Un balado de Camille Renarhd
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« L’écoute rend les choses vivantes »
Arthur H
Embodied Talk est un format d’échange de savoir et de discussion que j’ai conceptualisé en 2016, au Arts Based Research Studio à l’Université de l’Alberta, à Edmonton, lors de ma recherche doctorale. Chaque Embodied Talk commence avec une pratique corporelle qui est accessible à tous·tes. Ensuite, trois invité·es livrent un récit qui est une entrée dans leur processus de création et de pensée. Puis, la discussion est ouverte à tous·tes. Un « jeu de cartes » permet de moduler les prises de parole individuelles.
Embodied Talk est un espace-temps pour penser-bouger ensemble, un espace de rencontre, un espace d’écoutes partagées. C’est aussi une chorégraphie collective qui se compose dans l’instant. Embodied Talk demande : Comment laisser la cartographie des récits de chacun·e résonner et activer des désirs de penser-avec (Stengers, 2018)? Comment sortir des formats de discussions universitaires basés sur des rapports d’argumentation contradictoire et de hiérarchisation des prises de parole?
Naissance : Solo, mais pas Seule (Quoiraud, 2018)
Embodied Talk est née dans une boîte noire, au cœur des journées les plus obscures de l’hiver 2016, en Alberta. Elle était mue par le désir de rassembler des corps, des gestes, des mots, des questions autour de la création du solo performatif La Distancia que nos aproxima (2016-2019). Les deux premières Embodied Talk que j’ai facilitées furent donc directement liées à ma recherche doctorale : La performance rituelle en art actuel. La première Embodied Talk intitulée What’s a Body Who Lost Its Indigenous Language? a eu lieu en février 2016 au Arts Based Research Studio et a mis en lumière, à côté du mien, les récits de la chorégraphe, danseuse et pédagogue Lin Snelling et ceux de la chercheuse et metteuse en scène Joëlle Préfontaine. J’ai réitéré la même formule en mars 2016, avec comme invité·es la chercheuse et actrice Lebogang Disele et le biologiste Ryan Stanfield.
À la suite de ces deux premières expériences, j’ai peaufiné la structure de Embodied Talk en précisant ses contours, les durées et les modalités de sa mise en action collective. Le jeu de cartes s’est complexifié. J’ai réalisé que Embodied Talk avait le potentiel de se développer comme un dispositif performatif de recherche-création autonome, inter-tissant mouvement somatique (mise en corps, exercices d’échauffement collectif), dialogue oral et écriture créative.
En 2017, j’ai organisé deux Embodied Talks au Studio Élan d’Amérique1, en plaçant mon récit hors de l’équation. La première, intitulée Corps-Rituel, a laissé entendre les voix de la performeure et pédagogue Sylvie Tourangeau, de la performeure et chercheure Catherine Cédilot et de l’artiste visuel et chercheur Shandi Bouscatier. La deuxième, nommée Corps-Voix, a réuni les récits de la chorégraphe Lin Snelling, de l’orthophoniste Ingrid Verduyckt et du psychologue Jean Caron, tous·tes trois travaillant sur des thématiques liées à la voix, à ses potentiels performatifs et à ses pathologies.
Embodied Talk : Étirer le temps, formats inusités en art performance (mai 2019)
Il y a peu de mots habiles pour expliquer ce qui nous fait chercher dans le corps toujours plus loin une vérité mystérieuse et vitale. Parfois elle surgit, alors que nous avons travaillé, et travaillé, et travaillé sans répit dans les allées souterraines de nos os et de nos tissus, toujours plus loin, dans l’infiniment petit de notre cosmos intérieur. Il est parfois tellement étrange de comprendre pourquoi nous choisissons jour après jour cet état d’incertitude, de chaos répété et d’irrationalité.
Parce que parfois, dans l’espace d’une fulgurance, un miracle se produit. Et ainsi nous n’avons pas le choix que de continuer la quête de ce lieu de nous-même où tout s’éclaire et tout se relie, union terrible et magnifique (Renarhd, 2017).
Au printemps 2019, les groupes de recherche du PRint – Pratiques interartistiques & scènes contemporaines et du GRIAV – Groupe de recherche interdisciplinaire en art vivant – m’ont invitée à organiser une Embodied Talk sur le thème de mon choix au département de danse de l’UQAM.
J’étais en train d’interroger le rapport au temps dans le cadre de la création d’une performance intitulée In The Middle, dont j’avais mis le processus sur pause, me sentant obligée de produire sous pression un format performatif de trente minutes qui ne me convenait pas.
Le travail de l’artiste multidisciplinaire pekuakamiulnuatsh et québécoise Soleil Launière et celui de la danseuse d’origine suisse vivant à Tiohtià:ke/Montréal Sarah Dell’Ava avaient à ce titre attiré mon attention. J’avais été la spectatrice privilégiée de Ashikueu, performance de quatre heures présentée dans le cadre du RIAPA2 – Rassemblement internations d’art performance autochtone – en septembre 2018 par Soleil Launière3 et de Or, un solo de neuf fois quatre heures présenté à l’espace Tangente à l’automne 2018 par Sarah Dell’Ava.
Quelque chose était à l’œuvre dans ces deux performances, quelque chose qui m’envoûtait et résonnait avec mes propres aspirations et essais performatifs4. Je me sentais vibrer, je me sentais traversée par leurs gestes pendant plusieurs jours après avoir vécu leurs performances. Je trouvais qu’il y avait une générosité rare dans les propositions atypiques et longue durée de Soleil Launière et de Sarah Dell’Ava. Bref, j’étais inspirée!
Le temps n’est pas une durée tangible, mais une série de couches au travers desquelles naviguer. C’est toujours le cas en art performance, mais le fait de sortir des formats habituels – à savoir dépasser les trente minutes des formats courts de performance, les soixante minutes du spectacle de danse ou même « les trois heures du cours universitaire », comme nous le fera remarquer Sarah Dell’Ava – nous oblige en tant que performeur·euse et en tant que spectateur·trice à nous engager sans retenue. Les couches d’habitude et de désir de plaire tombent les unes après les autres et nous nous rapprochons petit à petit du « raw heart » dont parle Meredith Monk dans son entrevue avec la critique d’art Bonnie Marranca (2014).
Le temps est une texture en soi. C’est une archéologie de la performance qui nous est révélée dans la durée. C’est aussi un « élément sculptural »5 (Monk en entrevue avec Marranca, 2014) que nous pouvons compresser et étirer. « Une minute devient une heure. Une heure devient une seconde. » L’affirmation de Soleil Launière accompagnée d’un grand éclat de rire nous invite à remettre en perspective notre perception du temps. Soleil Launière nous lance un défi de taille. Alors qu’elle performe pendant plusieurs heures, la bouche ouverte, béance d’un cri, tendue sur la pointe des pieds, les bras en l’air, elle nous pousse à écouter entre ses micro-gestes les dimensions spatiotemporelles fluides qui nous portent vers de nouveaux imaginaires. Nous avons alors le pouvoir de faire émerger ces espaces imaginaires de nos propres béances pour accompagner l’artiste dans sa transe éveillée. Autant avec Sarah Dell’Ava qu’avec Soleil Launière, nous avons le choix : soutenir ou résister, nous ouvrir ou fuir.
Je les ai donc invitées toutes deux à venir parler de leur travail en mai 2019, au département de danse de l’UQAM, lors d’une Embodied Talk sur le thème du temps étiré et des formats inusités en art performance6. Afin de compléter ce duo, j’ai également invité l’artiste interdisciplinaire Csenge Kolozsvari dont les installations vidéo tentent de faire sentir différentes modalités de vie – celles de corps humains, de corps non humains, de textures moléculaires – à la limite de nos perceptions.
Avant la rencontre publique, je leur ai lancé plusieurs questions pour engager le dialogue sur ce thème et nous avons conversé deux par deux en marchant dans Montréal. À la suite de ces conversations, chacune a construit un récit d’une quinzaine de minutes qui a été partagé à un groupe d’une cinquantaine de personnes rassemblées pour l’occasion.
Quelle est la portée d’un geste lorsqu’il sort des formats habituels et vient étirer le temps? Comment porter en soi un tel geste et le transmettre? Comment s’extraire d’une logique d’efficacité et de productivité pour proposer un espace de rencontre ou/et de confrontation? Que se passe-t-il lorsque le geste artistique est aussi celui du corps qui travaille le silence, la vibration, l'espace et le temps?
Comment inventer des dispositifs où le·la spectateur·trice est amené·e à faire des choix, et doit s’engager physiquement et émotionnellement? Comment l’étirement du temps, l’ennui et le « non spectaculaire » ouvrent-ils de nouveaux modes de réception et de perception des œuvres? Comment des états de rêverie, de demi-sommeil ou de résistance deviennent-ils des matériaux de création? Comment est-ce que cela demande d’inventer de nouvelles façons d’être créateur·trice et d’être spectateur·trice?
Telles sont certaines des questions qui ont animé les échanges avec Sarah Dell’Ava, Soleil Launière et Csenge Kolozsvari.
Dans la version balado qui vient prolonger et éclairer ce texte, je vous invite à vous plonger dans cette Embodied Talk sur le temps étiré en art performance, qui a eu lieu un an avant le début de la pandémie, et à aller à la rencontre des voix singulières de Csenge, Sarah et Soleil. Avant de laisser le son prendre le relais des mots écrits, je voudrais rappeler que ce que nous créons ne s’invente jamais à partir d’un territoire vierge. Je tiens à remercier Loïc Touzé et Anne Kerzero de m’avoir invitée à participer au projet Autour de la table (2014) et l’artiste sonore et chercheuse Christelle Franca pour nos partages assidus à l’automne 2016. Plusieurs « fils dorés » de Embodied Talk sont issus de ces deux Terres-Sources.
BALADO
Réalisation, voix et montage : Camille Renarhd
Création sonore : Oscar Coyoli
Aide au montage : Coralie Lemieux-Sabourin
Prise de son : Shandi Bouscatier
EMBODIED TALK (mai 2019)
Facilitation : Camille Renarhd
Avec la participation de : Sarah Dell’Ava, Csenge Kolozsvari et Soleil Launière
Photographies : Dali Wu
En collaboration avec les groupes de recherche du PRint et du GRIAV
EMBODIED TALK (2016-2022)
• 2022 – Université du Québec à Montréal (UQAM), Travailleur·se (in)VISIBLE, travail (IN)VISIBLE, avec Marc Parent, Naishi Wong et Tania Goergieva
• 2019 – Université du Québec à Montréal (UQAM), Le temps étiré en performance, avec les artistes Soleil Launière, Sarah Dell’Ava, Csenge Kolozsvari, Montréal, CA.
• 2017 – Studio Élan d’Amérique, Vocal Body, avec la chorégraphe Lin Snelling, l’orthophoniste Ingrid Verduyckt et le psychologue Jean Caron, Montréal, CA.
• 2017 – Studio Élan d’Amérique, Ritual Body, avec la performeure et pédagogue Sylvie Tourangeau, la performeure Catherine Cédilot, le chercheur et artiste visuel Shandi Bouscatier, Montréal, CA.
• 2016 – University of Alberta, How to Continue to Create in a Chaotic World? avec la chercheuse et actrice Lebo Disele, le biologiste Ryan Stanfield, les chorégraphes et danseuses Su Feh Lee et Gerry Morita, Edmonton, CA.
• 2016 – University of Alberta, What’s a Body Who Lost Its Indigenous Language? avec la chorégraphe, danseuse et pédagogue Lin Snelling et la chercheuse et metteuse en scène Joëlle Préfontaine, Edmonton, CA.
SITES INTERNET
Oeuvres citées
Personnes collaboratrices
Autres lieux et groupes de recherche
Groupe de recherche interdisciplinaire en arts vivants (GRIAV)
Pratiques interartistiques et scènes contemporaines (PRint)
Rassemblement internations d'art performance autochtone (RIAPA)
Bibliographie
MONK, Meredith et Bonnie MARRANCA (2014), Conversations with Meredith Monk (1re édition), New York, PAJ Publications.
QUOIRAUD, Christine, Alix DE MORANT, Marina PIROT et Monique HUNT (2018), Le Body Weather, pratique contemporaine : un laboratoire du toucher, Patin, Centre national de la danse.
RENARHD, Camille (2021), Performance rituelle en art actuel : De l’immersion in situ à la mise en œuvre de l’acte performatif, Université du Québec à Montréal.
STENGERS, Isabelle et Frédérique DOLPHIJN (2018), Isabelle Stengers, activer les possibles, Nancy, Esperluète Editions.
- 1. Espace autonome dédié à la création et à la recherche en performance, danse et approches somatiques, que j’ai codirigé pendant sept ans à Montréal.
- 2. Événement organisé par Guy Sioui Durand, en territoire Huron, à Wendake et à Kébec.
- 3. La soirée était organisée à la Chambre blanche à Québec. La soirée s’appelait Our Land / notre terre.
Soleil Launière avait les pieds dans une bassine remplie d’huile à moteur, elle portait une robe blanche cousue à partir de vingt-cinq chemises d’hommes d’affaires de conseil d’administration, son haut et sa coiffe étaient fabriqués en sacs de vidanges noirs en plastique. Elle restera immobile pendant presque quatre heures pendant que d’autres performances se déroulent autour d’elle. À la fin, un cri libérateur l’entraîne dehors dans la rue, les traces de ses pieds tachant le sol. - 4. Dans plusieurs performances j’ai cherché à pousser les limites du corps, du temps de la représentation et de la visibilité : Liberame (2014) s’est étiré sur plusieurs jours, et je suis restée dormir, sans manger, sur les lieux de la performance jusqu’au moment de l’ouverture du festival; Voix#2 (2015) est une expérience immersive de cinq heures où les spectateur·rices entrent un·e par un·e; La Distancia que nos aproxima (2016-2019) est une expérience à la limite de la visibilité où la répétition du saut vient éprouver l’endurance du corps ainsi que celle du/de la spectateur·rice-invité·e.
- 5. Citation originale : « Time is a sculptural element in performance: you can stretch it and compress it. » (Monk en entrevue avec Marranca, 2014, p. 55).
- 6. Embodied Talk, étirer le temps : formats inusités en art performance : une collaboration avec les groupes de recherche du PRint et du GRIAV, organisée le vendredi 3 mai 2019 de 14 heures à 16 heures, au pavillon de danse de l’UQAM.
RENARHD, Camille (2022), « Embodied Talk : dispositif performatif et chorégraphie(s) de la parole », L’Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/la-ruche-article/embodied-talk-dispositif-performatif-et-choregraphies-de-la-parole