Corps féminins, corps sociaux : les personnages féministes d’Eugénie Beaudry

 

Depuis 2015, année de la présentation de la pièce J’accuse de l’autrice dramatique Annick Lefebvre, nous constatons la présence de plus en plus marquée de textes écrits par des femmes, et même de textes à caractère féministe, sur les scènes montréalaises1. Alors que le contexte social semble propice à l’émergence et à la légitimation de telles écritures – pensons notamment au mouvement #AgressionNonDénoncée en 2014, au plus récent #MeToo / MoiAussi en 2017 et à la mise sur pied du mouvement Femmes pour l’Équité en Théâtre (FET) en 2016 –, nous observons la récurrence de certains thèmes dans l’écriture dramatique féminine québécoise. La sexualité hétérosexuelle, le désir pratiquement compulsif de s’émanciper des rôles traditionnels de genre (sans pour autant y parvenir), les rapports que les femmes entretiennent avec la publicité, les médias télévisuels et la société de consommation ainsi que l’esprit de compétition qui s’immisce entre les femmes, occupent une place de choix dans les imaginaires féminins. Ainsi, malgré cette nouvelle production de textes, les autrices abordent dans une large mesure la question du corps des femmes par le truchement du « “corporéisme”, [c’est-à-dire un] ensemble de discours qui vantent le corps et sa libération » (Détrez et Simon, 2006 : 42). Ces dramaturgies marquent, du coup, une certaine re-stabilisation des normes de genre (McRobbie, 2007), en écartant la lutte politique collective au profit de la réalisation et de la valorisation individuelles. À titre d’exemple, le collectif Bye Bye Princesse, avec le spectacle Elles XXx (2014), mettait en scène des femmes aliénées par le désir masculin et par la pression sociale imposée à leurs corps féminins blancs et en santé, notamment par les représentations médiatiques. Comment oublier également Table rase, du Collectif Chiennes (2015), énorme succès populaire, dans lequel un groupe de jeunes femmes cherchent tout autant à se vautrer dans le regard masculin qu’à s’en émanciper et où l’amitié entre elles semble s’être transformée en joute malsaine? Or, « [l]e désir devrait pouvoir se penser en dehors des identités sexuelles » (2013 : 11) pour le dire à la suite d’Isabelle Boisclair et de Catherine Dussault Frenette. Il devrait pouvoir être possible d’écrire les corps féminins sans revenir constamment à l’apparence physique, aux diktats de la beauté ou encore à l’influence du regard masculin sur ceux-ci. L’autrice dramatique Eugénie Beaudry, grâce aux personnages féminins des pièces Gunshot de Lulla West (pars pas) (2011), Le trou (2014) et Simone et le whole shebang (2016), nous permet, en effet, de croire en la possibilité d’un nouvel imaginaire des corps pour la dramaturgie des femmes. Des corps dont la représentation passe par un engagement à même la textualité de la parole et dont la présence au sein du texte active une réflexion sociale au sujet des aspirations des femmes. Dans le cadre de cette étude, nous montrerons en quoi les corps des personnages féminins chez Beaudry sont en fait des corps à portée sociale, des représentations qui, en cherchant à se libérer des diverses formes d’appropriation (Guillaumin, 1992) auxquelles elles sont soumises, produisent des discours singuliers sur l’émancipation. Nous nous pencherons précisément sur les rapports corps-texte, voire les rapports corps-discours pour étayer ces réflexions. À travers une analyse chronologique des pièces de Beaudry, nous proposons trois représentations de corps sociaux : le corps en lutte pour l’affranchissement de Lulla West (Gunshot), le corps de la « nobody », porteur de mémoire, de Sara-Lee (Le trou), et, finalement, le corps vieillissant de Simone (Simone et le whole shebang) comme lieu où s’énonce une résistance à l’invisibilisation.

 

Considérations théoriques et méthodologiques

Dans la mesure où notre objectif est d’éclairer la manière dont les personnages féminins réussissent à se soustraire à des rapports inégalitaires, tout en mettant en valeur leurs aspirations liées à leur désir d’émancipation, notre démarche d’analyse s’appuiera notamment sur les concepts de sexage et d’appropriation de Colette Guillaumin (1992), de même que sur l’idée de la « conscience des dominées », telle que la formule Nicole-Claude Mathieu (2013). Puisque d’un point de vue féministe matérialiste, les hommes et les femmes sont considéré·es comme des « classes de sexe », le sexage renvoie, pour Guillaumin, à l’appropriation de la classe des femmes par celle des hommes. Plus encore, les rapports d’appropriation possèdent deux faces :

L’une est un rapport social où des acteurs sont réduits à l’état d’unité matérielle appropriée (et non de simples porteurs de force de travail). L’autre, la face idéologico-discursive, est la construction mentale qui fait de ces mêmes acteurs des éléments de la nature : des « choses » dans la pensée elle-même (1992 : 17).

Guillaumin mentionne également quatre « expressions particulières de ce rapport d’appropriation » :

(celle[s] de l’ensemble du groupe des femmes, celle[s] du corps matériel individuel de chaque femme) […] : a) l’appropriation du temps; b) l’appropriation des produits du corps; c) l’obligation sexuelle; d) la charge physique des membres invalides du groupe (invalides par l’âge – bébés, enfants, vieillards – ou malades et infirmes) ainsi que des membres valides de sexe mâle (ibid. : 19-20).

Mathieu, pour sa part, soutient que les femmes, en tant que classe, sont aux prises avec une conscience entravée par l’appropriation de la classe des hommes; que ces derniers forment « un véritable écran [pour les femmes], dans le double sens d’objet interposé dans [leur] conscience, et de surface opaque d’où [leur] est renvoyée une sorte de logique de la contradiction dans la conduite de [leur] propre vie » (2013 : 153; souligné dans le texte). Proposer ces usages théoriques dans le cadre d’une analyse de textes de fiction a pour objectif de marquer notre point de vue féministe et de souligner, surtout, la sortie de ces schèmes d’appropriation opérée par l’écriture de Beaudry. Nous effectuerons également un maillage avec une série d’autres concepts féministes utiles à chaque pièce, de manière à dégager la singularité féministe de chacune. En filigrane apparaîtra la théorie des scripts sexuels selon John Gagnon (2008 [1991]). Pour Gagnon, les scripts sont considérés comme des « comportements humains » (2008 : 58) à l’intérieur desquels existent également « les scripts différenciés du genre » (ibid. : 77). Ils tiennent des « prescriptions culturelles sur la sexualité » (ibid. : 83) et sont nourris par les institutions qui « fournissent quotidiennement des prescriptions formelles et informelles en matière de scénarios sexuels » (idem). Nous prendrons soin d’articuler ce concept aux nouvelles représentations des corps que propose Beaudry, des corps qui s’écartent, à plusieurs égards, des scripts sexuels hétéronormés. Cette réflexion féministe suivra une méthodologie de l’analyse dramatique portée principalement par la rhétorique des actants selon Patrice Pavis (2011), liée aux théories du dialogue et du discours théâtral inspirées d’Anne Ubersfeld (1991). La rhétorique des actants suppose de se référer à ce que génèrent les actions au sein du texte dramatique, de montrer comment celles-ci structurent les événement ou les situations. Il s’agit également de questionner les personnages – comment agissent-ils ou comment sont-ils agis par l’action? –, tout en appréhendant les différents rapports qui s’établissent entre eux. Il nous semble pertinent de concevoir, justement, ces actions et ces personnages comme les outils d’un argumentaire, mené par une perspective féministe. Nous nous efforcerons, enfin, d’entremêler énoncés et discours, suivant les réflexions d’Ubersfeld, au sens où nous croyons juste d’affirmer à sa suite « que tout énoncé théâtral n’a pas seulement un sens, mais un effet, ou, mieux dire, une action » (1996 : 8). De plus, ces effets nous apparaissent amplifiés dès lors que l’on explore leur portée discursive, c’est-à-dire lorsque l’on considère que les échanges entre les personnages rendent visible un discours plus large sur l’œuvre et sur le monde.

 

Gunshot de Lulla West (pars pas) : le corps en lutte pour l’affranchissement

La première pièce d’Eugénie Beaudry a été mise en scène par l’autrice et présentée à la salle intime du Théâtre Prospéro en 20112. La fable s’articule principalement autour du Gunshot de Lulla West big Band, constitué de Lulla et de Jessy, frère et sœur menant leur groupe de musique country un peu partout en Acadie, tentant d’acquérir de peine et de misère reconnaissance et notoriété. La dramaturgie de l’autrice s’impose d’abord par ses imaginaires de la langue, quelque part entre un chiac inventé et un français truffé d’anglicismes, qui s’écartent de ce que nous retrouvons sur les scènes montréalaises. Plus encore, la pièce aborde la complexité des relations familiales et les rapports de pouvoir qui circulent entre Lulla et son frère, que la première résume d’ailleurs ainsi : « Je chante, il essaie de jouer, je booke, il boit. On fait pas une cenne. Fin du scénario » (Beaudry, 2011 : 18). Jessy dépend de sa sœur pour maintenir une santé mentale équilibrée; Lulla dépend de son frère pour la poursuite de son rêve d’être une chanteuse accomplie. Entre les deux, des tensions toujours palpables et des divergences sur la manière de diriger le groupe de musique. Qui plus est, le duo est aux prises avec une mère malade sur le point de mourir, qu’ils n’ont pas vue depuis dix ans, et l’ombre d’un défunt père, vedette de musique country, dont l’auréole de popularité ne fait qu’accentuer la pression sur les jeunes musicien·nes. Pour ajouter à la complexité de ces tensions, le band fait la rencontre de David Walker, grand admirateur de la famille qui s’improvise gérant d’artistes dans l’espoir de produire un documentaire sur Lulla et Jessy. De ces relations que Lulla entretient et dont elle essaie de tirer avantage se dessinent les rapports d’appropriation dans lesquels elle est prise. Les dynamiques de la parole révèlent, dans un double mouvement, les efforts pour se déprendre de l’assujettissement et ceux pour parvenir à matérialiser ses propres aspirations. « Approprié », pourrait-on dire, par les personnages masculins de la pièce, le corps de Lulla se voit marqué par une textualité contrôlée par les hommes : par la pression mentale découlant des réminiscences et des souvenirs associés au défunt père; par la violence, physique et mentale, de son frère Jessy; ou encore par les diverses techniques de persuasion que tente David Walker.

La lecture du corps de Lulla, filtré en quelque sorte par le regard des personnages masculins, se fait donc, dans un premier temps, par des schèmes et des images imposés. Le poids mental des succès passés du père pèse lourd sur Lulla, situation que Jessy résume en disant : « Elle veut pas qu’on nous reconnaisse parce que mon père était ben connu. Elle veut se faire un nom toute seule » (ibid. : 11). Elle tente souvent de rassurer ce père, malgré son absence : « [J]e fais de mon mieux daddy » (ibid. : 52), dit-elle, dans un moment de rêverie hors du temps. C’est pour lui, on le comprend bien, pour conserver une certaine unité familiale, qu’elle maintient sa relation avec son frère. « [J]e peux pas l’abandonner » (idem), répète-t-elle à cet effet. L’ombre du père configure le corps de Lulla comme effacé, que le langage ne peut situer puisqu’il est tourné vers le don de soi, le soutien, ce qui devient encore plus apparent lorsque son frère et elle reviennent dans leur village natal pour prendre certaines décisions concernant leur mère. L’emprise paternelle, réactualisée par des retours en arrière que provoque la présence de David Walker ou d’une amie d’enfance, Rouge-gorge, opère tel un écran dans la conscience de la jeune femme et entrave sa capacité d’agir (Mathieu, 2013).

Dans un deuxième temps, Lulla et Jessy dépendent l’un·e de l’autre, comme nous l’avons précisé plus haut, mais c’est surtout le temps de Lulla, en tant qu’« expression particulière [du] rapport d’appropriation » (Guillaumin, 1992 : 19-20) qui lui est dérobé. En parlant de Jessy, elle signale à David Walker : « Tu le vois aujourd’hui. Il est calme. Il est fonctionnel. Je veux pas que ça change. […] Je nous ai buildé une vie pas pire » (Beaudry, 2011 : 23). C’est elle qui prend soin de son frère, elle qui gère le fonctionnement de leur groupe, ses déplacements, ses spectacles. Guillaumin, en ce sens, mentionne qu’« une constante proximité / charge physique est un puissant frein à l’indépendance, à l’autonomie » (1992 : 31). Pour Lulla et Jessy, cette proximité alimente la toxicité de leur lien et exacerbe les tensions entre eux. Ces tensions deviennent la source d’une violence verbale et physique qui s’abat sur Lulla. C’est la forme la plus apparente de l’appropriation de son corps qui s’incarne ici. À coup de phrases et d’expressions à caractère sexuel, telles que « Fucking whore! » (Beaudry, 2011 : 7), « Ils veulent juste te fourrer dans le cul » (ibid. : 2), ou encore par des remarques sexistes comme « Flashes-y tes boules. Oh, I forgot que t’en as pas » (ibid. : 3), « Tu es déjà pleine de cellulite » (ibid. : 20), les attaques verbales de Jessy servent à réduire sa sœur à ses seuls attributs physiques chaque fois qu’il ne peut soutenir un argument valide devant elle. Cette escalade de tension verbale culmine par un coup porté à Lulla (qu’on soupçonne visant la tête, mais cela n’est jamais explicité), ultime moyen de prendre le pouvoir sur elle. Si la scène se déroule dans une didascalie, « Lulla est au sol, inconsciente » (ibid. : 24), les propos tenus par Jessy confirment pourquoi il s’est comporté de la sorte : « Ta-bar-nac! Je lui ai tu fermé sa big fucking mouth? […] Elle me parlera plus comme “you’re my dog and shut up”. CRISS! » (idem.) La parole de Jessy agit littéralement pour faire taire Lulla, lui dérober sa subjectivité, pour que les invectives à caractère sexuel ou le geste direct de violence à son endroit produisent un marquage (Wittig, 2013), une objectivation. Jessy cherche ainsi à reformuler le comportement qu’on attend des femmes – et de leur représentation –, c’est-à-dire qu’elles soient passives, sans voix et sans capacité d’agir.

 


Gunshot de Lulla West (pars pas), avec Édith Arvisais et Mathieu Lepage. Théâtre Prospéro, salle intime, Montréal (Canada), 2011. Photographie d’Alexandre Pilon-Guay.

 

Finalement, David Walker, pour sa part, essaie d’apprivoiser Lulla par l’attitude inverse, cherchant à l’amadouer en flattant son image : « Tout le monde veut être connu » (ibid. : 18), lui dit-il, pour la convaincre de l’engager; « Vous êtes trop intelligente pour ça » (idem), poursuit-il, pour montrer qu’il ne la sous-estime pas et qu’elle pourra continuer d’émettre son opinion sur les orientations de son groupe s’il devenait leur gérant; « Jolie comme vous êtes, ça va marcher » (ibid. : 20), risque-t-il enfin, dans une ultime tentative pour soutirer son approbation. L’emprise de David Walker reste plutôt molle sur le frère et la sœur tout au long de la pièce, même s’il essaie tant bien que mal d’influencer le cours des événements à son avantage. Son objectif principal demeure de persuader Lulla que « [c]hanger de guenille pis parler au monde » (ibid. : 47) est la solution pour se faire connaître, « [qu]’il faut être accrocheur, séduire l’œil » (idem), des efforts qui demeurent vains et qui ne la convainquent guère. Motivée par un désir de reconnaissance, une quête de beauté et de séduction, en dépit du seul compliment fait à l’intelligence de Lulla, la parole de David Walker sert malgré tout à faire apparaître le corps féminin hégémonique dans lequel il souhaite enfermer la jeune femme. Cette dynamique de la persuasion à travers une rhétorique de la féminité contraignante a également pour moteur un rapport d’appropriation.

Marqué par les divers scripts sexistes que les trois personnages masculins tentent de lui imposer, le personnage de Lulla demeure néanmoins en quête d’affranchissement. Son corps, quoique constamment dessiné par des imaginaires masculins, s’esquisse aussi dans une parole de la lutte, une énonciation placée sous le signe de l’invective, qui tente de s’échapper des diverses appropriations. C’est ainsi que sa propre prise de parole sert à nommer ses aspirations, celles de l’affranchissement et de la libre conscience. Le personnage réussit à s’exclure des schèmes féminins normés qu’on tente de lui accoler, en rejetant toute forme de relation qui pourrait étouffer ses ambitions. « Je veux du respect, that’s it » (ibid. : 15), dit-elle, et cette phrase, tel un leitmotiv, éclaire les exigences qu’elle met en place tout au long de la pièce. Elle veut « se faire un nom toute seule » (ibid. : 11), réussir à mettre de l’avant son groupe de musique en dehors de l’héritage paternel qui pèse sur elle et de Jessy, puisque, de toute façon, soutient-elle, « on a besoin de personne » (ibid. : 13). Ce qui importe ici, c’est bien l’importance de se réaliser en échappant au contrôle masculin et à ce qu’il autorise, soit les images hétéronormées du couple mais aussi l’imaginaire familial auquel les femmes sont souvent attachées3. Il y a nécessité pour Lulla de ne pas avoir « d’attache » (ibid. : 19). « Une attache, c’est une jambette à ta liberté », dit Jessy en citant sa sœur (idem). C’est dans ce désir viscéral de couper les ponts avec quiconque pourrait brimer son ambition que la jeune femme s’exclut en tant que « corps féminin » normatif, ce corps vers lequel les figures masculines de la pièce tentent de la ramener. Toute seule, sans personne, sans attache, elle emploie un langage sans équivoque : le corps souhaité et la subjectivité du personnage féminin ne se montrent réellement qu’une fois « dé-saisis », pour ainsi dire, du marquage de la parole masculine. Le désir d’affranchissement de Lulla apparaît par de courtes phrases incisives (« c’est moi le boss » [ibid. : 21]), d’où émerge une intransigeance frondeuse (« Lulla West a peur de rien » [ibid. : 31]) et où les refus brefs et obstinés (« on est pas du commercial stuff » [ibid. : 14]) restent son ultime pouvoir pour échapper à cet ascendant que les autres personnages tentent d’avoir sur elle. Sa résistance à être assignée à des rôles traditionnellement féminins se voit aussi lorsqu’elle refuse de prendre soin de sa mère malade, qu’elle considère comme rien de moins qu’un « tas qui pue » (ibid. : 40). En se détournant de cet impératif, le personnage de Lulla nous dit qu’il est possible de se soustraire à cette obligation de soigner, de donner de l’attention ou de nourrir les autres (Haicault, 2000). Dans ce travail du care qu’elle ne performe pas, envers sa mère de surcroît, elle offre une lecture plus radicale des corps féminins et nous force à nous questionner sur nos a priori concernant ces archétypes en scène. C’est par la prise de parole que l’on observe, finalement, le déplacement du corps féminin de Lulla vers des aspirations nouvelles. Un corps féminin qui apparaît, marqué par les attaques verbales de la part des personnages masculins, mais qui s’esquive, se défile par la confrontation. Portée par ses ambitions personnelles, Lulla devient insaisissable dans son image physique. En échappant aux traditions genrées, elle nous échappe aussi, par moments, dans sa lecture. C’est dans une parole, donc une conscience, pourrions-nous dire, dans une vision d’un corps plutôt que dans une forme tangible, que se dévoile à certains égards le personnage de Lulla West.

 


Le Trou, avec Édith Arvisais et Joseph Bellerose. Théâtre Prospéro, salle intime, Montréal (Canada), 2014. Photographie de Marie-Ève Desroches.

 

Le trou : la « nobody » porteuse de mémoire

La seconde pièce de Beaudry, présentée également dans une mise en scène de l’autrice à la salle intime du Prospéro en 2014, s’ouvre sur Sara-Lee Boucher, plongée dans le trou – qu’on imagine immense – qu’elle s’affaire à creuser dans son sous-sol. À la recherche de souvenirs et d’objets de toutes sortes pour mettre en valeur Gagné City, son village natal, une petite bourgade industrielle du nord de l’Ontario, Sara-Lee projette d’ouvrir un « musée-pour-la-souvenance-de-l’incendie-qui-a-failli-détruire-Gagné-City-en-1914 » (Beaudry, 2014 : 19). Dans l’espoir d’attirer des visiteur·trices, elle se prépare à donner une conférence de presse pendant laquelle elle présentera son projet à la communauté. Sara-Lee, pourtant, n’est pas sortie de sa maison depuis quinze ans, puisqu’elle a « peur du monde. Peur de toute » (ibid. : 20). C’est pourquoi Jo, son seul ami et ancien représentant syndical de l’usine de pâtes et papiers du village, et son père, l’ancien maire du village et directeur de l’usine, lui cachent ce qui s’apprête à se produire : le village est sur le point d’être fermé définitivement, les habitant·es l’ayant déserté depuis de nombreuses années, les maisons ayant été rasées une à une. Ne reste que la sienne à être évacuée, maison qu’elle habite avec son père vieillissant et en perte d’autonomie. Sara-Lee vit donc en partie dans un monde révolu, en s’inspirant de ce qu’elle voit à la télévision, continuant de croire que sa communauté se remettra enfin de l’incendie et de la fermeture de l’usine qui fut jadis un joyau de Gagné City.

Les mécanismes d’appropriation qui influent sur les personnages féminins sont plus diffus dans Le trou, ce qui, de manière positive, laisse davantage de place à la représentation des diverses formes d’émancipation. Si Sara-Lee peut s’arracher, sur le plan individuel, à l’appropriation que l’on fait des corps féminins en termes de temps, d’obligation sexuelle, et de charge mentale et physique des autres, elle se trouve cependant empêchée d’accéder à la véritable situation qui se déroule à Gagné City. Sara-Lee rencontre une forme d’appropriation dans la « limitation des connaissances sur la société » (Mathieu, 2013 : 142) imposée par son père et Jo, lesquels craignent qu’elle ne survive pas si elle apprend la vérité au sujet du démantèlement du village (la fin de la pièce leur donne malheureusement raison). Malgré cette contrainte, Sara-Lee se rapproche davantage d’une émancipation parce qu’elle vise en permanence des aspirations collectives. C’est ainsi qu’elle apparaît comme corps social dans sa manière d’incarner la résistance face à la détérioration des héritages et des territoires. D’une part, elle s’inscrit dans la filiation de ce que Christine Détrez et Anne Simon appellent « les petites filles étranges » (2006 : 92), et d’autre part, elle appartient à ceux et celles qu’elle nomme « la race des nobodys » (Beaudry, 2014 : 41). Ces deux formes de corporéités nouées lui servent et la guident vers un seul désir : celui de garder vivante la mémoire de Gagné City, parce que « [c]’est important… la ville… les ancêtres… […] faut pas que ça disparaisse » (ibid. : 47). D’abord un corps dans l’action, Sara-Lee creusant pour déterrer des souvenirs, elle devient un corps immobile dans la seconde partie de la pièce, alors qu’elle se cimente dans le trou pour ne pas avoir à quitter sa maison. Pour Détrez et Simon, les représentations dans la littérature des « petites filles étranges » sont celles dont les corps portent un message politique, détruisant l’image de la petite fille traditionnelle pour devenir une « petite fille mal modelée » (2006 : 93). Le personnage se présente ainsi : « Sara-Lee Boucher je suis handicapée je boite c’est la première chose que les gens remarquent. C’est ça qui est ça » (Beaudry, 2014 : 2). Cette définition d’elle-même l’exclut d’une appropriation individuelle par les schèmes traditionnels de la féminité, tout en « remet[tant] en question l’idée selon laquelle une corporéité inhabituelle serait foncièrement inférieure4 » (Garland-Thomson, 2013 : 337). Elle se pose ainsi dans une lecture sans conteste, non pas pour être prise en pitié, ou considérée comme différente, le « c’est ça qui est ça » intransigeant en fait foi, mais pour apparaître plus forte, avec et grâce à ce corps : « Je suis construite tout croche, comme une maison sur une fondation pourrie ça fait pas de moi une mauvaise personne je compense par un sens de la répartie pétillant. Vous pouvez me parler comme à une personne normale » (Beaudry, 2014 : 2). L’horizon d’attente de la pièce, du devenir-corps de Sara-Lee, tient dans cette réplique. Par cette description d’elle-même, elle soutient ne faire qu’un avec cette maison de laquelle elle n’est pas sortie depuis quinze ans, plaçant ainsi son corps « mal modelé » en adéquation avec cette maison à la charpente instable mais pourtant toujours debout. Le corps social de Sara-Lee, « petite fille étrange », devient visible dans un discours de résistance à l’effacement, effacement des corps inhabituels tout autant que de la mémoire du petit village qu’elle tente de sauvegarder.

De plus, les personnages féminins dans Le trou, par la singularité de leur prise de parole et leurs interactions, activent un discours social qui prend sa source dans les rapports entre corporéité individuelle et corps collectif. Il est pertinent d’analyser les relations qui unissent Sara-Lee aux deux autres personnages féminins pour comprendre cette appartenance à la « race des nobodys » (ibid. : 41). Les corps de Pauline, amie d’enfance devenue politicienne, et de Johanne, une voisine et ancienne travailleuse d’usine, qui, elle aussi, s’oppose au démantèlement du village, sont significatifs dans ce qu’ils disent de la situation sociale de chacune et dans leur appropriation collective. Sara-Lee refuse que les gens du village soient considérés comme « des pions qu’on peut bouger à tout bout de champ! » (idem.) Quand elle comprend que sa maison sera démolie, elle choisit de devenir une « [i]cône de la guerre contre la destruction de la race des nobodys par le gouvernement! » (idem.) Pion, nobody, dépossédée d’elle-même en quelque sorte puisqu’elle s’associe étroitement à sa maison et à son village, Sara-Lee nomme l’effacement auquel elle fait face dans un langage pratiquement militant. Des nobodys, des sans corps, invisibles, inutiles et jetables, telle est la position sociale qu’elle occupe face au gouvernement. Sans corps, ici, veut aussi dire sans corps désirable, productif et producteur de force de travail. Sara-Lee et son père incarnent ces nobodys, elle avec sa santé mentale précaire et sa claudication, lui en fauteuil roulant, vieillissant et malade. Un nobody, aussi, le personnage de Johanne, cette voisine qui a travaillé pendant de nombreuses années à l’usine de Gagné City avant que celle-ci ne soit fermée. Johanne représente ces femmes, ces travailleuses des classes populaires qui ont tout donné pour leur communauté : « J’ai élevé mon gars ici, j’ai toujours vécu ici, ma famille vient d’ici. Pis là tout le monde est éparpillé à se chercher des jobs comme des zombies. J’ai 50 ans, qui c’est qui va m’engager, moi? » (ibid. : 34.) Le personnage nomme l’âgisme et le classisme qui lui bloquent l’accès à une vie meilleure. Johanne, dont le corps est considéré nuisible, pris entre deux âges, aspire pourtant à devenir chanteuse, mais son avenir est brouillé par un contexte social sombre et incertain. Sara-Lee et Johanne, zombies dans l’errance sociale et financière, sont tout autant appropriées collectivement qu’exclues de la vie sociale avec leur corps considéré comme atypique par une société néolibérale, axée sur le mieux-être et la performance. Mises côte à côte, les dénonciations de Sara-Lee et de Johanne mettent en fiction ce que Guillaumin appelle « la colère des opprimées » (1992 : 219). C’est le personnage de Pauline, jeune « présidente du comité de relance de Gagné City » (Beaudry, 2014 : 30), qui leur renvoie l’image de leur inadéquation dans ce système, et c’est vers lui qu’elles dirigent leur colère et leurs revendications. Pauline incarne en effet la figure du pouvoir et de l’ambition conjugués au féminin. Contrairement aux deux autres personnages, cette féroce politicienne en devenir ne souhaite pas remettre Gagné City sur pied – malgré ce qu’en dit son statut – ni même conserver vivant son patrimoine. Dans une allocution qu’elle offre à la télévision, elle est catégorique :

Les maisons vides et l’usine seront démantelées et recyclées. Par conscience écologique, nous mettrons tout en œuvre pour souffler un grand vent de nouveau comme si rien ne s’était jamais passé ici […]. En gros : everything will be destroyed. Tout le monde est ben content. Il y a un petit peu de moi là-dedans. That’s it (ibid. : 30-31).

Passer à autre chose, donc, effacer le travail et l’existence des précédentes populations, tel est l’objectif de la politicienne. En réponse à ce tabula rasa de Pauline, Sara-Lee, à la manière d’une tragédienne, les deux jambes immobiles dans son trou qu’elle a rempli de béton, lui livre un plaidoyer pour la souvenance et la conservation des territoires :

Tu t’en fous de démolir la place où t’as grandi comme effacer toute pis repartir de rien quand le monde va te demander d’où tu viens à tévé, tu vas être fière de leur dire « de nulle part »? D’un terrain vague? Hein? […] Je veux vivre, mais je veux vivre ici. Je suis bien ici! À creuser mon trou (ibid. : 49).

Les jambes coincées dans le sol de sa maison, Sara-Lee résiste, par son immobilisme, à la démolition de son propre héritage, son corps dressé contre cet idéal de renouveau qui engloutit le passé des lieux. Elle devient, ni plus ni moins, cette maison croche à laquelle elle s’identifiait au début de la pièce, avant d’y être engloutie par un camion venu l’anéantir.

De ces personnages en confrontation, exprimant refus et dissidence, peu importe leur position sociale – malade, chômeuse, politicienne – surgit un discours où les représentations du corps sont liées à celles du village; discours de la mémoire avec Sara-Lee, de la continuité et de la durée avec Johanne, puis du rejet et de la réinvention avec Pauline. Apparaissent, dans ces interactions, les aspirations de chacun des personnages féminins, dès lors désaffiliés des schèmes corporels traditionnels. Le rapport à la féminité et à la sexualité chez les personnages féminins n’est pas, ici, une donnée pertinente pour l’analyse de leur représentation. En tant qu’entités sociales, elles mettent plutôt le commun (ou sa critique, en tout cas, selon le point de vue de Pauline), voire le politique, au centre de leurs échanges. Par leurs paroles et leurs actions orientées vers le village, elles nous offrent des corps autres, des représentations et des désirs sans aucun doute plus diversifiés, et la possibilité d’un théâtre autre, aussi, pour les femmes.

 

Simone et le whole shebang : le corps vieillissant comme lieu d’énonciation de la résistance à l’invisibilisation

La troisième pièce d’Eugénie Beaudry a été mise en scène par Jean-Simon Traversy à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier en 2015 et a valu à l’autrice une nomination pour le prix Michel-Tremblay l’année suivante. Nous y retrouvons Simone Bécaud, une actrice québécoise aux prises avec un stade précoce de la maladie d’Alzheimer, nouvellement installée dans une maison de retraité·es à Fort McMurray. Elle y fait la rencontre de Jessy White, le même que dans Gunshot de Lulla West (pars pas), devenu vieux cowboy revanchard et nostalgique. Grâce au personnage de Simone, ce texte de Beaudry offre une réflexion politique sur le sujet du corps féminin vieillissant, un corps qui dans le contexte néolibéral et capitaliste se démarque en ne répondant pas aux impératifs de jeunesse, de performance sexuelle et d’épanouissement attribués bien souvent aux personnages féminins. Simone s’inscrit plutôt en porte-à-faux à l’âgisme de la société (Henneberg, 2004), à cette valorisation de la femme de carrière (Harris, 2004), de la mère parfaite (McRobbie, 2013; 2015) ou encore de la jeune fille en vogue (Harris, 2004; Sands, 2012). La représentation de la femme âgée, dans ce cadre-ci, forme plutôt un rempart contre l’appropriation et la marchandisation du corps des femmes, tout en dessinant des formes de résistance face « aux représentations négatives du vieillissement » (Donnio, 2016 : 1). La perte de mémoire graduelle, le combat pour conserver son autonomie, la peur de l’abandon et de la solitude, de même que la défaillance de son corps, caractérisent le personnage de Simone (magnifiquement interprété en 2016, il faut le mentionner, par l’actrice Louise Bombardier).

Par le prisme du vieillissement, Beaudry convoque à nouveau les thèmes de la mémoire et de la nostalgie. Ceux-ci nous permettent de réfléchir à des formes de discours et de représentations moins normatives, dans une mise en récit qui s’efforce de contrecarrer le « sentiment d’inutilité » ressenti par les femmes âgées, comme le soulignait à juste titre Louise Bombardier dans un entretien (dans Garneau, 2016 : 49). De plus, en donnant voix à cette figure de la femme vieillissante, l’autrice offre une vision plurielle du corps féminin, notamment grâce aux stratégies dont se sert Simone pour négocier autrement certains rapports d’appropriation. Ces derniers se tissent avec Jessy, mais aussi avec sa fille, Simone-Alice, et c’est dans la conscience qu’elle tire de son état de santé, en (se) jouant de sa condition par moments, que Simone peut échapper à l’appropriation. Ces stratégies laissent également entrevoir la capacité d’agir du personnage comme une source d’émancipation.

La rencontre incongrue entre Simone, atteinte de la maladie d’Alzheimer, et Jessy, aux prises avec une étrange « maladie de muscles » (Beaudry, 2016 : 62), met de l’avant la dégénérescence du corps et de l’esprit, tout en révélant la délicate solidarité qui en résulte. Dans une scène où Simone se retrouve coincée dans une salle de bain, Jessy est au même moment immobile dans la baignoire, incapable de s’en extirper. Il demande alors l’aide de Simone, qui, confuse, ne sait plus, de son côté, comment ouvrir la porte :

SIMONE. – Je ne suis pas vieille.

JESSY 70 ANS. –  Come on. Je suis un old cowboy. T’es une crazy old bitch. On dguéri pas de t’ça.

SIMONE. –  Je ne fais pas mon âge. Tout le monde / le dit.

JESSY 70 ANS. – Tu peux plus porter de rase-plotte. Tu peux pas décider de quoisse tu veux. Too bad.

[…]

Simone tente d’ouvrir la porte, mais elle ne semble même plus savoir se servir d’une poignée.

JESSY 70 ANS. –  Gar’ si t’as l’air folle […].

SIMONE. – Fermez donc votre… votre

JESSY 70 ANS. – T’es stuck devant une poignée de porte. I’m telling you. / T’es finie.

Simone se précipite sur Jessy et tente d’enfoncer sa tête dans le bain.

SIMONE. – Allez-vous fermer votre gueule! Je ne suis pas finie! Je ne suis pas vieille. J’ai ma carte opus. J’ai fait le front page du Elle Québec avec Patricia Paquin. Je n’ai pas d’affaire ici, moi, je suis parfaitement autonome. Je sers encore à… Je joue des… Je suis Simone Bécaud, tabarnac! Simone / Bécaud (ibid. : 29-31).

Cet échange de répliques fait ressortir la mise en relation de l’état d’esprit confus de Simone avec ses grands moments de lucidité, rendant ainsi perceptibles ses tentatives d’autonomie corporelle et sa prise de conscience liée à sa situation. Le combat entre l’esprit défaillant et le corps qui se braque contre les commentaires sexistes et âgistes montre la résistance à l’œuvre dans cette représentation du vieillissement. Devant les « crazy old bitch » et les « T’es finie » de Jessy, le corps de Simone se manifeste dans une performativité de la parole. Elle confronte d’abord les assignations aux stéréotypes par des négations (« Je ne suis pas vieille », « Je ne fais pas mon âge », « Je ne suis pas finie »), dans une sorte de jeu questions-réponses qu’elle essaie de gagner face à Jessy. Puis, alors qu’elle tente physiquement de le faire taire dans la baignoire, la parole devient littéralement agissante. Simone se relève des insultes et apparaît avec ces « J’ai », « J’ai fait », « Je sers », « Je joue » et, finalement, « Je suis ». Ces mots qui jaillissent lui servent tout autant à s’affirmer qu’à s’incarner telle qu’elle se perçoit, capable momentanément de se ressaisir au prisme de ses identités. Ici, c’est bien le dire qui redresse le corps vacillant, l’affirmation de la capacité d’agir de Simone qui lui permet d’affronter les insultes de Jessy. Finalement, sa lucidité en partie retrouvée, elle déclare sans équivoque « Je suis Simone Bécaud tabarnac », et balaye d’un coup ce à quoi le vieux cowboy voulait la rabaisser. Elle établit ainsi cette exigence de respect sur laquelle se construit leur amitié et leur complicité tout au long de la pièce.

L’usage que fait Simone de son état de vacillement pour conserver la capacité d’agir qui lui reste face à sa fille, Simone-Alice, est également d’intérêt. Au début de la pièce, Simone refuse que sa fille, femme d’affaire toute investie dans son projet de fécondation in vitro, l’installe au centre de personnes âgées sous prétexte qu’elle ne serait plus en mesure de s’occuper d’elle-même. Simone la soupçonne d’ailleurs de lui avoir caché ses réelles intentions : « Ça fait combien de temps que tu planifies ton coup? […] Il n’en est pas question […]. C’est malhonnête […]. Tu me prends pour une vieille truite sénile » (ibid. : 15-16). Ainsi, elle refuse d’accepter sa situation – être « placée » dans un centre pour personnes âgées – parce qu’y acquiescer reviendrait à prendre conscience de sa condition mentale, ce qu’elle n’est pas prête à faire à ce moment de la pièce. Plus tard cependant, après sa rencontre avec Jessy, elle se servira de la perception que Simone-Alice a de son état – qu’elle est confuse et en perte d’autonomie – pour tenter de rester au centre, puisqu’elle se sent plus près de Jessy que de sa fille :

SIMONE. – Comment il s’appelle le centre où vous m’amenez?

SIMONE-ALICE. – C’est pas un centre, c’est chez moi, / maman.

SIMONE. – Vous vous appelez comment?

SIMONE-ALICE. – C’est Simone-Alice, maman, ta fille?

SIMONE. – Et le centre où vous m’emmenez, comment ça s’appelle?

SIMONE-ALICE. – Maman, calvaire, tu me niaises-tu? Je viens de / te dire…

SIMONE. – …je… Je suis fatiguée.

SIMONE-ALICE. – Faque je vais annuler ta chambre / ici, pis…

SIMONE. – Non! (ibid. : 52-53.)

En jouant avec sa condition physique, Simone révèle que des parcelles de lucidité l’habitent encore et qu’elle peut s’en servir pour freiner l’infantilisation à laquelle sa fille la soumet. Qui plus est, manipuler sa propre maladie lui confère un pouvoir supplémentaire, sur elle-même et son propre parcours de vieillissement, et ce rapport ludique à sa situation lui redonne confiance en ses moyens physiques.

C’est le cas aussi quand elle fait croire à Jessy qu’elle ne le reconnaît plus lorsqu’ils essaient de faire l’amour (ibid. : 75-76). Dans ce cas-ci, le jeu avec la perte de mémoire se retrouve au même pied d’égalité que d’autres petits désagréments que vivent les deux personnages pendant leurs ébats : recherche du langage approprié pour dire ce qu’ils aiment, douleurs au corps et gêne de la première fois. À plusieurs reprises, le texte indique « Ils rigolent », montrant ainsi une représentation de la sexualité où les corps sont libres et décomplexés, où même l’esprit défaillant de Simone peut y trouver un peu de plaisir.

Les états physiques et mentaux de Simone varient selon les scènes et cette variabilité donne à réfléchir à la « diversité des formes du vieillir des femmes » (Membrado, 2013 : 8) dans leur complexité et leur singularité. Les stéréotypes et préjugés auxquels fait face le personnage, sa propre lutte intérieure entre le ralentissement de son corps et son désir d’autonomie, apportent nuances et finesse à cette représentation. Dans la scène où Simone et Jessy se trouvent dans un bar (Beaudry, 2016 : 59), buvant quelques verres, écoutant de la musique et se racontant des souvenirs, Simone n’apparaît pas comme un « problème social » (Membrado, 2013 : 8) dont il faudrait s’occuper, telle que se la représente sa fille. En insérant un souvenir rappelant le moment où la maladie d’Alzheimer a frappé Simone – ce qui coïncide avec sa mise à l’écart de la vie artistique –, la scène met plutôt en lumière la façon dont la société construit les femmes artistes vieillissantes comme des problèmes à écarter de la vie publique :

JESSY 35 ANS. – On est back dans ses memorys, OK, ousque toute a commencé à backflipper dans son brain : (Jessy 35 ans annonce, sur une musique de circonstance;) « Mesdames et messieurs, la gagnante pour la catégorie rôle principal féminin dans une télésérie dramatique est remis à… »

Simone se rend à la scène pour prendre son prix.

SIMONE. – Merci! Ça fait chaud au cœur! […]

[…]

SIMONE-ALICE. – (Elle laisse un message téléphonique) Allo maman… C’est moi. Je t’ai vu [sic] à la télé hier soir. Les Gémeaux. T’es venue chercher un prix […]. Tu t’es pas aperçue que c’était pas ton nom? (ibid. : 63-64.)

Ce court segment nous permet d’entrevoir « deux représentations liées du temps » (Rannaud, 2020 : 155) qui définissent, d’une part, le parcours d’actrice de Simone, et d’autre part, l’évolution de sa maladie et de son état physique : « le temps collectif, celui d’une génération ayant connu les mêmes visages, les mêmes événements, le même mouvement au sein de l’espace social […]; et le temps individuel, plus particulier, mis au service des tentatives de distinction entre les membres d’un même groupe » (ibid. : 155-156). C’est ainsi que le souvenir du gala, du prestige qui y est associé et la reconnaissance accordée par le milieu artistique dessinent le « temps collectif » auquel a appartenu Simone, alors que le « temps individuel », lui, se révèle dans les premiers signes de la maladie d’Alzheimer et le malaise qu’a suscité l’arrivée de Simone sur scène alors qu’elle n’était pas la récipiendaire du prix. La gêne perceptible dans la réplique de Simone-Alice, c’est celle de toute une communauté face au vieillissement des femmes, un embarras qui justifie leur effacement de la scène publique et artistique. Cette intrication des temps, entre la soirée au bar et celle du gala, rend compte de la non-linéarité du parcours de vieillissement de Simone et accuse du potentiel émancipateur derrière cette représentation du vieillir des femmes.

 


Simone et le whole shebang, avec Louise Bombardier. Théâtre Denise-Pelletier, salle Fred-Barry, Montréal (Canada), 2016. Photographie de Maxime Cormier. 

 

Enfin, Beaudry met en texte une représentation de la « déprise » conjuguée au féminin à travers le personnage de Simone, qui consiste à « conserver au mieux l’identité que l’on s’est forgé tout au long de l’existence[,] […] à déployer de véritables stratégies de reconversion qui sont aussi un moyen de sauvegarder son intégrité devant l’irréversibilité du temps (Membrado, 2013 : 11-12; souligné dans le texte). En refusant d’aller vivre chez sa fille, en choisissant de demeurer au centre de personnes âgées, Simone démontre qu’elle priorise, finalement, sa relation d’amitié avec Jessy et plus encore ce qui lui reste d’autonomie. Elle préfère continuer à rire de ses pertes de mémoire et de la sénescence de son corps avec quelqu’un partageant, dans une certaine mesure, les mêmes expériences qu’elle. En continuant à être cette femme expressive et coquette, elle tente de reconvertir ce qui a jadis fait d’elle une vedette et qui lui assure, encore aujourd’hui, une certaine tranquillité d’esprit. La déprise permet finalement le rejet de l’appropriation sociale des corps féminins vieillissants par une société axée sur la santé et la performance (ici représentée sous les traits de Simone-Alice), et trace ainsi les contours d’une représentation féministe nuancée des femmes âgées.

 

Une trilogie qui se défait des assignations

Les trois textes de Beaudry se déclinent en une trilogie, en un ensemble fictionnel qui propose d’inscrire les personnages féminins en décalage aux diverses formes d’appropriation auxquelles ils sont trop souvent ramenés et qui s’efforce de porter ailleurs leurs aspirations. Lulla West embrasse son rêve de chanteuse country par-delà les exigences familiales et par-delà les attentes stéréotypées qu’on lui impose; Sara-Lee, avec son handicap, ses insécurités émotives et sa situation sociale précaire, lutte pour maintenir en vie la mémoire de son village natal; Simone, avec ses fragments de souvenirs et son corps fragilisé par le temps, refuse l’effacement qui la guette en protégeant dans la joie ses quelques moments de complicité avec Jessy. Ces figures féministes se démarquent des corporéités plus normatives par la manière dont leur parole, qui s’active sans cesse en nommant et en résistant à l’appropriation, nous invite à réfléchir à des questions sociales et politiques qui débordent de leur simple présence corporelle. Pierre Popovic souligne, à juste titre, que

[l]’émergence des représentations sociales et leur concaténation en fictions latentes […] se font en réponse à une réalité sociale concrète, faite d’actes, de faits, de violences, d’événements, de changements constants. […] Les êtres humains fabriquent des représentations pour donner sens à cette vie sociale (Popovic, 2008 : 25).

Ainsi, le théâtre de Beaudry nous offre la possibilité de problématiser l’imaginaire social d’un point de vue féministe, un imaginaire social dans lequel les femmes ne sont plus les faire-valoir des hommes, mais bien des êtres humains entiers dont les paroles et les actions influencent le cours de l’histoire. À travers sa dramaturgie, l’autrice suggère des avenues d’actions et de réflexions alternatives, et détourne nos attentes habituelles sur les représentations des femmes et des féministes en société. Du même coup, elle confirme que ces dernières peuvent s’imposer autrement, dans le théâtre québécois, et transgresser le corps (du texte) que nous attendons d’elles.

 

Nous voudrions remercier Eugénie Beaudry de nous avoir donné accès à ses textes non publiés et pour les discussions que nous avons eues au fil des ans à propos de son œuvre et de son processus de création. Nous tenons également à remercier Maude Lafleur pour ses recommandations de lecture ainsi qu’Ariane Gibeau pour sa relecture attentive.

 

Image de couverture : Simone et le whole shebang, avec Louise Bombardier. Théâtre Denise-Pelletier, salle Fred-Barry, Montréal (Canada), 2016. Photographie de Maxime Cormier. 

 

Bibliographie

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WITTIG, Monique (2013 [2001]), La pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam.

  • 1. Les femmes du Collectif Chiennes (Table rase), de Bye Bye Princesse (Elles XXx), du Théâtre de l’Affamée (Chiennes, Guérilla de l’ordinaire), Rébecca Déraspe (Gamètes), Nathalie Doummar (Coco), Catherine Chabot (Dans le champs amoureux, Lignes de fuite), Catherine Léger (Baby-sitter, Filles en liberté) et Rachel Graton (La nuit du 4 au 5), pour ne nommer que celles-ci, ont toutes présenté leurs pièces au cours des quatre ou cinq dernières années.
  • 2. Nous sommes consciente que la date de production de la pièce précède de quelques années la période « d’éclosion », pourrions-nous dire, de cette « nouvelle vague féministe » dans le théâtre québécois. Ceci prouve, en quelque sorte, que ladite « vague » est générée par un mouvement de fond qui, nous le croyons, ne s’est jamais tout à fait calmé depuis les années 1970.
  • 3. Imaginaire de l’épouse, de la mère et même celui de la fille. Voir à ce sujet Smart, 1988. Pour ce qui est des imaginaires des rapports mère-fille, voir Hains, 2010.
  • 4. « challenging the premise that unusual embodiment is inherently inferior ». Cette citation en anglais a été traduite par nos soins.

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