« Spectaculeux » : diversifier et déhiérarchiser les regards sur le spectacle

  • DUBOUILH, Sandrine et Pierre KATUSZEWSKI (dir.), « Observer le théâtre : pour une nouvelle épistémologie des spectacles », Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, « Universcènes », 2022, 254 p.

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    Premier volume de la collection « Universcènes » des Presses Universitaires de Bordeaux, Observer le théâtre : pour une nouvelle épistémologie des spectacles est le fruit du colloque éponyme organisé en 2016 sous la direction de Sandrine Dubouilh et Pierre Katuszewski. Dans un contexte où, selon les deux directeur·trices, l’interprétation tend à précéder l’observation,

    [l]e verbe « observer » est choisi à dessein pour établir un parallèle avec les sciences de l’observation, placer les événements spectaculaires, passés ou présents, sous la lame du microscope et valoriser ainsi l’observation factuelle comme préalable à l’analyse, ceci afin de confirmer la diversité des outils aujourd’hui à notre disposition pour appréhender les œuvres (5).

    L’observation est d’emblée posée comme thème structurant du livre, qui vise aussi bien à « réhabiliter la légitimité du spectacle et du spectaculaire dans les études théâtrales1 » qu’à « revaloriser les techniques qu’il s’agit […] d’observer et de comprendre » (7). Au-delà de ce double objectif, l’ouvrage concourt à renouveler le regard porté sur les spectacles « faisant école », dont il actualise dans un même mouvement le corpus. Devant le cloisonnement des différentes arènes consacrées aux arts vivants à l’échelle mondiale (dont les traditions et langues sont diversifiées) et la multiplication actuelle des pratiques, centres, groupes et laboratoires de recherche, la publication d’un ouvrage de synthèse tel que celui-ci constitue un événement important.

    Observer le théâtre regroupe les textes de quelque dix-neuf contributeur·trices issu·es d’horizons artistiques et théoriques variés, textes regroupés en trois parties et qui placent le·la lecteur·trice devant un paysage d’un foisonnement réjouissant et fructueux. La première partie se concentre sur les questions soulevées par « le statut d’observateur de l’événement spectaculaire » (10) et la reconstitution d’événements éphémères. La seconde aborde l’étude de « formes spectaculaires rituelles et codifiées, du passé, et […] des formes contemporaines atypiques, mésestimées et incomprises » (85). La troisième vise à éclairer ce que peuvent apporter d’autres sciences à l’analyse des arts du spectacle.

     

    Épistémologies en mutation

    Les six textes formant la première partie de l’ouvrage, intitulée « Observer un art éphémère et performatif : qu’observe-t-on? Avec quels outils? Quelles méthodes? », peuvent tout à fait être lus comme trois dyades thématiques et conceptuelles. La première, composée d’un premier texte rédigé par Guy Spielmann et d’un second par Arianna Beatrice Fabbricatore, engage un questionnement de fond sur le rapport que nous entretenons avec les faits et les données d’analyse. Spielmann aspire à développer une « histoire événementielle des spectacles du passé », qu’il nomme « spectaclologie »; celle-ci « s’intéresse à l’événement dans son irréductible spécificité, pour tenter d’en établir le sens et l’effet dans le contexte originel de son déroulement » (21). Pour l’auteur, la valeur événementielle d’un texte tiendrait à sa fonction et à sa relation avec les autres composantes de la « séance » bien plus qu’à une valeur esthétique (subjective) : la signifiance de l’événement serait liée à sa « valeur politique » (23). Le second texte, s’il ne répond pas aux arguments formulés par Spielmann, n’en propose pas moins des idées qui lui sont conceptuellement opposées. Fabbricatore se fonde en effet sur l’approche herméneutique pour fustiger le « mythe de l’objectivité » et défendre la « primauté de l’interprétation sur les faits » (28). Le principe fondamental que l’autrice développe s’appuie sur la pensée de ce que l’œuvre « pouvait être » plutôt que de « ce qu’elle était » (30). Une conversation théorique émerge donc de cette première dyade, leur lien thématique nourrissant la réflexion existante sur la pérennité des spectacles du passé et les modalités d’interprétation des traces qu’ils laissent (ou ne laissent pas).

    La seconde dyade, composée d’un article de Véronique Muscianisi et d’une contribution de Thomas Bruckert, élabore deux rapports imaginaires à la chair et à l’importance de celle-ci dans les méthodologies fondées sur l’observation. La première développe une approche ancrée dans l’observation participante (OP) applicable à l’étude des arts vivants (dans ce cas précis, la danse), alors que le second prend en considération cinq figures ayant fait le choix de ne plus aller au théâtre (Roland Barthes, Stéphane Mallarmé, Gilles Deleuze, Maurice Maeterlinck et Edward Gordon Craig), pour évaluer ce que leurs discours peuvent nous apprendre sur notre rapport au théâtre et à la représentation. L’OP favorise selon Muscianisi une recherche incarnée, ce qui incite à interroger la notion même de public en art, puisqu’à partir du moment où l’observateur·trice entre en salle de répétition, la pratique artistique se voit renouvelée dans son statut par la relation de spectation qu’il·elle établit. L’enjeu englobant chez Bruckert est plutôt celui d’un rapport à construire avec « l’autrui, l’ailleurs ou l’autrement » (57), entre le rejet d’une « tyrannie du sensible » (53) et la nécessité d’un théâtre informé, « plus un mode opératoire qu’un art d’organiser et de disposer la matière à proprement parler » (57; souligné dans le texte). C’est dès lors la survivance du « mythe du vivant2 » comme fondement ontologique du théâtre qui est mise en jeu.

    La dernière dyade de cette première partie concerne le fonctionnement des dispositifs scéniques. Le texte d’Emmanuel Cohen s’appuie sur la communication pour examiner les dispositifs qui forcent les spectateur·trices à s’observer mutuellement. Ces situations en viennent à générer des dynamiques de spectation complexes où le ludisme se conjugue fréquemment à la surveillance. L’article déconstruit certains présupposés coriaces quant à un prétendu engagement citoyen accru par les dispositifs qui visent à produire un effet immersif, le fonctionnement de ceux-ci relevant au demeurant de dynamiques communicationnelles beaucoup plus nuancées. Il montre bien que l’esthétique d’un spectacle est insuffisante pour établir un effet de réel sur le public, tout comme elle ne saurait à elle seule déterminer la force de son propos. La spectation se jouerait plutôt au niveau de la dynamique entre les corps sensibles, le dispositif actualisant un discours et une relation. En s’appuyant sur les Game Studies et une approche formelle, Izabella Pluta poursuit dans la voie des dispositifs scéniques par le biais d’une exploration de la forme appelée « Game-Theatre ». Cette forme renvoie aux formes théâtrales qui se revendiquent d’un rapport explicite avec le jeu vidéo, où la posture de spectation se rapproche de celle du gaming. La démarche techniciste et formelle que Pluta privilégie rend son discours aisément applicable à l’analyse d’œuvres et à leur production, ce qui en fait un texte d’une grande utilité méthodologique.

     

    Sortir des angles morts

    La seconde partie porte le titre « Observer ailleurs : que nous enseigne l’étude de formes mineures ou d’objets spectaculaires jugés illégitimes ou étrangers à notre tradition? ». Composée de cinq études de cas, elle met en jeu un corpus stimulant et moins fréquenté par la recherche en français. Situé à mi-chemin entre le théâtre et la danse, le bharata natyam s’inspire du traité dramaturgique majeur Natyasastra3. Bien que son apparition soit ancienne, cette pratique chorégraphique sud-indienne reste « l’une des formes spectaculaires les plus représentées sur la scène actuelle » (89). L’article de Géraldine Nalini Margnac analyse les premiers moments d’une œuvre appartenant au bharata natyam, la pièce Dasavatar. Au cours de celle-ci, la narration s’efface à de nombreuses reprises derrière des instants de pur spectaculaire générateurs d’émerveillement et d’un mouvement de « désindividualisation » (98) chez les spectateur·trices. Ici, la limite s’avère poreuse entre le rituel et le spectacle. À travers l’étude de Dasavatar, l’autrice nous rappelle l’importance de l’analyse interartiale des pièces de théâtre, particulièrement lorsqu’une hiérarchisation des différents arts et langages engagés s’avère inapte à mettre en lumière leur signification et leur fonctionnement.

    Le texte d’Annelise Narvaez nous transporte ensuite dans le lointain des temps évanouis pour explorer la part de spectaculaire latente dans les comédies de Plaute. L’analyse « à la fois textuelle, métrique et dramaturgique » (109) permet à l’autrice de mettre de l’avant les passages où, dans la comédie, la forme des vers réfère avec précision à des jeux de scène plutôt dansés et chantés que dialogiques. Le·la lecteur·trice restera étonné·e de la richesse des informations que révèle cette voie analytique complexe et innovante4.

    La troisième étude de cas de cette deuxième partie s’intéresse à l’émergence d’une critique consacrée au cirque et au music-hall dans le contexte de la France au tournant du XXe siècle. Nathalie Coutelet examine avec justesse et détail comment ces deux formes spectaculaires non textocentrées s’émancipent progressivement du cadre théâtral, au rythme d’une cohabitation ardue avec celui-ci dans les pages des organes de presse. Bien documenté, le texte met en relief l’importance sous-évaluée qu’a pu avoir cette critique dans le développement d’outils servant à analyser et à produire des formes théâtrales qui ont elles-mêmes tendu, au cours du XXe siècle, à s’affranchir du textocentrisme au profit de l’hybridité formelle et esthétique.

    Clémentine Cluzeaud nous éloigne de la critique pour disséquer deux « objets atypiques », Les veilleurs (2011) de Joanne Leighton et Mystery Magnet (2012) de Miet Warlop, au filtre du concept d’expérience théorisé par John Dewey5. Cluzeaud se penche précisément sur le « fonctionnement dynamique » (125) du dispositif des deux œuvres. Le motif de l’épuisement et la question de la reproductibilité dans le dispositif des spectacles promeuvent une redéfinition du rapport à la matière et encouragent les spectateur·trices à réfléchir au caractère processuel des œuvres, ce qui favorise le développement d’une réception dont les conditions se fabriquent au fil de l’expérience (134-135).

    Dans le sillon de Géraldine Nalini Margnac et de Nathalie Coutelet, Géraldine Prévot clôt cette section en exhumant deux cas de pageant américain : The Paterson Pageant (7 juin 1913) et The Star of Ethiopia (1913-1916). Dans une exploration tissée autour de trois axes (définitionnel, méthodologique et interprétatif), l’autrice soutient que ces deux événements spectaculaires constituent des « manifestation[s] politique[s] » pensées comme moyens de « rendre visibles certains conflits alors passés sous silence par la société américaine » (146). Prévot nous conduit avec justesse vers certaines sources méconnues du mouvement socioculturel et politique de l’histoire récente qui voit dans notre époque un « grand spectacle donné par et à la société » (138) dans son entier.

     

    Réévaluations

    Viennent enfin les six textes de la dernière partie, « Observer d’ailleurs : qu’apportent les autres sciences à l’analyse du spectacle? ». Les deux premiers ouvrent la voie à une réévaluation des sources et des savoirs dont nous disposons, ce que l’archéologie (Jean-Charles Moretti) et les humanités numériques (Christophe Schuwey) paraissent faciliter grandement. L’auscultation à laquelle s’emploie Moretti sort de l’oubli l’évolution ayant animé le théâtre dans le monde grec, pendant les périodes classique et hellénistique. Il fait ressortir les processus dynamiques au cœur de l’histoire des arts, ces derniers changeant de forme au sein même d’une période particulière, influençant en retour les artéfacts qui nous parviennent. En ce sens, les sources à notre portée sont elles-mêmes le fruit d’une relation complexe et nuancée avec l’Histoire, dénotant les forces à l’œuvre dans la stabilisation des corpus. Schuwey insiste pour sa part sur la fécondité d’un travail ancré dans les humanités numériques, qui tirerait profit des possibilités offertes par la base de données du projet Naissance de la critique dramatique (NCD17). Celui-ci agit à la fois comme agrégateur et comme outil de visualisation de données relatives au théâtre de l’Ancien Régime (XVIIe siècle, principalement). L’auteur nous rappelle que les discours sur la représentation ne vont jamais de soi et ne sauraient être tenus pour acquis. Le texte paraît d’une pertinence sans équivoque, aussi bien pour les étudiant·es que pour les chercheur·euses, grâce aux potentialités méthodologiques et épistémologiques offertes par NCD17.

    L’article de Cristina Tosetto, qui aurait pu suivre directement le texte de Coutelet et qui le prolonge adéquatement, nous accompagne au sein du corpus de critiques dramatiques produites par Bernard Dort et Robert Kanters entre 1954 et 1963 dans L’express. Le texte vise à rendre compte de « l’émergence timide dans la presse d’une écriture critique sur la mise en scène » et des « débuts d’une prise en considération du phénomène spectaculaire face à une tradition davantage ancrée sur la critique littéraire » (194). Tosetto insiste sur la nécessité de considérer la critique dramatique en tant qu’objet d’analyse autonome, car selon elle, « le journal est un laboratoire de la pensée qui fixe les idées, les orientations, les politiques du théâtre et les organise dans une aventure éditoriale » (185).

    L’ouvrage revisite ensuite des figures familières de la recherche en art. Adeline Thulard développe les fondements d’une méthodologie d’analyse qu’elle nomme « symptomatologie », centrée sur l’investigation de spectacles où le sens semble fuyant. S’inspirant de Georges Didi-Huberman et de Sigmund Freud, l’article prend comme point de départ la notion psychanalytique de symptôme, qui « déchire la structure » du spectacle et forme « un élément visible qui n’appartient pas au tissu mimétique et le rompt » (198-199). L'autrice opérationnalise son approche avec le spectacle Vader (2014) de la compagnie Peeping Tom; celui-ci, relevant de la danse-théâtre, paraît particulièrement bien adapté pour la mise en œuvre d’un tel modèle. Avec sa contribution, Paule Gioffredi nous convoque à penser la « crise » que traverse le milieu de la danse depuis les années 1990 à travers la manière dont le concept a été théorisé par Maurice Merleau-Ponty. Ce serait selon l’autrice à partir du « caractère à la fois déstabilisant, révélateur et fécond de ce trouble » (209) que s’animerait, depuis, la pratique de la danse. L’argumentaire, fin et rigoureux, mobilise de fait des éléments moins connus de la pensée merleau-pontienne, ainsi que la correspondance entre Boris Charmatz et Jérôme Bel, pour ouvrir la voie à des questions de recherche inhabituelles sur les dynamiques liant les échelles micro et macro de la pratique.

    En clôture d’ouvrage, le texte de Véronique Perruchon constitue un véritable programme de recherche, appelant à développer les connaissances dont nous disposons sur la conception lumière au théâtre. Après avoir montré que la lumière fonctionne et s’analyse sur la base d’une articulation entre ses dimensions matérielle / immatérielle et technique / esthétique, Perruchon souligne que « la lumière dépend de l’œil du spectateur. Elle est essentiellement liée à la réception qu’elle module » (218). Le texte constitue un jalon fondamental pour la mise en valeur de certains axes actuels de la recherche sur le théâtre. Il offre en outre une bonne introduction pour qui voudrait développer sa boîte à outils théorique, partageant des références essentielles mais méconnues, par ailleurs distinctes de l’intermédialité, qui s’est aussi intéressée au sujet.

    Au terme de ce survol, nous constatons qu’à l’image des ouvrages du type « panorama », Observer le théâtre propose des contributions qui s’arriment inégalement au thème principal. Au-delà de la diversité évidente des approches et perspectives, tendues entre l’épistémologie, la méthodologie et l’esthétique, il ressort par moments une impression de tressage ample autour d’une problématique peut-être trop englobante (l’observation des spectacles). Il n’en demeure pas moins que le présent titre apparaît comme une contribution significative aux études théâtrales. Le dissensus et la complémentarité qui traversent le volume font ressortir plusieurs lignes de force de la recherche actuelle, à mi-chemin entre la continuité et la mutation. La multiplication des regards, objets d’étude et méthodes d’analyse favorise la déhiérarchisation des pratiques, qui paraissent détachées du textocentrisme et d’un ancrage aristotélicien faisant du spectacle une simple sous-catégorie du fait théâtral. Les différents tableaux et figures sont également d’une indéniable utilité pour faciliter la compréhension des propos des auteur·trices, au demeurant toujours écrits dans une langue accessible et digeste. On ne peut que souhaiter un avenir radieux à la collection naissante de laquelle émerge cette publication généreuse.

    • 1. L'un des auteur·trices, Guy Spielmann, propose même de remplacer le terme « spectaculaire », selon lui trop chargé de connotations péjoratives, par celui de « spectaculeux », plus neutre, pour appréhender la part représentationnelle des œuvres.
    • 2. À ce sujet, on se reportera avantageusement aux deuxième et troisième chapitres de l’ouvrage d’Isabelle Barbéris, Théâtres contemporains : mythes et idéologies, Paris, Presses Universitaires de France, « Intervention philosophique », 2010, 208 p.
    • 3. Signifiant « Traité du drame » en sanskrit, cet ouvrage constitue l’un des fondements du théâtre indien.
    • 4. Elle exige en effet que l’analyste soit formé·e en dramaturgie et en philologie, qu’il·elle soit familier·ère avec le latin antique et que les trois axes de l’analyse soient suffisamment explorés pour permettre une restitution juste des composantes spectaculaires (danse, musique, chant) de l’œuvre étudiée.
    • 5. John Dewey, L’art comme expérience, trad. Jean-Pierre Cometti et al., Paris, Gallimard, « Folio essais », 2010 [1934], 608 p.

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