S’il est toujours complexe de parler soi-même de ce que l’on fait, la tâche peut être d’autant plus ardue quand l’activité en question sort en grande partie du régime du « faire », c’est-à-dire d’un mode de production orienté en fonction d’une finalité précise qui requiert des moyens et techniques connus et identifiés par le « faiseur ». Comment parler d’une pratique qui semble avoir pour caractéristique de toujours commencer par une forme de « non-savoir des fins et des moyens », qui se reconfigure chaque fois en fonction des terrains où elle se met au travail et qui vont demander, pour être arpentés au mieux, que l’on emprunte des chemins dont les tracés ne préexistent pas à la découverte que l’on en fait? D’une pratique qui se tient à côté du régime du faire, à côté du régime des fins, des finalités et des dé-finitions, mais qui, pour autant, peut être perçue dans ses modes d’action et de création? Drama-ergon, action et création, voici les deux composantes étymologiques du nom que l’on donne à cette pratique singulière et en constante échappée des définitions à partir desquelles, pourtant, je vais m’essayer à parler et à penser ici. Je remercie Émilie Martz-Kuhn de m’avoir invitée, justement, non pas à parler de « La Dramaturgie », mais à partir d’elle et de ma manière singulière de l’agir, dans cet espace où je me tiens, entre les scènes artistiques, places politiques et plateaux philosophiques.
Si je considère, comme beaucoup de personnes engagées à leur manière dans cette activité de « dramaturge », que s’exprimer depuis la singularité d’un agir est sans doute la seule manière de partager quelque chose de la dramaturgie sans, en même temps, la trahir ou l’abîmer en la forçant à rentrer dans des termes qui ne lui sont pas ajustés (parce que trop dé-finis, trop finaux et l’assignant trop à une place figée alors que la dramaturgie réside aussi dans le « mouvement », second sens du terme « ergon »), je crois aussi qu’il est important de ne pas s’en tenir à la seule expression d’une individualité. Que la dramaturgie ne puisse être approchée de manière « générale » n’implique pas que l’on ne puisse en parler qu’à titre particulier. Le philosophe Gilles Deleuze, qui m’accompagne beaucoup dans tout mon chemin de pensée « entre » les pratiques et les terrains, différencie très justement le couple « général-particulier » de celui « singulier-universel1 ». Le premier est en effet sous-tendu par les idées (et idéaux) de l’Individu et d’un mode d’association qui additionne les individualités « particulières » sans nécessité de relations et de coaffectation, des unes par les autres : tel est le triste modèle de nos sociétés néolibérales. À l’inverse, dans le second, le « je » et le « nous » ne cessent de se codéfinir, d’exister sur fond de l’autre dans une circulation réjouissante de cocréations. « Je » me singularise sur fond d’un paysage partagé, sillonné donc par d’autres qui ont laissé et laissent des traces à partir desquelles je trouve les miennes au moment même où je les dépose, créant d’autres possibles pour des altérités à venir. Et c’est ce réseau de relations et de singularisations qui compose le seul commun, l’universel non général, le « commun non comme Un ». Refuser l’unification de « La Dramaturgie » sous une seule Théorie ou sous une seule Histoire demande donc, je crois, en plus d’une attention donnée à un parcours singulier, la tentative de replacer ce parcours au sein, non pas d’une biographie ou généalogie, mais d’une cartographie telle que la publication de ce dossier la prône. Et j'espère que le lecteur·trice de cette section de L’Annuaire théâtral aura la sensation, une fois achevée la lecture des différents récits d’expériences, de détenir une petite carte qui, elle aussi, n’a de valeur qu’à partir de l’usage que chacun·e en fera, qu’il soit spectateur·trice, auteur·trice, acteur·trice, dramaturge... et, donc, possible occupant·e-auteur·trice de cette carte en constant devenir.
Faire part de ce souhait ici n’a rien d’un vœu pieux. Il provient de l’expérience vécue comme d’une existence dramaturgique que j’aspire à vivre. Cet engagement pour un « commun non comme Un » et pour une singularisation non identitaire qui demande ces allers-retours entre « chemin spécifique » et « atlas cartographique » est constitutif de ma manière d’agir la dramaturgie et de l’incarner tant sur les plateaux, au plus proche des processus de création, qu’en prolongement de ces derniers, dans différents dispositifs de réflexion que je mets en place autour d’elle. Il m’a toujours été cher d’associer à mon accompagnement d'artiste – accompagnement qui est donc, chaque fois, à inventer dans ses formes et modes opératoires – des manières de mettre en partage le savoir sensible et expérimental qui se dépose le long d’un chemin de création. Trouver des manières de « dire » sans trahir, de faire figurer un trajet sur une carte partagée, de lier la concentration sur un processus « spécifique » à des mises en communication avec ce que d’autres font autour : tout cela est constitutif de mon travail qui passe donc de cet espace « secret » des répétitions au plateau à ceux permettant le partage de ce que le secret a, pourrais-je dire, sécréter de savoirs nouveaux. Ces espaces existent, tout autant dans des écrits, des inventions d’ateliers divers que, depuis trois ans, dans la tenue d’un « séminaire dramaturgie » à La Bellone, lieu de résidence bruxellois qui se conçoit comme « un outil de dramaturgie et de réflexion pour les artistes de la scène » (La Bellone, s.d.), où je suis dramaturge associée.
Je n’y joue évidemment pas le rôle de la dramaturge experte dont je me méfie grandement, et je remplace donc les techniques de l’expertise (qui, là aussi, font appel à l’idée d’une connaissance « particulière », voire unique, donnant autorité à celui ou celle qui transmet la connaissance) par ceux de l’expérience et de l’expérimentation partagées qui, dans une circulation permanente du sensible au sensé, donnent jour à d’autres formes de dire, de voir, de penser. Je démarre souvent ces séminaires en me décentrant, me prenant moins comme référent premier duquel je déduirais l’ensemble de ce que nous allons travailler, que comme point figurant sur cette carte des pratiques dramaturgiques. Sur celle-ci, se rendent visibles différents modes opératoires qui dessinent des régions, des voisinages ou des écarts entre des méthodes dramaturgiques qui se singularisent chaque fois, en effet, à partir du matériau que le ou la dramaturge est invité·e à suivre. On n’emprunte pas les mêmes chemins si l’on part d’une pièce de théâtre existante, d’une question ouverte qu’un·e metteur·e en scène décide d’explorer dans l’immanence d’un travail de plateau ou d’une intuition scénographique mue par un désir d’expérience que l’on veut faire vivre aux spectateurs·trices, dont on ne sait rien d’autre si ce n’est que l’on veut les placer dans un dispositif bifrontal.
Au-delà d’une exhaustivité qui serait de fait impossible et peu intéressante à obtenir ici, cette approche cartographique permet surtout de voir apparaître des constantes, au sein de ce réseau de variations qui, lui, laisse voir des outils et méthodes envisageables. Peut-être faut-il reconnaître que la seule véritable permanence de la dramaturgie est le mouvement. Son attachement au mouvement et à son maintien nous fait justement passer d’une logique « dramatique » à « dramaturgique ». Aussi proches semblent être les deux mots, ils sont en réalité profondément différents. Ce, d’abord, par la simple présence, dans le second, du petit et discret suffixe « ergon » qui allie si bien « mouvement » et « création », alors que le préfixe « drama », commun aux deux, renvoie à l’action considérée comme achevée. L’écriture dramatique, comme en a principalement posé les bases La poétique d’Aristote, suit une logique linéaire permettant de déplier une action depuis un début repérable, une crise rencontrée et un dénouement sous la forme de la résolution ou de la catastrophe, mot qui lui aussi indique la fin, la chute : kata-strophe, fin du chant. La dramaturgie commence quand on fait de la fin un début potentiel et que l’on veille, d’une manière ou d’une autre, à ce que ce qui a été inscrit comme achevé se re-vive, remette du mouvement, ne serait-ce que dans la réception qu’en fait le spectateur·trice. Il peut y avoir dramaturgie à partir d’une écriture dramatique des plus classiques pour autant que l’on ne s’en tienne pas à la simple logique de la représentation et que l’on ait conscience du fait que le texte vit car il est vu et vécu par des vivant·es : les spectateurs·trices. L’attention dramaturgique commence donc, pourrait-on dire, dès lors que l’on inclut la question du regardant saisi comme acteur de perception et non comme simple instance passive qui reçoit un message déjà constitué.
On pourra alors observer des dramaturgies différentes en fonction de la place que l’on donne à ce regardant, mais aussi et surtout de ce que l’on cherche à lui faire éprouver le long de cette perception qui est un composite de ce qu’il reçoit et de ce à partir de quoi il reçoit : une sensibilité propre, une situation dans le temps et l’espace (critères premiers de l'expérience) qui peut renvoyer tout autant au contexte social, politique que, de manière plus concrète, au type de lieu dans lequel le ou la spectateur·trice reçoit l’œuvre (un théâtre, un espace public, une scénographie modifiée, par exemple) ou au moment précis où il ou elle le vit (la nuit, le matin, à une heure improbable). L’attention dramaturgique me semble donc se situer dans cette série d’« entre » : entre un matériau initial et l’expérience que l’on souhaite partager dans son traitement; entre une « scène » et une « salle »; entre un lieu de représentation et une quantité de dehors qui viennent informer nos conditions d’expériences. Ici, le ou la dramaturge ne se reconnaît plus vraiment sous les traits de ce « garant » du sens qui devrait, en partant d’un respect du Texte ou du Projet initial dont il serait le plus fiable connaisseur, pouvoir désigner le juste point d’arrivée. Il ou elle devient plutôt cette figure « sans garantie », figure « interstitielle » qui n’a d’autre savoir que celui qui se compose le long de ce chemin de création, fait de tentatives, d’hypothèses essayées, de lignes qui s’affirment quand d’autres voies se révèlent moins pertinentes... et ce chemin demande, pour être suivi au mieux, que l’on passe en effet d’une volonté de contrôler la fin en fonction de l’origine à une attention au processus et à ses chaos; que l’on passe d’une volonté de « sur-veiller » à l’attention d’un « veiller sur ».
Bien sûr, le fait d’avoir travaillé très vite avec des metteur·es en scène qui préféraient, à l’adaptation de pièces existantes, la création au plateau, tout comme le fait d’avoir accompagné en tant que dramaturge plusieurs chorégraphes qui travaillent le « sens » au-delà des mots, à même les inscriptions sensibles, m’ont conduite très vite à choisir ce type de méthode dramaturgique que je dirais « expérimentale » plus que « conceptuelle » et qui préfère, à la « logique du sens », la « logique de la sensation », selon une autre distinction deleuzienne2. Je travaille depuis deux ans avec la metteure en scène Léa Drouet dont le prochain projet se nomme Violence(s). Nous échangeons depuis plusieurs années autour de ce mot, de sa surprésence dans tous les médias, toutes les conversations, et en même temps de son apparente absence dans le registre des émotions (on n’a jamais autant parlé de violence tout comme on n’a sans doute jamais appris à « faire avec »). À l’amorce de nos échanges, il y a, non pas le projet de « faire un spectacle », mais un souci politique que nous partageons en tant qu’habitantes de ce monde abîmé. En faire matière d’un travail artistique est, je crois, une manière de prendre la lutte politique depuis les savoirs qui sont les nôtres : composer des expériences, les rendre à nouveau possibles au sein d’une société que tout tend à anesthésier. Pour accompagner ce travail, je vais donc moins m’attacher aux histoires universelles de la violence ou à l’établissement d’une bibliographie complète où figureraient tous les experts de la notion qu’à ce qui fait aujourd’hui, non pas l’expérience de la violence telle que je pourrais me contenter de la trouver en sélectionnant tous les articles traitant actuellement de la question (en 2019, nous avons un large choix en France!), mais plutôt la violence comme mode d’expérience. C'est-à-dire qu’il va m’importer d’enquêter, au croisement du sensible et du politique, sur la manière dont nous sommes in-formé·es par des rapports violents, nos sensibilités étant formées par eux ou déformées par ce que l’on nous a appris à définir comme de la violence alors que quantité d’éléments autres nous violentent, nous font souffrir, nous torturent parfois mais que l’on n’a pas été habitué·e à nommer « violents ».
Ici, le sensible peut venir troubler les représentations établies. Faire confiance à ces données ou témoignages sensibles dans le cadre d’une création d’art vivant, d’un art qui se fait avec des vivant·es qui vivent des émotions ou ont désappris à les vivre, c’est s’engager dans une dramaturgie alternative qui est, au fond, ce pour quoi je crée ou accompagne des créations. Tordre les dramatiques du présent qui nous rendent impuissant·es, nous disent que le possible a fui, qu’il n’y a pas d’alternative (le fameux TINA3), les tordre en y injectant ce qu’elles n’intègrent pas (la perception sensible) plutôt que de vouloir, en suivant leur logique (argumentative et autoritaire), s’y opposer en produisant avec force des contre-représentations. Là encore la dramaturgie se tient davantage « entre » des narrations établies et des fictions pour lesquelles un·e artiste souhaite s’engager que dans la désignation du mauvais et du bon récit. Le ou la spectateur·trice joue ici le rôle de collaborateur·trice dramaturgique et perd ainsi la connotation que lui donnait, en miroir, celle qui faisait du dramaturge le « garant de la Vérité », c’est-à-dire le ou la spectateur·trice comme juge final.
Mais je distingue aussi cette considération, qui donne, dans l’attention dramaturgique, une place et un rôle importants au public, de ce qui me semble trop souvent animer la promotion de la participation. En effet, j’ai souvent eu l’impression, en assistant à du théâtre participatif, d’être moins invitée à prendre ma part en tant que spectatrice et, donc, en tant que regardante active qui a déjà une part dans la fabrication de l’expérience, qu’à rejoindre la part que l’artiste m’avait d’emblée assignée, considérant que la seule activité, au sein du théâtre, se trouve sur la scène des « acteurs·trices » sur laquelle j’étais tenue de monter. Jacques Rancière a très bien repéré ce mécanisme dans Le spectateur émancipé, mais il me semble cependant ne pas prendre en compte d’autres formes, si ce n’est de participation, du moins de collaboration. Ce sont des formes qui justement répondent à l’idée d’un·e spectateur·trice agent·e de sens et doté·e d’une sensibilité informée d’un contexte, d’une réalité – historique, politique, culturelle – avec laquelle il et elle voit et peut voir les différences. Prendre le parti, tel que je l’ai fait, des « alternarrations », des narrations qui, plus qu’elles ne prétendent contrer le récit dominant, travaillent à son altération, c’est affirmer le besoin d’un public opérateur d’expériences différenciantes, capable de mesurer les écarts et trouvant, dans cette béance entre les éléments hétérogènes, son lieu d’activité et d’activation. La définition même de l’expérience nous mène à ce point : il s’agit, pour reprendre une idée de Baruch Spinoza dans son Éthique (1993), d’une composition des rapports entre éléments hétérogènes et chercher à la mettre en partage ne peut donc passer par la simplification du duo représentation / contre-représentation.
C’est aussi cela qui donne, à mon sens, toute la charge politique à l’expérience et à ce qui veille à sa confection sous le nom de dramaturgie. Nous savons que notre monde de violences et conflits est aussi celui d’une guerre des récits. Si nous ne pouvons partout prendre les armes, c’est ici que j’ai décidé, depuis longtemps déjà, de mener bataille. Et je me plais à me raconter (en n’étant pas pour autant totalement utopiste) que nous sommes nombreux·ses à nous soucier de cela. Je vois des voisin·es sur ma carte (je pense, entre autres, à mon collègue Alexandros Mistriotis, à la metteure en scène et autrice Adeline Rosenstein, à Boris Charmatz et à ses autres histoires du corps, ou à Eszter Salamon et à ses autres incarnations de l’Histoire…), mais je remarque aussi un intérêt de plus en plus grandissant pour cette pratique étrange, indéfinie et pourtant effective, nomade et qui sait cependant se créer des lieux et foyers d’expérience, qu’est la dramaturgie. Cela se note notamment dans la multiplication des festivals et temps forts qui se dédient à elle, tentant de la nommer dans plusieurs variables différences : « dramaturgies hybride », « dramaturgies multiples », « dramaturgies virales » comme s’intitulait une rencontre que nous avons coordonnée, en 2019, avec Jessie Mill au sein du Festival TransAmériques de Montréal et de son réjouissant programme de « cliniques dramaturgiques ». On peut considérer cela comme un simple « effet de mode » ou aller un peu plus loin dans la considération de ce que pensent et sentent « les gens » et lire alors, dans cet engouement, le témoignage d’une mutation des sensibilités. Le « postdramatique » a su rendre visible la fatigue des Grands récits, tout comme la fatigue que l’on peut éprouver face à eux. Je crois qu’aujourd’hui nous sommes aussi fatigué·es de ce nouveau « Grand récit de la fin du grand récit » qui range toute nouvelle forme d’écriture, toute narration complexifiée et multimédia sous les étiquettes « refus de la narration », « crise de la représentation ». La dramaturgie ouvre d’autres dynamiques et vitalités que celles, toujours un peu trop fades, de la ré-action à ce qui est. Elle agit ailleurs, elle nous fait agir vers des « ailleurs », comme elle nous invite à sans cesse convier ces « ailleurs » en tant qu’ailleurs au sein de « nos lieux » : nos théâtres, nos plateaux, nos écritures, nos espaces de rencontre et de réflexion.
C’est l’un des enjeux pour moi de la série de rencontres que je mets en place au théâtre Nanterre-Amandiers (France) où je suis également, depuis mai 2018, associée. Cette association-ci n’est pas la même que celle que nous avons tissée avec La Bellone et sa directrice-dramaturge Mylène Lauzon, car les deux lieux n’ont pas la même fonction. Mais une constante demeure : il s’agit dans les deux cas d’une collaboration avec toute la part d’invention, de mouvement et de création, caractéristiques de cette dramaturgie que je me suis choisie. Ces caractéristiques m’apparaissent difficilement tenables dans le modèle des « dramaturges permanents » qui est prédominant en Allemagne notamment. C’est donc de manière différente que j’ai imaginé, en dialogue avec les équipes, ma collaboration avec Nanterre-Amandiers. Mon attachement pour la dramaturgie comme pratique essentiellement mouvante et ne pouvant être réellement opérante qu’à condition de ne pas appartenir à un seul lieu, de se tenir « entre » et en constant déplacement vers des altérités de regard, de sensibilité, de langages..., qu’elles soient celles des artistes accompagné·es ou des spectateurs·trices envisagé·es, rend de fait cette idée de « permanence » un peu impossible à tenir pour moi. De plus, la singularité de ce théâtre – que je décrirais avant tout, et avant la désignation générique de « théâtre public subventionné en France », comme véritable lieu d’expérimentation et où l’expérience, au sens de cette composition des rapports entre éléments hétérogènes, est ce à quoi tout le monde travaille –, le différencie certes de théâtres qui accordent davantage d’importance à la représentation fidèle « d’œuvres dramatiques », mais aussi à la notion de « répertoire » qui est au cœur du modèle allemand et de la manière dont a été pensée, au départ, la fonction de ses « dramaturges de maison ». Ce modèle est ainsi placé d’emblée du côté de cette « garance » dont j’ai déjà dit me méfier (selon laquelle il faut préserver le « répertoire »), et bien que les écritures composant ce répertoire soient de plus en plus expérimentales dans certains théâtres allemands (le Kammerspiele de Munich par exemple), le ou la dramaturge ne demeure pas moins cette figure « permanente », que toute création accueillie se doit de solliciter, et ce, sans avoir toujours le temps de poser les modalités d’une collaboration qui, pourtant, sont toujours à repenser.
Ma conception de la dramaturgie ne me permettrait pas de suivre ce modèle : j’aurais l’impression de ne pas pouvoir faire convenablement mon travail si j’étais tenue de « rester » au même endroit, de ne pas être « déplacée » par ma fréquentation des scènes politiques ou d’espaces de création théorique qui sont les lieux où je forge mes outils de dramaturge de manière bien plus juste à mon sens que si je ne me tournais que vers des « œuvres » afin de les décrire dans les programmes ou de les expliquer dans les dossiers pédagogiques. Il était évident, pour le théâtre Nanterre-Amandiers comme pour moi, que ma collaboration ne prendrait pas la forme d’une permanence mais plutôt d’une présence en allers-retours, plus adaptée à ce soin dramaturgique qu’une telle « fabrique d’expériences » peut nécessiter. Je ne suis donc pas « mandatée d’office » à la place de dramaturge des créations produites au théâtre, mais j’interviens auprès de certain·es artistes, soit parce que les bases de la collaboration ont été posées entre nous avec du temps (c’est le cas de Léa Drouet qui sera accueillie pour la seconde fois à Nanterre, mais aussi de Philippe Quesne, directeur du théâtre, que j’ai accompagné à la dramaturgie pour sa dernière pièce française, Crash Park), soit parce que la proposition artistique invite à établir un tel dialogue dramaturgique avec la praticienne que je suis et qui me différencie d’autres par, notamment, ma fréquentation des terrains politiques et philosophiques. Toute création n’a pas « besoin » du type d’accompagnement que je peux offrir et je trouve ça très précieux que nous nous donnions la liberté de décider, le long de la saison, du degré d’engagement que je peux avoir dans tel ou tel projet.
C’est avec cette même liberté et attention aux différences et différenciations que nous pensons le cycle de rencontres dont j’assure la « dramaturgie ». « Mondes possibles » est passé d’un format festival (mai 2018) à cette série de rendez-vous publics que je considère comme des créations dramaturgiques précisément parce qu’ils ne sont pas seulement des temps de parole d’artistes, ou entre artistes et spectateur·trices, mais plutôt des espaces-temps croisant les disciplines, les approches et les langages et mettant en relation plateaux artistiques, scènes théoriques et places publiques. Ils mettent au travail le « théâtre » non parce qu’ils le prennent comme objet de regard et de débat, mais parce qu’ils reprennent ce qui fait de lui un tel lieu (de débats et de conflits de et dans la narration) : le fait de réunir des singularités très différentes autour d’une expérience sensible et sensée commune. Le théâtre, c’est « le lieu d’où l’on voit » et si l’on considère le voir « en dramaturge », on ne peut que le rendre pluriel et viser sa pluralisation afin que l’on puisse, justement, considérer les choses un peu autrement que selon la représentation dominante et socialement admise. C’est là que le voir devient un acte, que les frontières entre acteur·trices (de plateaux comme de mouvements politiques), auteur·trices et spectateur·trices se brouillent ou s’articulent pour composer, dans ce croisement des éléments hétérogènes, une « expérience ».
« Donner de la durée aux expériences » (2015 : 6), c’est ainsi que le philosophe Maurice Merleau-Ponty définit le rôle de l’institution et c’est aussi à l’accompagnement de cela que se dédie ma présence dramaturgique. On pourrait presque nommer cela « dramaturgie institutionnelle » en référence à la « psychanalyse institutionnelle » qui a tenté de replacer chacun·e des occupant·es de l’institution hospitalière (médecins, aides-soignant·es, patient·es) dans son rôle d’acteur·trice à part entière de l’institution. Ainsi, dans les rendez-vous nommés « perspectives dramaturgiques », j’invite tous et toutes les travailleur·euses du théâtre (des chargé·es de production aux personnes en charge de l’entretien, de la billetterie, en passant par les technicien·nes, les personnes en relation avec les publics, les ouvreur·euses) à échanger autour des spectacles à venir. Ce, non pas pour « expliquer » la programmation à ceux et celles qui ne seraient qu’au service des artistes et de leurs propositions considérées comme données extérieures, mais précisément pour que chacun·e puisse (se) rendre visible dans la manière dont il ou elle accompagne et rend possible le projet artistique. Il ou elle y est ainsi de fait impliqué·e et y entretient une relation de regard comme d’action. Chacun des métiers de l’institution constitue, par sa singularité, un élément essentiel de cette fabrique d’expérience, et pouvoir se le rappeler comme s’en préciser les modalités permet non seulement de « réenchanter » un quotidien, mais aussi de renforcer sans quoi un tel projet artistique ne peut exister : les conditions d’une expérience « à égalité » et la confection d’un sensible commun.
Image de couverture : Julie Parent
Bibliographie
DELEUZE, Gilles (2011 [1968]), Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, « Épiméthée ».
DELEUZE, Gilles (1981), Logique de la sensation, Paris, Éditions de la Différence.
DELEUZE, Gilles (1969), Logique du sens, Paris, Minuit, « Critique ».
LA BELLONE (s.d.), « Projet artistique », bellone.be/FR/Bellone.asp#Programmation
MERLEAU-PONTY, Maurice (2015), L’institution, la passivité : notes de cours au Collège de France (1954-1955), Paris, Belin, « alpha ».
SPINOZA, Baruch (1993 [1677]), L’Éthique, trad. Armand Guérinot, Paris, Les éditions Ivrea.
LOUIS, Camille (2021), « Agir en dramaturge », L’Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/agir-en-dramaturge