s’exprime concrètement dans nos quotidiens, dans une posture incarnée, dans la manière dont nous nous relions aux autres et renouons avec le vivant.

 

 

Bibliographie

CARERI, Francesco (2013), Walkscapes : la marche comme pratique esthétique, Jacqueline Chambon (éd.), Arles, Actes Sud.

CLÉMENT, Gilles (2020), Manifeste du Tiers paysage, Rennes, Éditions du commun.

COLLOT, Michel (2011), La pensée-paysage, Paris, Actes Sud/ENSP.

CORAJOUD, Michel, (2000) « Le projet de paysage : lettre aux étudiants », dans Jean-Luc Brisson (dir.), Le jardinier, l’artiste et l’ingénieur, Paris, Les Éditions de l’Imprimeur.

DAVILA, Thierry (2002), Marcher, créer, Paris, Éditions du Regard.

DESCOLA, Philippe (2005), Par-delà nature et culture, Paris, Folio essais, Éditions Gallimard.

FOESSEL, Michaël (2017), La nuit, vivre sans témoin, Paris, Éditions Autrement.

FOUCAULT, Michel (1967), Des espaces autres, https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/

IBSEN, Henrik (2019), L'ennemi du peuple, trad. Éloi Recoing, Arles, Actes Sud-Papiers.

JAKOB, Michael (2008), Le paysage, collection Archigraphy Poche, Infolio Éditions.

PEREC, Georges (1974), Espèces d’espaces, dans « Prière d’insérer », Paris, Éditions Galilée.

TACKELS, Bruno (2015), Les écritures de plateau, Les solitaires Intempestifs.

 

  • 1. En Suisse, par exemple, nous observons que le terme « mise en scène » est employé dans la communication numérique de divers bureaux d’architecture du paysage pour désigner leur champ d’activité. Une terminologie qui définirait ainsi une forme d’affinité entre le métier de metteur·e en scène et celui de paysagiste.
  • 2. https://manufacture.ch/
  • 3. Aujourd’hui mis en discussion, le terme « environnement » maintient l’idée d’un rapport de distance entre l’humain et le non-humain. Pour notre part, nous privilégions le terme « milieu » qui efface cet écart.
  • 4. Au moment d’écrire cet article, il nous tient à cœur de mentionner entre autres l’ouvrage de l’historienne de l’art Estelle ZHONG MENGUAL (2021), Apprendre à voir : le point de vue du vivant, Actes Sud, qui démontre de manière sensible, claire et documentée le renversement de perspective que nous avons voulu opérer dans cette recherche-création. Lorsque nous avons débuté notre enquête, sa pensée était sans doute dans l’air, mais pas encore dans les librairies.
  • 5. L’expression « écriture de paysage » se réfère à celle de « écriture de plateau » (Tackels, 2015) qui se définit par une dramaturgie qui se compose à partir de diverses formes d’improvisation corporelles, verbales, textuelles, visuelles, plastiques et sonores.
  • 6. Version copyleft en ligne :
    http://www.gillesclement.com/fichiers/_tierspaypublications_92045_manifeste_du_tiers_paysage.pdf
  • 7. Rappelons que le philosophe a développé ce concept lors d’une conférence intitulée Des espaces autres (1967). Il définit la notion de « hétérotopie » comme une localisation physique de l’utopie, à savoir un espace concret hébergeant des imaginaires comme l’est un théâtre. Source : https://foucault.info/documents/heterotopia/foucault.heteroTopia.fr/.
  • 8. Le Malley-Centre intercommunal de gestion des déchets et qui regroupe les trois communes de Lausanne, Renens et Prilly.
  • 9. Ces bâtiments abritent les activités des Services industriels de Lausanne. Nous relevons des bureaux, mais aussi le secteur de production d’électricité (le poste de transformation Le Galicien) et le secteur de gaz qui alimentent une large partie de la Suisse romande. Le site abrite aussi un ancien gazomètre, représentant du passif industriel et voué à devenir un élément remarquable du paysage.
  • 10. L’association le Sleep-in occupe l’ancienne maison du directeur de l’usine à gaz.
  • 11. Le TKM – Théâtre Kléber Méleau qui occupe depuis 1979 le bâtiment de l’ancienne usine à Gaz. Le théâtre a été fondé par le comédien et metteur en scène romand Philippe Mentha. Aujourd’hui, il est dirigé par le metteur en scène Omar Porras.
  • 12. Le site a abrité durant plusieurs années un centre sportif éphémère qui a été démantelé fin 2020 début 2021.
  • 13. Ces ateliers appartiennent depuis longtemps au Théâtre de Vidy – Lausanne dirigé aujourd’hui par Vincent Baudriller.
  • 14. Intitulé « Malley en quartiers », ce projet propose de faire connaître, grâce à une exposition-parcours à ciel ouvert, un site internet (https://www.malleyenquartiers.ch/), une publication et un programme d’événements, l’histoire des anciens abattoirs municipaux. Promue par l’association Architecture, Alimentation et Urbanisme (AAU), le projet s’appuie sur les résultats d’un travail de recherche mené par une équipe de chercheur·euses de l’Institut des humanités en médecine de l’Université de Lausanne (CHUV-UNIL). L’équipe a collecté des sources orales auprès de l’ancien personnel ainsi que de plusieurs habitants et habitantes du quartier.
  • 15. Nous constatons une certaine poésie du déchet spécifique à ce site en marge du centre de la « grande » ville. Autrefois, c’étaient les artistes « marginaux » qui occupèrent illégalement une usine à l’abandon. Aujourd’hui, d’un côté, il y a la déchèterie officielle qui gère l’évacuation des résidus humains, et, de l’autre, il y ces déchets physiques qu’on repère au bord des chemins, dans la bande forestière, et qui représentent des présences humaines invisibles. Tout comme les personnes prises en charge par le centre d’hébergement d‘urgence composent d’une certaine manière une frange de population marginale elle aussi.
  • 16. La crise pandémique a considérablement ralenti les travaux prévus. Depuis, les sols du site qui étaient jusque-là dits « à surveiller » ont subi de nouveaux prélèvements qui ont démontré leur contamination. Cette nouvelle situation arrange l’association du centre d’hébergement qui bénéficie de quelques années supplémentaires de répit.
  • 17. La marche comme pratique esthétique a fait l’objet d’une multitude d’écrits théoriques que nous avons partiellement consultés. Nous nous sommes beaucoup intéressé·es à la démarche singulière du laboratoire d’art urbain Stalker/Observatoire nomade qui expérimente des méthodes d’intervention créative dans la ville dite « informelle » (Careri, 2013).
  • 18. Nous nous sommes surtout inspiré·es des écrits théoriques de Michel Corajoud (2000) et de Michel Collot (2011).
  • 19. Pour mémoire, durant toute la période de nos résidences et en accord avec les directives sanitaires, le théâtre ne peut plus donner de représentations, ce qui renforce cette sensation de vide la nuit tombée.

DÉNOMINATEURS COMMUNS (2023), « Le théâtre à l’écoute du paysage », LExtension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/la-ruche-article/le-theatre-lecoute-du-paysage

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