L’histoire moderne de la danse et de la performance recèle un grand nombre d’artistes fondateur·trices qui ont su cultiver une relation privilégiée avec leur environnement. Au début du XXe siècle, Isadora Duncan souhaite libérer le corps des normes du ballet classique en dansant avec et à partir de la nature, en s’inspirant des « mouvements des nuages dans le vent, [d]es oiseaux qui volent, [d]es feuilles qui tourbillonnent… » (Duncan, 1999 [1927] : 218-219). D’autres artistes, tel·les que Rudolf Laban et Mary Wigman, dansent régulièrement sur la colline du fameux site de Monte Verità en Suisse, véritable lieu d’expérimentations artistiques. Dès les années 1950-1960, Anna Halprin ancre sa pratique en Californie, en collaboration avec son mari architecte paysagiste. Par des immersions en nature, elle s’intéresse aux relations à l’environnement, mais aussi aux soins des autres et de soi. Simone Forti, Steve Paxton ou encore Deborah Hay, artistes du courant de la Judson Church des années 1970-1980, s’intéressent quant à eux·elles aux mouvements des animaux et aux gestes paysans; Paxton et Hay s’installent d’ailleurs au Vermont pour cultiver la terre et leur art dans les années 1980. La météorologie du corps (Body Weather), développée par l’artiste japonais Min Tanaka dans les années 1970, fait écho à ces diverses expériences dansées : elle met l’accent sur les liens entre l’art et la vie. Par des immersions en nature et la pratique de la danse dans des activités agricoles – Tanaka installe sa compagnie de danse dans une ferme à Hakushu dès 1985 –, les danseur·euses développent leur réceptivité à l’environnement, un état d’ouverture et une acuité sensorielle, le tout dans une présence attentive. Or cet héritage moderne et postmoderne semble aujourd’hui se manifester à nouveau, de manière accrue, alors que les préoccupations socioécologiques se multiplient au regard des injustices environnementales et de la crise climatique. Dans ce contexte, de plus en plus d’artistes en danse et en performance s’inscrivent en effet dans cette filiation et travaillent à déployer des expériences protéiformes décloisonnant les rapports entre l’être humain, la nature et toutes les formes de vie. Si l’expertise de ces artistes du mouvement repose sur un raffinement de l’attention, de la présence à soi et à son environnement, sur une écoute subtile des sensations avec une conscience éveillée des systèmes du corps (vivant en soi connecté au vivant autour de soi), leurs approches de création offrent un déplacement des modes de percevoir et de vivre ensemble, d’autres relations à l’espace et à la temporalité ainsi qu’une déhiérarchisation des relations entre les êtres humains et leurs milieux de vie. Elles se rapprochent à ce titre des pratiques dites « écosomatiques ». Celles-ci constituent un champ émergent et interdisciplinaire de théories et de pratiques « qui relie les modes de connaissance corporels (somatiques) à la conscience écologique afin de transformer notre manière de penser les approches somatiques de la création artistique1« […] that connects bodily ways of knowing (somatics) with ecological consciousness to reframe our thinking about somatic approaches to performance-making ». Toutes les citations en anglais de cet article ont été traduites par nos soins. » (Pantouvaki, Fossheim et Suurla, 2021 : 200). Elles visent « une participation consciente et collaborative dans les relations des êtres vivants humains et non humains2« […] mindful, collaborative participation in the relationships of human and non-human living beings ». » (Fraleigh et Bingham, 2018 : 10). Il s’agit de « se percevoir en réciprocité dynamique et continue avec son milieu, mais aussi en tant qu’écosystème, milieu de partage d’un commun quotidien avec d’autres vivants » (Bardet, Clavel et Ginot, 2019 : 11). Ainsi, le champ des écosomatiques propose non seulement de mieux comprendre le corps humain sensible (le soma) comme site focal de pratique et de recherche en arts vivants, mais également de construire une compréhension relationnelle des corps, continuellement enchevêtrés par le monde (Pantouvaki, Fossheim et Suurla, 2021 : 200).
Il semble important, à ce stade de notre présentation, de prendre également le temps d’introduire ce que sont les pratiques d’éducation somatique. La somatique a été définie en 1989 par le philosophe Thomas Hanna comme « l’art et la science des processus d’interaction synergétique entre la conscience, le fonctionnement biologique et l’environnement » (Hanna, 1989 [1988] : 1). L’éducation somatique est quant à elle comprise comme un ensemble de pratiques qui s’intéressent aux relations dynamiques entre le mouvement du corps, la conscience, l’apprentissage et l’environnement. Les fondements de ces pratiques – la méthode Feldenkrais (2009 [1972]), la technique Alexander (2004 [1932]), le Body-Mind Centering (Bainbridge Cohen, 2002 [1993]), le Mouvement authentique (Adler, 2016 [2002]) et le Continuum (Conrad, 2007) – invitent à s’émanciper d’une vision dichotomique binaire corps-esprit, émotion-raison, structure-fonction, interne-externe, soi-autres, personnel-social, nature-culture pour appréhender le monde dans une unité holistique fonctionnelle. Le principe systémique au cœur des pratiques somatiques les relie au principe écologique en invitant « à observer et sentir la relation complexe qui est tissée entre notre intérieur et l’extérieur, entre notre histoire et le présent, entre le réel observé et l’imaginaire de soi » (Jay, 2014 : 113). L’éducation somatique, qui a fortement influencé les pratiques en danse et en performance depuis le XXe siècle, invite à se connecter au vivant en soi et autour de soi, car, comme le précisent Joanne Clavel et Marine Legrand,
[c]e voyage intérieur des somatiques [de la danse] offre la possibilité de pratiquer la continuité en passant du microscopique au macroscopique, en traversant le commun de la phylogenèse, en commençant par l’unité cellulaire pour rejoindre l’ensemble. Cet exercice est une incarnation des connaissances du vivant tout en étant une écoute de son vivant (Clavel et Legrand, 2019 : 43).
Dans cet article, nous souhaitons donner voix à quatre artistes œuvrant au Québec et dont le travail résonne avec cette mise en relation entre pensée écologique et pratique somatique. Ces artistes ont été rencontrées à l’été et à l’automne 2023 par l’équipe du projet de recherche Pratiques écosomatiques en danse et performance au Québec. Ce texte mettra en lumière la contribution importante que ces artistes en danse et en performance peuvent avoir au regard des injustices environnementales et de la crise climatique en développant de nouvelles façons d’être, de sentir, d’habiter, de produire et d’entrer en relation. Nous présenterons ainsi les premiers résultats de cette recherche afin de mieux comprendre le champ émergent des écosomatiques et ses apports potentiels au regard des défis socioécologiques vécus en contexte postpandémique. Nous verrons tout d’abord en quoi les approches de ces quatre artistes s’apparentent à ce que nous avons appelé des pratiques attentionnelles de mise en relation. Nous ferons ressortir ensuite comment, de ces pratiques, émergent des états dansants de reliance à toute chose, conduisant à une transformation des artistes dans un devenir avec l’environnement. Nous terminerons en proposant l’idée que ces pratiques écosomatiques offrent, par des mises en relation du réel et de l’imaginaire, de nouveaux récits incorporés donnant à vivre et à sentir d’autres possibles relationnels et existentiels.
À la rencontre de quatre pratiques : méthodologie de l’étude
Pour réaliser cette étude, notre équipe de recherche a tout d’abord pris le temps de plonger pendant un semestre de quatre mois dans la lecture d’ouvrages et d’articles portant sur des approches philosophiques et pragmatiques de l’écologie et de l’art (Morton, 2019 [2010]; Stengers, 2019; Tsing, 2017 [2015]; Despret, 2019, 2022; Abram, 2013 [1996]; Escobar, 2018 [2014]; Haraway, 2015, 2020 [2016]; Damian, 2019; Betasamosake Simpson, 2014; Kimmerer, 2013; parmi d’autres). Nous avons par la suite sélectionné quatre femmes artistes francophones et anglophones travaillant au Québec, ayant une pratique professionnelle de plus de cinq ans et dont le travail de création nous semblait représentatif d’une démarche écosomatique3Nous nous sommes pour cela basé·es sur l’un des principaux enjeux des perspectives écosomatiques, tel que décrit par Marie Bardet, Joanne Clavel et Isabelle Ginot, enjeu qui « consiste à élaborer des approches prenant en compte les relations de coconstruction et de coinvention entre gestes et contextes, entre perceptions, pensées et affects » (Bardet, Clavel et Ginot, 2019 : 15).. Notre choix s’est porté sur quatre femmes, car cela nous paraissait représentatif de la très grande majorité des artistes qui travaillent aux confins de la danse et de l’écologie au Québec. Les approches écoféministes avaient par ailleurs largement contribué au développement de nos réflexions (Hache, 2016). La production de données a consisté, à l’été et à l’automne 2023, en la réalisation d’entretiens biographiques, d’entretiens d’explicitation et d’observations de processus de création.
Les entretiens biographiques ont permis de situer l’expérience des artistes participantes et la nature de leurs œuvres dans leur parcours biographique, de déceler les valeurs sous-tendant leur pratique artistique et, ainsi, de mieux comprendre comment celle-ci s’inscrit dans le champ émergent des écosomatiques. L’entretien d’explicitation, quant à lui, nous a semblé particulièrement pertinent pour sonder les savoirs d’action relatifs aux pratiques écosomatiques. Cette méthode d’entretien est en effet de plus en plus convoquée dans les recherches en arts vivants afin d’expliciter le vécu d’action de la personne interviewée concernant « ce qui est implicite [ou préréfléchi] dans la réalisation d’une action, qu’elle soit mentale ou matérielle » (Vermersch, 2019 [1994] : 21) . Les entretiens d’explicitation ont ainsi contribué à sonder au plus près l’expérience vécue des artistes participantes sur le terrain de leur création. À l’occasion de cet article, nous ne témoignerons pas des pratiques observées, leurs analyses étant gardées pour de futures publications.
Nous vous proposons à présent de découvrir les quatre artistes participantes qui ont partagé leur pratique avec nous.
Quatre artistes, quatre parcours, quatre pratiques
Lara Kramer, artiste multidisciplinaire, est née et a été élevée à London en Ontario. Elle évoque son identité mixte : Anishinaabe du côté de sa mère et Mennonite du côté de son père. Elle habite à Tiohtià:ke, Mooniyang, Montréal depuis vingt ans et est mère de deux enfants. Son premier contact avec la danse se fait par la danse classique, autour de quatre ans. Lara évoque le fait que sa mère voulait que sa sœur et elle dansent pour être en contact avec le monde et pour que, dit-elle, elles ne soient « pas dépossédées de [leurs] voix » (entretien du 21 octobre 2023). Quand Lara a quatorze ans, sa mère quitte la maison pour rejoindre un programme universitaire en études autochtones à trois heures de London, se réapproprier son identité et apprendre la langue anishinaabemowin. À seize ans, Lara arrête la danse et les études pour faire du bénévolat dans des refuges et se former en soins et prévention du VIH et du SIDA. Les exigences de cet engagement social et communautaire font naitre le besoin de renforcer sa voix. Après une suite de rencontres, elle arrive à Montréal à vingt-trois ans et intègre le programme de danse de l’Université Concordia. Après sa sortie de l’école, motivée par un sentiment de responsabilité par rapport à l’histoire de sa mère dans les pensionnats4« Pendant plus de 150 ans, des enfants des Premières Nations, du peuple inuit et de la Nation métisse ont été enlevés de leurs familles et communautés, forcés de fréquenter des écoles souvent bien loin de chez eux. Plus de 150 000 enfants ont fréquenté les pensionnats autochtones. Bon nombre d’entre eux n’en sont jamais revenus. Le premier pensionnat autochtone administré par une église a ouvert ses portes en 1831. Dès les années 1880, le gouvernement fédéral avait adopté une politique officielle de financement des pensionnats partout au Canada, avec l’intention explicite d’arracher ces enfants de leurs familles et leurs cultures. En 1920, la Loi sur les Indiens a rendu obligatoire la fréquentation des pensionnats autochtones par les enfants âgés de 7 à 15 ans ayant le statut d’Indien des traités. La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) a conclu que les pensionnats autochtones “ont constitué un outil systématiquement utilisé par le gouvernement pour détruire les cultures et les langues autochtones et pour assimiler les peuples autochtones afin d’effacer leur existence en tant que peuples distincts”. La CVR a qualifié cette intention de “génocide culturel” » (Centre national pour la vérité et la réconciliation, s.d.)., elle présente sa première pièce longue, Fragments (2009). À cette époque, Lara ressent la nécessité de retourner dans le nord, sur le territoire qu’elle a visité avec sa mère quand elle était enfant. Se connecter au territoire, à sa lumière, à ses sons et renouer avec sa famille élargie lui offrent la possibilité de comprendre l’histoire de sa grand-mère, son héritage et sa responsabilité en tant que mère. Depuis environ dix ans, elle s’y rend régulièrement, une à deux fois par an, et prend l’habitude de documenter ses voyages dans son journal et avec des enregistrements sonores. Elle utilise les sons récoltés dans ses créations pour ancrer la performance dans le vécu du corps sensible. Elle mobilise des objets trouvés qui deviennent des sculptures et racontent des histoires.
Lors de l’entretien d’explicitation, Lara revient sur le moment où elle a créé un rituel comme prélude à son travail Them Voices, présenté dans le jardin du Musée d’art contemporain de Montréal à la fin mai 2021. En deuxième partie de l’entretien, elle envisage ce rituel comme un outil méthodologique et souligne le côté enfantin de son geste, le plaisir qu’il lui a procuré et le dialogue qu’elle a créé entre ses souvenirs et l’environnement physique qui l’entourait. Elle termine en disant qu’un récit s’est produit et qu’elle n’était qu’une des voix l’ayant facilité.
Lucy Fandel commence des cours de mouvement créatif très jeune en France. Elle revient habiter aux États-Unis et suit des cours de ballet classique jusqu’à l’adolescence, puis des cours de danse moderne, pour rejoindre le programme de danse contemporaine à l’Université Concordia en 20125Lucy était d’abord venue au Québec pour étudier au programme de sociologie à Concordia, surtout par curiosité pour l’imaginaire des structures et des mouvements sociaux. La réintégration de la danse dans cette curiosité s’est faite en cours de route, résultant dans un double cursus.. Elle participe à la création de Nous sommes l’été (2014), une série d’ateliers et de laboratoires créatifs pour les artistes de la relève. Intéressée par la création chorégraphique depuis très jeune, elle compose toute une série de « mini danses » (Lucy, entretien du 6 septembre 2023) pour des lieux extérieurs, dans des contextes informels, sans public averti. Si elle dit entretenir un « rapport incertain » (idem) avec les pratiques somatiques, elle en mobilise les outils dans une autopédagogie pour créer des liens d’attention, une présence, puis du mouvement. Ses installations performatives, basées sur une écoute et une réponse à ce qui se passe à l’extérieur d’elle, permettent aux membres du public de descendre dans leurs états d’être, de ralentir, de prêter attention autrement. Dans sa pratique, elle transfère des méthodologies issues d’autres disciplines, comme la sociologie, dont elle emprunte les techniques d’entretien pour apprendre des personnes avec qui elle travaille. Elle s’inspire de la géologie en accompagnant sa sœur, géologue, sur le terrain. Elle y développe sa propre posture, en collaboration avec les sols et les minéraux. Son terrain de prédilection est fait d’espaces dans lesquels elle peut jouer, hors des lieux créés pour la danse : ruelles, parcs publics, friches, lieux de passage. Pendant longtemps, elle se rend quotidiennement au parc La Fontaine où elle danse très tôt le matin : le parc devient son lieu d’entrainement et de recherche en danse, d’écriture, de réflexion. Elle reconnait que le passé d’immigration de ses deux parents nourrit la dimension située de sa pratique, « place-based » (idem), motivée par une envie d’être en conversation avec le lieu, dans une posture écologique réparatrice d’observation et d’écoute.
Lors de son entretien d’explicitation, Lucy explicite deux moments. Le premier a eu lieu au parc La Fontaine à l’automne, alors qu’elle marchait à reculons dans des traces de neige-glace-boue formées par le passage d’un véhicule ou d’autre chose. Le deuxième porte plus précisément sur la méthodologie de sa pratique en relation avec l’environnement. Elle revient sur un moment entre deux danses où elle a noté sur une page ce qu’elle remarquait autour d’elle.
Kerwin Barrington commence à danser vers l’âge de quatre ans en imitant les danseur·euses de l’émission télévisée Solid Gold, puis suit des cours de ballet classique pendant plusieurs années dans son village natal d’Ormstown. Elle garde de ces années une tension entre ce que le ballet aurait voulu qu’elle soit et ce qu’elle était. À seize ans, elle arrête la danse, puis y revient des années plus tard grâce au baladi, qu’elle pratique en parallèle du yoga et de la course à pied. Par la suite, son cursus en danse à l’Université Concordia lui permet de développer une connaissance profonde de soi, du mouvement, du rythme, des nuances de l’expression corporelle et de sa place en tant qu’individu. La rencontre avec l’Axis Syllabus représente un tournant dans son parcours et l’amène jusqu’à une maitrise en danse à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) où elle conduit une recherche profonde autour de l’expression « apprendre par cœur ». Elle pratique le Continuum avec Linda Rabin et le Mouvement authentique avec Sarah Dell’Ava. En collaboration avec Geneviève Dupuis, elle crée en 2021 le projet nomade Danser dans les collines, qui parcourt le Québec, habite temporairement un territoire donné, et crée des relations et des expériences avec ce territoire et ceux·celles qui y habitent déjà. Même si ces danses, dit-elle, sont des danses non vues, ce sont des danses vécues, situées, aux confluences des questionnements somatiques, écologiques et communautaires. Kerwin se définit comme artiste de la danse contemporaine, mais aussi comme artiste de la transmission. Chaque cours qu’elle donne, chaque atelier devient une œuvre. Elle travaille actuellement à partir de danses traditionnelles québécoises que ses ancêtres ont dansées, avec leurs racines irlandaises, écossaises, anglaises et françaises. Elle marche beaucoup et travaille souvent dehors, ce qui lui permet d’entretenir depuis longtemps une relation intime avec certains éléments de la nature, en lien avec les connaissances de ceux·celles qui l’ont précédée, dans un dialogue qui se passe autour du cœur. Passeuse dansante de savoirs incarnés dans le territoire, Kerwin s’intéresse au vivant, à la répétition, à la spontanéité, au rythme et à la relation.
Lors de son entretien d’explicitation, Kerwin revisite d’abord un premier moment où elle a monté et descendu une colline à Ripon en Outaouais puis un deuxième où elle a dansé dans un champ à Sainte-Rose-du-Nord.
Hanna Sybille Müller grandit dans un village en Allemagne. Après un premier contact avec le mouvement sous la forme de la pratique du jazz gymnastic, des stages de danse en Italie, puis une formation à la Rotterdam Dance Academy6Aujourd’hui le Codarts Rotterdam. en 1995, elle complète un master en arts, communications et société à Berlin. Elle arrive à Montréal en 2015 et consacre chaque jour de sa première année à un travail solitaire en studio, un temps qu’elle décrit comme une autoformation pour chercher sa voix, sa posture et sa façon de faire. Elle base ses recherches sur des écrits philosophiques ou scientifiques, puis met ses idées en mouvement. Sensible aux pratiques somatiques du Body-Mind Centering et du Continuum, dont elle retire ce qu’elle appelle une « pratique de l’intuition » (Sybille, entretien du 6 septembre 2023), elle conçoit le corps comme faisant partie de la nature, une compréhension qu’elle fait remonter à son enfance et aux journées de travail au jardin avec son grand-père. Pendant son solo Révolution (2018), portant sur la fonte des glaces, elle imagine des glaciers qui fondent dans son corps. Les principes écologiques de responsabilité et de communauté se retrouvent dans son travail de création, notamment par les invitations atypiques qu’elle lance aux publics de ses œuvres. Aux antipodes du paradigme séparatiste qui voudrait que l’être humain soit détaché de la nature, elle souhaite que son travail résiste à cette rupture et contribue à retisser ces liens. Dans son processus créatif, les principes écologiques et somatiques, la terminologie Laban, celle du Continuum et de la philosophie s’entrecroisent dans un langage qu’elle partage avec ses interprètes, et avec lequel elle chorégraphie des corps polyrythmiques et des chorégraphies de multiplication. L’œuvre devient une utopie que le public est invité à partager, dans un moment singulier qui dure le temps de la pièce.
Lors de l’entretien d’explicitation, Sybille décrit un moment en studio partagé avec une collaboratrice à l’automne 2018 et faisant suite à un entretien réalisé avec un biologiste. Sybille et sa collaboratrice se basaient sur les notes de l’entretien et sur des recherches menées en ligne au sujet des microbes « pour travailler avec ce matériel » et « trouver des mouvements essentiels » (idem) pour leur projet. Sybille évoque un moment en particulier où elle a imaginé « le corps à l’intérieur un peu comme notre planète la Terre » (idem). Le deuxième moment explicité porte sur une expérience en studio datant de 2023, cette fois avec un groupe de danseur·euses.
Des pratiques attentionnelles de mise en relation
Ce que nous avons pu observer, ce sont avant tout des pratiques, c’est-à-dire l’exercice d’une « activité particulière, [mettant] en œuvre les règles, les principes d’un art ou d’une technique » (Centre national de ressources textuelles et lexicales, s.d.). Ces pratiques, nous proposons de les appeler des pratiques attentionnelles de mise en relation. Elles sont abordées par nos quatre artistes du mouvement comme des expériences vécues dans l’ici et maintenant, grâce à des propositions à partager avec les différentes entités qui habitent le lieu, ou avec d’autres êtres humains (collaborateur·trices, spectateur·trices ou étudiant·es). Cette aventure est transformatrice, avec le lieu comme partenaire de jeu : la colline pour Kerwin, le parc La Fontaine pour Lucy, le studio de danse pour Sybille et le jardin du Musée d’art contemporain pour Lara. Dans ce contexte, la question du politique, rattachée aux enjeux écologiques, n’est jamais nommée ou explicitée comme telle directement, mais bien vécue de façon expérientielle et incarnée. Les quatre artistes interrogées ne produisent pas à proprement parler de discours sur la crise climatique, mais s’engagent plutôt directement dans l’action, produisant concrètement des réponses à ce qu’Yves Citton nomme la « crise de l’attention » (Citton, 2014) ou à ce qu’Estelle Zhong Mengual et Baptiste Morizot envisagent comme une « crise de la sensibilité » :
Ce que nous nous proposons ici de suivre comme piste, c’est que la crise écologique constitue aussi une crise de la sensibilité – une crise de notre sensibilité à l’égard du monde vivant. Par crise de la sensibilité, nous entendons un appauvrissement de ce que nous pouvons sentir, percevoir, comprendre, et tisser comme relations à l’égard du vivant. Une réduction de la gamme d’affects, de percepts, et de concepts nous reliant à lui (Zhong Mengual et Morizot, 2018 : 87; souligné dans le texte).
Dans cette crise de la sensibilité, Sybille, Lara, Lucy et Kerwin agissent de l’intérieur, par des modes de faire et d’être, en se transformant elles-mêmes par une absorption dans des pratiques immersives où leurs présences attentives et vivantes créent de véritables « jeux de ficelles », c’est-à-dire de nouveaux récits dans lesquels elles peuvent « faire passer des connexions qui importent » (Haraway, 2020 [2016] : 22) avec les lieux qu’elles décident d’habiter, qu’ils soient réels ou imaginaires. Pour ce faire, nourries des pratiques d’éducation somatique, les quatre artistes décrivent toutes, en détail, comment leur pratique est avant tout une pratique de l’attention, dans ce que Kerwin nomme une « hypersensibilité » (entretien du 20 septembre 2023). Cette attention est plurielle, parfois multidirectionnelle, parfois précise et dirigée vers une chose en particulier.
Sybille porte son attention sur tout ce qui constitue son expérience corporelle; elle est attentive à sa respiration et « aux différents tissus, la peau, les muscles, une sorte d’autre savoir » (entretien du 1er septembre 2023). De l’entretien avec Sybille ressort l’importance accordée à l’écoute du corps et au fait de laisser son corps réagir, conditions nécessaires pour penser avec le corps. En évoquant son premier moment, elle explique que c’est la première fois qu’elle a imaginé une jungle dans son corps : « Il y a la jungle dans mon épaule, ça bouge tout le temps. […] [M]on coude frotte contre mon ventre. Il y a quelque chose qui bouge mon bras. C’est comme un imaginaire de jungle : il y a mon corps et les mouvements, je suis comme dans une soupe » (idem). Elle essaie « de ne pas trop penser » (idem). Sybille poursuit la description de sa jungle intérieure, de la réaction de son corps et de l’effet de « tous les êtres » : « Concrètement, c’est mon coude. Ma main est à gauche, mon coude est à droite. Et le reste de mon corps essaie de résister. Et là, il y a comme un gros tronc d’arbre qui reste dans cette jungle. Et en même temps, il y a aussi tous les êtres qui, sur ma peau, font des micromouvements ailleurs. Alors ça change déjà » (idem).
Tout comme Sybille, Lucy décrit avec précision ce qu’elle vit alors qu’elle marche à reculons dans le parc La Fontaine à Montréal. Elle est sensible à ses transferts de poids, au dénivelé du sol sous ses pieds, au bruit de ses pas dans la neige, à un relâchement du sternum. Il y a une forme de réceptivité qui s’exprime par « se laisser reposer », « se laisser traverser », « se laisser mobiliser » ou « changer », « se laisser habiter », « laisser remonter », « laisser passer » (Lucy, entretien du 5 septembre 2023). Cette réceptivité se traduit aussi dans sa marche, qui se fait en suivant les traces (les bosses formées par la boue, la glace et la neige). La marche est ainsi influencée par le terrain. Elle dit aussi avoir « l’impression d’être enveloppée par le lieu » (idem). L’action répétitive de la marche lui permet de ne pas interroger ce qu’elle fait. Elle prend le temps d’« être dans un état » (idem), portée par la lenteur de la marche qui lui donne l’occasion de sentir la forme des traces au sol et des sons qui l’habitent. Car Lucy est également sensible, de manière plus large, à toute la vie du parc, aux personnes qu’elle croise, au vent qui vient du sud-est.
Le premier moment explicité par Kerwin se passe sur une colline dans un champ, une colline qu’elle monte et qu’elle descend à répétition. Kerwin est attentive « aux détails et à la texture des choses » (entretien du 20 septembre 2023), à l’odeur de la colline, aux fleurs sauvages, aux insectes et à certaines plantes qu’elle connait depuis longtemps. Elle sent « l’odeur de la terre et du gazon qui est encore un peu trempe de la rosée du matin » (idem). La répétition de cette même action génère une attention aux différences. Elle dit : « Je sentais des mini différences qui m’informaient sur qui j’étais » (idem). Cette affirmation semble renvoyer à une relation particulière et intime qui se crée entre son environnement (particulièrement les champs) et elle. Elle parle de la sensibilité qu’elle a comme artiste de la danse, « une sensibilité très fine de l’intérieur » (idem) qu’elle a envie d’explorer en relation avec un champ dont le sol est inégal. Elle dit être dans une « hypersensibilité » (idem).
Lara, enfin, est attentive aux multiples couches de connexion, non seulement à l’intérieur de son corps, mais aussi avec l’environnement. Elle se sent en relation à la fois avec l’environnement urbain, l’environnement naturel (les oiseaux, le ciel, la pluie) et l’environnement culturel. Lara travaille avec la terre, des sacs de terre, mais aussi avec la terre qui est naturellement présente sur place. Il y a cette connexion à la fois à la terre et à l’environnement sonore. C’est comme si cela faisait partie de son « paysage visuel intérieur7« […] interior visual landscape ». » (Lara, entretien du 17 novembre 2023). Elle dit : « C’est ainsi que j’ai navigué avec mon corps, sans me fier uniquement au souvenir que j’avais en arrivant, mais aussi au souvenir présent du paysage visuel, qui continuait parfois à résonner8« That’s how I navigated with my body with no longer just the memory I was arriving with. But the present memory of the visual landscape, that kept sometimes echoing ». » (idem). L’environnement sonore est constant et elle a toujours de la terre dans les ongles ou les cheveux. Elle écoute le rythme du vent, du trafic, du public et des oiseaux, ce qui contribue à sa façon de bouger et de réagir à l’environnement. Dans tous les espaces où elle travaille, l’écoute de son instinct revient constamment. Elle trouve le moteur en son centre, d’une manière qui l’aide à orienter la façon dont elle bouge. Elle fait des choix instinctifs. Elle mentionne : « J’avais l’impression de ne plus être humaine, de ne plus être une simple humaine, mais d’être en relation avec ces différents systèmes9« I felt like I was no longer human, no just pure human, I was like in relationship to these different systems ». » (idem). Il s’agit d’une écoute profonde. Elle ne travaille pas à partir d’un script. Il y a un sentiment de présence, un sentiment d’être présente à ces multiples relations qui se génèrent ou se construisent. Elle ne reste pas fixée sur une chose : elle navigue à travers ces multiples relations.
Cette pratique de l’attention est, nous le comprenons par ces témoignages extrêmement détaillés, très précise, mais aussi mobile. Les artistes se laissent guider par leur environnement et établissent avec lui un véritable « maillage » (Morton, 2019 [2010] : 34), une interrelation dynamique nourrie par un état de réceptivité face à ce qu’elles vivent et à ce qui les entoure. Elles cultivent un état de présence, si nécessaire en ces temps incertains et imprévisibles de bouleversements climatiques et sociaux10Le philosophe Bruno Latour parle à ce titre de « nouveau régime climatique » : « Un jour, c’est la montée des eaux; un autre, la stérilisation des sols; le soir, c’est la disparition accélérée de la banquise au journal de vingt heures, entre 2 crimes de guerre, on nous apprend que des milliers d’espèces vont disparaître avant même d’être proprement répertoriées; chaque mois les mesures du CO2 dans l’atmosphère sont plus mauvaises encore que celles du chômage; chaque année qui passe, on nous apprend que c’est la plus chaude depuis la fondation des stations météorologiques; le niveau des mers ne fait que monter; le trait de côte est de plus en plus menacé par les tempêtes de printemps; quant à l’océan, chaque campagne de mesure le trouve plus acide. C’est ce que les journaux appellent vivre à l’époque d’une “crise écologique”. Hélas, parler de “crise” serait encore une façon de se rassurer en se disant qu’“elle va passer”; que la crise sera bientôt derrière nous. Si seulement ce n’était qu’une crise! Si seulement, cela avait été juste une crise! D’après les spécialistes, il faudrait plutôt parler de “mutation” : nous étions habitués à un monde; nous passons, nous mutons dans un autre » (Latour, 2023 [2015] : 15-16)., répondant ainsi à une proposition de Donna J. Haraway : « Vivre avec le trouble n’implique guère une telle relation à ces temps que l’on nomme “futur”. Il s’agit plutôt d’apprendre à être véritablement présents » (Haraway, 2020 [2016] : 7-8). Sybille, Lara, Lucy et Kerwin coconstruisent leur pratique avec les lieux qu’elles habitent, démarche que l’on pourrait comprendre comme une « sympoïèse », définie par Haraway comme le fait de « “construire-avec”, “fabriquer-avec”, “réaliser-avec”. Rien ne se fait tout seul. Rien n’est absolument autopoïétique, rien ne s’organise tout seul. C’est un mot pour caractériser de manière adéquate des systèmes complexes, dynamiques, réactifs, situés et historiques » (ibid. : 115). La colline, le parc La Fontaine, le studio de danse (ou la jungle imaginaire) et le jardin du musée d’art contemporain sont des collaborateurs, des cocréateurs mais aussi des pédagogues. C’est ce que Kerwin mentionne lorsqu’elle évoque les apprentissages faits en contact avec la colline. Cette perspective renvoie à une approche autochtone du monde, que Nayla Naoufal évoque dans son article sur le travail de l’artiste sámie Katarina Skår Lisa : « Comme l’écrit la théoricienne et artiste michi saagiig nishnaabeg Leanne Betasamosake Simpson, le paysage est pédagogie. Il n’est pas seulement contexte et processus, mais devient aussi auteur de l’œuvre, traçant les contours, les textures et les états de corps qu’il façonne » (Naoufal, 2020 : 61-62). On peut alors penser aux récits de Robin Wall Kimmerer dans son livre Braiding Sweetgrass: Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge, and the Teachings of Plants, qui donne voix aux savoirs autochtones nourris par l’enseignement des plantes et des animaux :
Je viens ici pour écouter, pour me blottir dans la courbe des racines dans un creux tranquille d’aiguilles de pin, pour appuyer mes os contre la colonne de pin blanc, pour éteindre la voix dans ma tête jusqu’à ce que je puisse entendre les voix à l’extérieur : le chuchotement du vent dans les aiguilles, l’eau qui ruisselle sur la roche, la sittelle qui tapote, les tamias qui creusent, les fausses noix qui tombent, le moustique dans mon oreille, et quelque chose de plus – quelque chose qui n’est pas moi, pour lequel nous n’avons pas de langage, l’être sans paroles des autres, dans lequel nous ne sommes jamais seul·es11« I come here to listen, to nestle in the curve of the roots in a solt hollow of pines needles, to lean my bones against the column of white pine, to turn off the voice in my head until I can hear the voices outside it: the shh of wind in needles, water trickling over rock, nuthatch tapping, chipmunks digging, beechnut falling, mosquito in my ear, and something more – something that is not me, for which we have no language, the wordless being of others in which we are never alone ». (Kimmerer, 2013 : 48).
Les quatre artistes interrogées explorent ces savoirs intuitifs et corporels pour mieux ressentir par le corps et se laisser imprégner de la complexité des lieux, des couleurs, des odeurs, des textures, des dénivelés, des autres êtres humains et des autres-qu’humains.
Vers un état de reliance à toute chose
La pratique attentionnelle de mise en relation guide les quatre artistes vers des états dansants de connexion. Ce qu’elles cherchent, ce n’est pas une écriture du mouvement, mais bien la possibilité d’accéder à un certain état de danse, rendu possible par une attitude de laisser-faire, de laisser-venir valorisant l’émergence du geste né de la rencontre avec l’autre que soi. Il est question d’une écoute profonde, mais également d’une reconnaissance de ce qui les meut.
Dans cet état, les strates du temps se rencontrent. C’est un état de l’enfance, ludique, joyeux ou curieux, mêlé à la reconnaissance des couches de temps qui se sont déposées dans les lieux, que ce soit la colline, le parc La Fontaine, le studio de danse rempli d’imaginaire ou l’espace urbain. Kerwin mentionne son excitation, son désir de faire, son envie d’être dehors pour un long temps et son plaisir, qui semble à la fois un moteur de sa quête et un indicateur qu’elle trouve ce qu’elle cherche. Son approche sensible et la répétition de la montée et de la descente la conduisent à un apprentissage qui passe par un moment de jeu et de joie avec une amie collaboratrice. Sybille, quant à elle, dit avoir éprouvé de la joie lorsque « toutes les parties de [son] corps étaient entre un corps physique et la nature; ce n’était ni la nature ni [son] corps, mais les deux ensemble » (entretien du 1er septembre 2019). À ce moment, c’était la première fois qu’elle imaginait une jungle dans son corps et elle avait « juste du plaisir à bouger là-dedans » (idem). Lara dit également ressentir de la joie, car le travail trouve toutes les multiples couches de connexion non seulement à l’intérieur du corps, mais aussi avec l’environnement. Pour Lucy, ce n’est pas la joie qui est directement mentionnée, mais, de manière plus subtile, un certain plaisir et un moment de « petit émerveillement » (entretien du 5 septembre 2023) quand elle sort de sa marche à reculons. Cela fait écho aux propos de Kerwin, qui cherche de son côté un moment « d’émerveillement, de respect, de révérence » (entretien du 20 septembre 2023).
Cet état de joie, de jeu, de plaisir ou d’émerveillement se construit à partir d’un état de réceptivité, d’écoute générant à son tour une rencontre intime avec l’environnement, dans une véritable porosité entre les espaces intérieurs et extérieurs. Cette dynamique relationnelle rend même caduque la dichotomie dedans/dehors. C’est une pratique constante d’être « dans une relation avec toutes les choses12« […] in a relationship with all the things ». » (Lara, entretien du 17 novembre 2023), comme le dit Lara, pour qui il y a des relations13Lara utilise le mot « relationality ». avec le monde céleste, la terre, les animaux, les insectes, tous les objets fabriqués par l’être humain, le béton, les plastiques; un réseau de relations dont elle fait partie. De manière très similaire, Kerwin explique : « Je suis qu’est-ce qui m’entoure et qu’est-ce qui m’entoure est moi » (entretien du 20 septembre 2023). Lorsqu’elle est dans cette connaissance qui est « vécue différemment » et qui « s’exprime différemment » (idem), elle dit que ce qui lui importe est la façon dont ce qu’elle est en train de vivre résonne avec l’autre qui vit à ses côtés. Elle affirme que ce qui est autour d’elle est à l’intérieur d’elle et que ce qui est à l’intérieur d’elle l’entoure.
Des pratiques transformatrices : devenir avec l’environnement
Les pratiques attentionnelles de mise en relation sont transformatrices pour les artistes qui les traversent. Elles apprennent de l’espace et deviennent avec cet espace. C’est certainement en ce sens que l’on peut reconnaitre qu’elles s’inscrivent dans une véritable démarche écologique, qui entre en résonance avec la pensée écologique telle que la décrit Timothy Morton :
La pensée écologique imagine l’interconnectivité, ce que j’appelle le maillage. Qui ou quoi est interconnecté avec quoi ou qui? Le maillage des choses interconnectées est vaste, voire incommensurable. Chaque entité du maillage paraît étrange. Rien n’existe par soi-même, et donc rien n’est complètement « soi-même » (Morton, 2019 [2010] : 34).
C’est ainsi que Kerwin, par exemple, se sent à la fois « très présente » et aussi « autre »; c’est « une version [d’elle-même] qui déborde » (entretien du 20 septembre 2023) la façon dont elle comprend qui elle est. Il semble y avoir une connaissance d’elle-même ou la reconnaissance d’une version d’elle-même qu’elle peut devenir lorsqu’elle est dans un être avec renvoyant à la pensée d’Haraway : « on devient-avec, mutuellement, ou on ne devient pas » (Haraway, 2020 [2016] : 12). Dans cette transformation, ce sont des strates de temps et d’espace qui se rencontrent :
[Elle] bouge en spirale, en ondulation, en pulsation. [Elle se] sen[t] comme un animal. [Elle se] sen[t] comme quelque chose qui est plus vieux [qu’elle], puis en même temps, [elle se] sen[t] comme un petit bébé à l’intérieur. [Elle est] consciente de comment c’est vaste et loin autour d’[elle]. Et [de] toute la complexité, [de] ce qui vit entre [elle] et cet horizon. Mais [elle] ne pense pas ça. [Elle] le vit (Kerwin, entretien du 20 septembre 2023).
Pour Lucy, il y a une « transformation qui s’est opérée » et elle est « ailleurs » (entretien du 5 septembre 2023). Cet « ailleurs » renvoie à la géographie de l’espace et non à son état attentionnel. Elle constate la distance parcourue. Elle a, cela dit, l’impression de s’être fait « hypnotiser par la marche » (idem), ce qui l’a amenée à un état contemplatif et méditatif. Du côté de Lara, plus elle passe de temps dans un environnement, plus les connexions deviennent profondes, plus il y a une transformation : elle dit alors « devenir l’environnement14« […] becoming the environment ». » (entretien du 17 novembre 2023). Enfin, pour Sybille, alors qu’elle improvise à partir de l’image de la jungle dans son corps, elle explique qu’elle « sor[t] de [s]on corps » (entretien du 1er septembre 2023). Sa peau et l’extérieur sont très liés. Sybille est dans le moment présent et ne pense pas aux autres choses (comme ce qu’elle doit faire, ce qui s’est passé avant, ce qui bouge autour d’elle ou ses préoccupations personnelles). Elle est totalement immergée dans le moment présent.
Rencontre de l’imaginaire et du réel pour d’autres récits
Chacune à leur manière, les quatre artistes nous racontent, à travers leur pratique, les lieux qu’elles habitent. Lara nous fait le récit de sa rencontre avec le jardin du Musée d’art contemporain. Kerwin nous raconte la colline. Lucy nous raconte le parc La Fontaine et les relations qu’elle y tisse. Sybille nous fait le récit d’un monde intérieur peuplé d’une jungle grouillante et vivante. Mais elles nous proposent également le récit incorporé d’une autre qualité de présence possible dans le monde : une présence attentive, située, capable de se déployer dans le temps. Ces récits ne se dévoilent pas avec des mots, mais avec des gestes posés, des regards, des états de corps, des présences attentives à l’espace et aux choses. Ce sont des récits du sentir, des récits de peau, de muscles, de fascias, d’organes, etc., nourris par la rencontre de l’imaginaire et du réel.
De l’entretien avec Sybille ressort une conception de l’intérieur du corps comme espace à explorer. Cet espace est à la fois appréhendé par la recherche d’informations scientifiques (les microbes à l’intérieur du corps, par exemple) et imaginé (comme la présence de la jungle dans l’épaule). Lors des deux moments que Sybille explicite, elle utilise la Terre comme métaphore : « imaginer le corps à l’intérieur un peu comme notre planète la Terre » (idem). Ce qu’elle peut imaginer à l’intérieur de son corps est vu comme un possible paysage : « on a commencé à imaginer le corps à l’intérieur un peu comme notre planète la Terre. Comme s’il y avait des paysages différents. Parfois, c’était comme un désert dans une partie plus basse du ventre, après il y avait une jungle autour de nous » (idem). C’est cet imaginaire de l’intérieur qu’elle souhaite donner à voir et à ressentir dans son œuvre, une compréhension expérientielle de la vie des microbes et des différentes entités peuplant nos corps pour proposer un autre type de récit scientifique sur nos mondes habités.
Pour Kerwin, c’est son rapport particulier, hypersensible à la colline qui la plonge dans ses souvenirs et stimule son imaginaire. Elle respire et fait l’expérience d’un mode de connaissance qui « est vécu différemment » et qui « s’exprime différemment » (Kerwin, entretien du 20 septembre 2023). Elle danse et rêve alors de ce qu’elle peut créer avec cela. Elle se demande comment elle peut « amener un moment comme ça à ceux qui veulent venir danser avec [elle] » (idem). Elle se demande quels sont « les ingrédients », « l’ordre de ça » (idem). Elle est assise sur les rochers et elle a une vision. Elle voit « des participants ou des participantes, des danseurs ou des danseuses, des gens qui participent » à une proposition qu’elle « guide » (idem). Elle comprend qu’il s’agit d’un exercice, d’une expérience qu’elle va proposer. Dans les deux moments que Kerwin explicite, il y a cette volonté de partager son expérience. Lors de l’explicitation du premier moment, elle s’imagine guider la montée et la descente de la colline pour offrir ses apprentissages. Dans l’explicitation du deuxième, elle parle de son envie de créer des contextes pour d’autres personnes et de l’importance de l’ordre des inspirations, comme des ingrédients pour être en mesure de refaire l’expérience en groupe. Pour elle, c’est alors un récit pédagogique qui se dessine au fur et à mesure de ses explorations.
Dans le deuxième moment qu’elle explicite, Lucy fait une traduction, par écrit et dessin, des éléments qu’elle remarque dans l’environnement. Elle se situe par un point et crée des liens entre d’autres points qui se trouvent sur sa page. Elle est « un point dans l’espace et eux [des travailleurs] sont un point dans l’espace » (Lucy, entretien du 5 septembre 2023). Puis elle est « en train de lancer des lignes partout dans le reste de l’espace pour essayer de faire un lien entre tous les autres points et eux » (idem). Elle se situe et crée des relations. Ce qu’elle met sur le papier devient une histoire illustrant la relation entre le monde vécu et le monde imaginé. Elle ajoute : « Il y a comme un tissage entre le vécu immédiat et notre imagination, notre capacité d’être présent·es, que je trouve importante » (idem). Elle peut passer aux mots et remplir une autre partie de la page. Alors qu’elle utilise les couleurs jaune et orange, elle voit leur effet sur la page et cela nourrit son imaginaire : « Ça crée comme des histoires puis des personnages. […] C’est comme si en les mettant à côté d’un arbre dessiné, ou de la date, de la météo et du lieu, qui sont inscrits en haut de la page, c’est comme le début d’une histoire » (idem). Elle n’a « besoin de rien inventer » (idem). Elle écrit ce qu’elle remarque et les mots qui ressortent émergent de ce qu’elle a observé et ressenti. Ces traces qu’elle laisse « ne parlent pas nécessairement directement des personnages, mais ils [en] sont informés et imprégnés » (idem). Le passage à l’écriture et au dessin lui permet de renforcer ce qu’elle a perçu : « Ça [la] remet dans la chose originale » (idem). Et parfois, cette étape révèle « une couche d’imaginaire ou de poésie de plus, qui était déjà dans la chose, mais qu’[elle] n’avai[t] pas encore remarqué avant de la dessiner. Puis c’est en la dessinant qu’[elle] réalise qu’elle [était] là » (idem). C’est alors un récit poétique de dévoilement du réel qui apparait.
Lara, elle aussi, envisage sa pratique comme une manière de raconter. Elle crée un rituel qui lui permet d’entrer dans l’état particulier de l’œuvre. Dans ce rituel, il y a pour elle à la fois une connexion instinctive avec son environnement immédiat et ses sensations et une construction imaginaire (l’œuvre qu’elle crée et qu’elle présente). Elle entre alors dans ce qu’elle nomme du « storytelling » (Lara, entretien du 17 novembre 2023). Dans cette mise en récit, elle n’est pas seulement en relation avec les éléments externes (le ciel, la terre, le soleil, les oiseaux, les voitures, les objets fabriqués par l’être humain). Elle est aussi en relation avec ses souvenirs, son imagination, les souvenirs du passé, de son enfance, les souvenirs de son âge adulte. Pour elle, le dialogue entre toutes ces strates d’expériences est très riche : « J’ai l’impression qu’il y a tellement de choses à ressentir, [à nourrir] et à générer15« It just feels really rich. I feel that there is so much to feel, [to feed], and to generate ». » (idem). L’intérieur et le paysage externe font partie du récit (ou de la narration). Elle explique : « Je pense que ce qui est important, c’est que [le] paysage intérieur et extérieur fasse partie intégrante de la narration16« I think what’s important is that [the] interior and exterior landscape becomes part of the storytelling ». » (idem). Elle revient alors sur ce moment, explicité plus tôt, d’immobilité où elle se sent très chargée. À ce moment, un récit se produit : « Il y a une narration en cours17« […] there is a storytelling happening ». » (idem). Elle dit qu’il y a aussi un récit dans le paysage : « Je pense qu’il y a une histoire à raconter dans ce paysage, dans cet environnement18« I think there is a storytelling in that landscape, in the environment ». » (idem); elle n’est qu’une des voix facilitant ce récit.
Lors de notre séminaire de lecture, à l’automne 2022, nous avons pu traverser, entre autres, les écrits de Donna J. Haraway, d’Anna L. Tsing (2017 [2015]) et de Vinciane Despret (2019, 2022). Ces trois autrices envisagent le récit comme un « mode d’être scientifique, c’est-à-dire à la fois un objet de recherche, une méthode, un style d’écriture, une épistémologie et une proposition politique » (Vassor et Verquere, 2022; souligné dans le texte). Par le recours aux récits, elles invitent à la valorisation d’autres types de savoirs, mais aussi à des pratiques d’observation et d’attention. Comme le mentionne Despret, il s’agit de
susciter, [d’]induire, [de] faire exister, [de] rendre désirables d’autres modes d’attention. Et [d’]inviter à prêter attention à ces modes d’attention. Non pas devenir plus sensibles (un fourre-tout un peu trop commode qui risque tout aussi bien de conduire aux allergies), mais apprendre à, devenir capable d’accorder de l’attention. Accorder prend ici en charge le double sens de « donner son attention à » et de reconnaître la manière dont d’autres êtres sont porteurs d’attentions. C’est une autre façon de déclarer des importances (Despret, 2019 : 15; souligné dans le texte).
Or c’est bien ici ce que nous offrent les artistes écosomatiques : la possibilité d’entrevoir un mode d’attention ancré dans les savoirs du corps qui contribuent à l’émergence d’états « désirables », pour faire écho à l’idée de « futurs désirables » (« desirable futures »; Gümüsay et Reinecke, 2024) proposée par Ali Aslan Gümüsay et Juliane Reinecke19Dans une perspective de tissages interdisciplinaires improbables, nous trouvons intéressant de mettre en parallèle la pensée de ces chercheur·euses issu·es du domaine de l’entrepreneuriat et du management avec les nouvelles narrations possibles qu’offre le travail des écosomatiques. En effet, ces deux chercheur·euses invitent à penser une théorisation prospective afin de pouvoir imaginer le monde de demain : « Selon nous, l’objectif n’est pas de permettre de meilleures prédictions ou prévisions d’un avenir probable, mais d’utiliser notre théorisation pour cultiver la création d’avenirs souhaitables en les imaginant, ou en aidant les autres à les imaginer en premier lieu. Une telle théorisation prospective, telle que définie ici, permet non seulement aux parties prenantes de se préparer à de tels futurs, mais aussi d’embrasser son potentiel performatif (Ghoshal, 2005; Gond et al., 2016) en rendant les futurs souhaitables plus probables ou réalisables en les théorisant. Nous nous joignons à un groupe émergent de chercheurs qui appellent à des alternatives aux formes conventionnelles de théorisation basées sur la prospection (Cooperrider, 2021; Laszlo, 2021; Muñoz & Dimov, 2023), développant une orientation de formation de l’avenir à la recherche (Gergen, 2015), et à la “recherche générative” (Pavez et al., 2021) » (« In our view, the goal is not to enable better predictions or forecasting of a likely future but to use our theorizing to cultivate the creation of desirable futures by imagining, or helping others imagine them in the first place. Such prospective theorizing, as defined here, not only allows stakeholders to prepare for such futures but also embraces its performative potential (Ghoshal, 2005; Gond et al., 2016), making desirable futures more likely or feasible by theorizing them. We join an emerging group of scholars calling for alternatives to conventional forms of theorizing based on prospection (Cooperrider, 2021; Laszlo, 2021; Muñoz & Dimov, 2023), developing a future-forming orientation to research (Gergen, 2015; Gümüsay & Reinecke, 2022) and “generative scholarship” (Pavez et al., 2021) »; Gümüsay et Reinecke, 2024 : 3). Il nous semble que les artistes écosomatiques contribuent, par leur travail de présence et de nouveaux tissages relationnels, à ouvrir dans le temps présent des espaces imaginaires propices à l’émergence de possibles futurs désirables., pouvant ainsi contribuer à des utopies transformatrices de l’état du monde. Les quatre artistes interrogées offrent des récits pluriels qui ouvrent sur de nouveaux possibles relationnels, car ceux-ci sont le fruit de dialogues constants et toujours renouvelés avec ce qui surgit dans l’espace et dans le temps. Pour Haraway, les mises en récit sont des jeux de ficelles qui « exigent que l’on se mette en état de recevoir et de transmettre » (Haraway, 2020 [2016] : 24-25). C’est ainsi que Lucy échange sur son vécu avec sa collaboratrice, Cara Roy, tout en laissant des traces écrites et dessinées de ses expériences. Sybille partage ses explorations avec les danseur·euses avec qui elle travaille, puis avec les spectateur·trices. Kerwin imagine des possibles pédagogiques de transmission d’expériences. Lara offre ses explorations au public. Tout comme Haraway, Tsing et Despret, « elles déplacent l’enjeu de l’écriture et se demandent comment rendre partageables des réalités sensibles : “[…] fabuler, activement, pour faire passer et sentir des possibles passés inaperçus, ou restés en sourdine” [Despret, 2017 (2015) : 175] » (Vassor et Verquere, 2022). Par leur danse, elles nous proposent d’autres manières d’entrer en relation, d’activer notre attention, d’être avec et dans le monde. Elles nous racontent comment la rencontre avec le lieu, avec l’autre que soi transforme, bouleverse, mais aussi comment ces nouvelles configurations relationnelles travaillent à notre émerveillement et à un réenchantement du monde, rendant possible l’acte d’en prendre soin.
***
Aller à la rencontre de Sybille, de Lara, de Kerwin et de Lucy, c’est plonger avec elles dans un monde où notre qualité d’attention importe. C’est ouvrir nos espaces de perception pour comprendre que chaque élément de notre expérience compte, participe à notre qualité de présence au monde et à notre devenir. L’engagement écologique de ces praticiennes écosomatiques travaille à l’essentiel : il est basé sur la transformation de soi pour devenir avec l’environnement. Elles deviennent avec la colline, le parc, le jardin, l’espace de création, la jungle, la terre, les arbres, les insectes, les microbes… Elles sont des tisseuses de relations et des passeuses d’états. En faisant émerger de nouveaux récits incorporés, elles se permettent et nous permettent ainsi de cultiver la richesse des savoirs du corps, des savoirs intuitifs, des savoirs ancrés dans la sensation. Et ce que nous retiendrons ici est la capacité que ces pratiques attentionnelles de mise en relation ont de faire apparaitre la joie ou l’émerveillement, suscitant alors la gratitude, émotion au cœur des cultures autochtones ancrées dans la réciprocité des relations de l’être humain avec les autres-qu’humains, animaux, plantes et minéraux :
Nous sommes reconnaissant·es à notre Mère, la Terre, car elle nous donne tout ce dont nous avons besoin pour vivre. Elle soutient nos pieds lorsque nous marchons sur elle. Nous nous réjouissons qu’elle continue à prendre soin de nous, comme elle l’a fait depuis la nuit des temps. À notre Mère, nous adressons nos remerciements, notre amour et notre respect20« We are thankful to our Mother the Earth, for she gives us everything that we need for life. She supports our feet, as we walk about upon her. It gives us joy that she still continues to care for us, just as she has from the beginning of time. To our Mother, we send thanksgiving, love, and respect ». (Kimmerer, 2013 : 108).
Cette contribution des artistes écosomatiques nous semble majeure dans un contexte de « nouveau régime climatique » (Latour, 2023 [2015]) qui nous demande de changer radicalement de paradigme relationnel avec les milieux que nous habitons, la Terre dont nous faisons partie. Elles répondent concrètement aux problématiques d’une « crise de la sensibilité » (Zhong Mengual et Morizot, 2018), à la fois comme cause et comme conséquence des changements climatiques, vecteurs de transformation de nos sociétés. Ce changement de paradigme relationnel par la sensibilité implique une remobilisation de nos manières d’être au monde et donc de nos postures, c’est-à-dire de nos manières de nous organiser, de nous situer et de nous mouvoir en relation avec la gravité, avec la force de la Terre même. Or les pratiques écosomatiques de mise en relation attentionnelle, en éveillant des possibilités de mutation dans nos manières de sentir et de connaitre par le corps et par le mouvement, nous offrent certainement cette possibilité de modulation posturale qui fera émerger de nouvelles qualités dans nos gestes et dans nos engagements multispécifiques, nourris par des histoires de rencontres, d’attentions et de sensations.
Notes
- 1« […] that connects bodily ways of knowing (somatics) with ecological consciousness to reframe our thinking about somatic approaches to performance-making ». Toutes les citations en anglais de cet article ont été traduites par nos soins.
- 2« […] mindful, collaborative participation in the relationships of human and non-human living beings ».
- 3Nous nous sommes pour cela basé·es sur l’un des principaux enjeux des perspectives écosomatiques, tel que décrit par Marie Bardet, Joanne Clavel et Isabelle Ginot, enjeu qui « consiste à élaborer des approches prenant en compte les relations de coconstruction et de coinvention entre gestes et contextes, entre perceptions, pensées et affects » (Bardet, Clavel et Ginot, 2019 : 15).
- 4« Pendant plus de 150 ans, des enfants des Premières Nations, du peuple inuit et de la Nation métisse ont été enlevés de leurs familles et communautés, forcés de fréquenter des écoles souvent bien loin de chez eux. Plus de 150 000 enfants ont fréquenté les pensionnats autochtones. Bon nombre d’entre eux n’en sont jamais revenus. Le premier pensionnat autochtone administré par une église a ouvert ses portes en 1831. Dès les années 1880, le gouvernement fédéral avait adopté une politique officielle de financement des pensionnats partout au Canada, avec l’intention explicite d’arracher ces enfants de leurs familles et leurs cultures. En 1920, la Loi sur les Indiens a rendu obligatoire la fréquentation des pensionnats autochtones par les enfants âgés de 7 à 15 ans ayant le statut d’Indien des traités. La Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) a conclu que les pensionnats autochtones “ont constitué un outil systématiquement utilisé par le gouvernement pour détruire les cultures et les langues autochtones et pour assimiler les peuples autochtones afin d’effacer leur existence en tant que peuples distincts”. La CVR a qualifié cette intention de “génocide culturel” » (Centre national pour la vérité et la réconciliation, s.d.).
- 5Lucy était d’abord venue au Québec pour étudier au programme de sociologie à Concordia, surtout par curiosité pour l’imaginaire des structures et des mouvements sociaux. La réintégration de la danse dans cette curiosité s’est faite en cours de route, résultant dans un double cursus.
- 6Aujourd’hui le Codarts Rotterdam.
- 7« […] interior visual landscape ».
- 8« That’s how I navigated with my body with no longer just the memory I was arriving with. But the present memory of the visual landscape, that kept sometimes echoing ».
- 9« I felt like I was no longer human, no just pure human, I was like in relationship to these different systems ».
- 10Le philosophe Bruno Latour parle à ce titre de « nouveau régime climatique » : « Un jour, c’est la montée des eaux; un autre, la stérilisation des sols; le soir, c’est la disparition accélérée de la banquise au journal de vingt heures, entre 2 crimes de guerre, on nous apprend que des milliers d’espèces vont disparaître avant même d’être proprement répertoriées; chaque mois les mesures du CO2 dans l’atmosphère sont plus mauvaises encore que celles du chômage; chaque année qui passe, on nous apprend que c’est la plus chaude depuis la fondation des stations météorologiques; le niveau des mers ne fait que monter; le trait de côte est de plus en plus menacé par les tempêtes de printemps; quant à l’océan, chaque campagne de mesure le trouve plus acide. C’est ce que les journaux appellent vivre à l’époque d’une “crise écologique”. Hélas, parler de “crise” serait encore une façon de se rassurer en se disant qu’“elle va passer”; que la crise sera bientôt derrière nous. Si seulement ce n’était qu’une crise! Si seulement, cela avait été juste une crise! D’après les spécialistes, il faudrait plutôt parler de “mutation” : nous étions habitués à un monde; nous passons, nous mutons dans un autre » (Latour, 2023 [2015] : 15-16).
- 11« I come here to listen, to nestle in the curve of the roots in a solt hollow of pines needles, to lean my bones against the column of white pine, to turn off the voice in my head until I can hear the voices outside it: the shh of wind in needles, water trickling over rock, nuthatch tapping, chipmunks digging, beechnut falling, mosquito in my ear, and something more – something that is not me, for which we have no language, the wordless being of others in which we are never alone ».
- 12« […] in a relationship with all the things ».
- 13Lara utilise le mot « relationality ».
- 14« […] becoming the environment ».
- 15« It just feels really rich. I feel that there is so much to feel, [to feed], and to generate ».
- 16« I think what’s important is that [the] interior and exterior landscape becomes part of the storytelling ».
- 17« […] there is a storytelling happening ».
- 18« I think there is a storytelling in that landscape, in the environment ».
- 19Dans une perspective de tissages interdisciplinaires improbables, nous trouvons intéressant de mettre en parallèle la pensée de ces chercheur·euses issu·es du domaine de l’entrepreneuriat et du management avec les nouvelles narrations possibles qu’offre le travail des écosomatiques. En effet, ces deux chercheur·euses invitent à penser une théorisation prospective afin de pouvoir imaginer le monde de demain : « Selon nous, l’objectif n’est pas de permettre de meilleures prédictions ou prévisions d’un avenir probable, mais d’utiliser notre théorisation pour cultiver la création d’avenirs souhaitables en les imaginant, ou en aidant les autres à les imaginer en premier lieu. Une telle théorisation prospective, telle que définie ici, permet non seulement aux parties prenantes de se préparer à de tels futurs, mais aussi d’embrasser son potentiel performatif (Ghoshal, 2005; Gond et al., 2016) en rendant les futurs souhaitables plus probables ou réalisables en les théorisant. Nous nous joignons à un groupe émergent de chercheurs qui appellent à des alternatives aux formes conventionnelles de théorisation basées sur la prospection (Cooperrider, 2021; Laszlo, 2021; Muñoz & Dimov, 2023), développant une orientation de formation de l’avenir à la recherche (Gergen, 2015), et à la “recherche générative” (Pavez et al., 2021) » (« In our view, the goal is not to enable better predictions or forecasting of a likely future but to use our theorizing to cultivate the creation of desirable futures by imagining, or helping others imagine them in the first place. Such prospective theorizing, as defined here, not only allows stakeholders to prepare for such futures but also embraces its performative potential (Ghoshal, 2005; Gond et al., 2016), making desirable futures more likely or feasible by theorizing them. We join an emerging group of scholars calling for alternatives to conventional forms of theorizing based on prospection (Cooperrider, 2021; Laszlo, 2021; Muñoz & Dimov, 2023), developing a future-forming orientation to research (Gergen, 2015; Gümüsay & Reinecke, 2022) and “generative scholarship” (Pavez et al., 2021) »; Gümüsay et Reinecke, 2024 : 3). Il nous semble que les artistes écosomatiques contribuent, par leur travail de présence et de nouveaux tissages relationnels, à ouvrir dans le temps présent des espaces imaginaires propices à l’émergence de possibles futurs désirables.
- 20« We are thankful to our Mother the Earth, for she gives us everything that we need for life. She supports our feet, as we walk about upon her. It gives us joy that she still continues to care for us, just as she has from the beginning of time. To our Mother, we send thanksgiving, love, and respect ».

