Que se joue-t-il dans l’accompagnement de la grossesse, dans le lien en « gestation » entre un bébé, celle qui le porte et ceux·celles autour? De quelles façons « prendre soin » des parents et de l’enfant à naître, afin qu’il arrive dans un milieu où il est accueilli, sécurisé? Dans la vie intra-utérine, que se joue-t-il sur le plan du soma, de l’embodiment, et qu’est-il à imaginer, en matière de gestes artistiques qui prendraient soin du vivant, de la relation entre les êtres?
L’article qui suit prévaut comme note de synthèse d’un projet de recherche en cours, encore au stade embryonnaire, dont je souhaite toutefois dévoiler les premières orientations méthodologiques, théoriques et expérientielles. Il faut d’emblée informer le·la lecteur·trice que ce projet, appelé provisoirement « Ritualités et gestation », me mobilise d’une façon particulière, tant il s’est élaboré en résonance à un moment particulier de mon processus de chercheuse, de danseuse, de chorégraphe, dans la temporalité d’un désir de devenir mère biologique jusqu’à l’expérimentation de la grossesse. Cette présentation de chantier en cours assumera donc les « tissages » heuristiques (parfois tâtonnants) qui bordent l’intimité de la chercheuse et l’élaboration d’une pensée en mouvement, convoquant l’enquête, la recherche en création, la pédagogie et les pratiques créatives.
Pour contextualiser le point d’émergence de ce travail, il fait suite à une invitation proposée en mars 2021 à participer au lancement d’un projet de recherche collectif sur la thématique des mues, à l’initiative de ma collègue Julia Peslier, maître de conférences à l’Université de Franche-Comté, spécialiste en littérature générale et comparée1. J’ai tout de suite accepté d’ouvrir cette fenêtre d’exploration qui m’a d’abord incitée à projeter la mue en tant que membrane, poche des eaux, la mue faisant appel aussi à la plasticité d’une limite entre deux mondes, à la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Puis en pensant la mue, on glisse assez naturellement au verbe « muer », qui invoque tout le processus de « se transformer en… », « se dépouiller de quelque chose ». J’étais en mars 2021 en désir fort d’enfant, de second enfant, et j’ai alors souhaité répondre à ce projet autour des mues en impulsant un chantier de recherche qui se mettrait en marche depuis mon expérience de la grossesse, de mon corps en transformation.
Au cours d’un échange avec Julia Peslier sur mes prémices d’envies exploratoires, celle-ci m’a recommandé la lecture de l’ouvrage d’Aurélie William Levaux, illustratrice et écrivaine belge, Menses ante rosam, publié en 2012 aux éditions La cinquième couche. Au sein de ce livre composé de cinquante dessins et broderies sur tissus, l’artiste nous partage son regard sur son corps qui se transforme, son ventre qui se déforme avant l’arrivée de sa fille Rosa, le désarroi de son compagnon cherchant sa place; elle fait le récit de ce corps qui se transforme, puis s’ouvre, se déchire pour accueillir l’enfant, lui faire place. La focale prise par l’artiste-brodeuse-écrivaine résonnait avec certaines de mes explorations-réalisations antérieures élaborées durant mon travail de thèse de doctorat en recherche-création. Ma recherche doctorale2, fondée sur ma pratique de danseuse, intégrait les démarches de la practice-based research, mais combinait également la performance as research (recherche-performance) avec des finalités de créations de matériaux et de supports créatifs. Un travail plastique et chorégraphique avait été mené autour de la thématique du fil pour envisager la poétique de la gestation, du naissant, au sein du projet de recherche-création Paso3, processus de création chorégraphique, scénique et vidéophotographique où j’abordais la thématique de la maïeutique dans une approche archétypale des images et des imaginaires véhiculés autour du personnage de la flamenca. Dans le cadre de ce chantier, j’avais entrepris une production théorico-pratique portant sur une lecture empirique des archétypes du féminin dans l’interprétation du personnage de la danseuse flamenco, soutenue par une lecture de l’expérience intéroceptive et extéroceptive du geste flamenco, le mettant en parallèle avec les dynamiques de formes créées par les mouvements de l’air et de l’eau. Ce travail de recherche artistique, ayant débouché sur la création de vidéos et photographies, m’a amenée à collaborer avec d’autres artistes qui sont alors devenu·es des acteur·trices à part entière de ma recherche, comme ce fut le cas pour la photographe Marie-Chrystelle Jallaguier, avec qui j’ai travaillé sur la scénographie de Paso. Nous avons réalisé des photographies appelées Lunes (fig. 1), imprimées sur toile, tendues chacune dans un cadre (rappelant un cadre à broder). Chaque photographie représentait sur scène une étape du cycle lunaire, et dans ce jeu scénographique d’ombres et de lumières, au fur et à mesure que le spectacle avançait, les projecteurs mettaient l’accent sur une image, représentative d’une étape symbolique du spectacle dont le fil narratif tramait une poétique de la gestation, de l’accouchement de soi, par une forme de réappropriation des imaginaires de la culture flamenca et des représentations du féminin.
Parallèlement à ce qui se jouait de façon réflexive dans le projet autoethnographique et de création qu’était Paso (spectacle conçu en itinérance entre l’Espagne et la Chine), j’étais à l’époque dans le souhait profond de préparer mon corps à devenir le terrain d’une envie de maternité. Ce désir intime a sûrement infléchi la poétique du spectacle; j’ai par ailleurs été enceinte la dernière année de doctorat, en quatrième année de thèse, dansant le spectacle enceinte et me sentant touchée par ce lieu de départ du geste.
J’ai donc présenté la performance, rendu la thèse le vendredi 22 décembre 2018, pour finalement accoucher le lendemain, la nuit du samedi 23; avant cela, le 21 décembre, Jallaguier et moi avions réalisé un deuxième volet de photographies autour de la poétique des Lunes (fig. 2), générant des productions photographiques ayant été intégrées dans la scénographie de la soutenance de thèse qui fut performée.
Entre les deux « expulsions » (un rendu de thèse le vendredi soir et un accouchement le lendemain dans la nuit du samedi), une personne très proche m’avait organisé une fête surprise le samedi en journée, communément appelée « baby shower » aux États-Unis, et dont je ne connaissais absolument rien du principe. Heureusement, m’épargnant le kitsch mercantile et formaté qui peut accompagner ce type de rassemblement, il se trouvait que le dispositif était très simple : des retrouvailles bienheureuses, entre ami·es et membres de la famille proche, chacun·e apportant de quoi manger, partager; joie légère et profonde d’être là ensemble, en relation, curiosité d’entendre les un·es et les autres partager des anecdotes sur les vécus personnels d’accouchement, de traversées post-partum, etc. De plus, chaque personne avait eu la délicate attention de choisir une perle, censée me porter chance pour l’accouchement, ce qui a constitué in fine une sorte de porte-bonheur, un porte-bonnes-intentions (fig. 3) avec lequel je suis donc partie le soir à l’hôpital.
Ellipse. Arrivée du bébé. Vortex émotionnel, de fatigue, ouragan corporel, etc.
Il persistait en moi la sensation nourricière d’avoir été profondément touchée, par le fait de m’être sentie entourée d’amour, juste avant cette bascule immense que fut l’arrivée de mon premier enfant. Cette sensation m’a donné l’envie, les semaines passant, depuis ce corps dans lequel j’étais post-partum, post-thèse, de transitionner en douceur dans mes focales de recherche, glissant d’une façon d’investir la recherche-création en tant que sentier réflexif se portant sur ma pratique, le processus de création, pour centrer mon intérêt sur la place que j’accordais aux pratiques créatives. Plus généralement, je m’interrogeais sur la place de l’art et des pratiques créatives comme leviers qualitatifs pour envisager d’autres façons de générer des liens en société afin de réenchanter le vivre-ensemble. J’ai fait le constat que les sociétés sécularisées sont souvent dépourvues de temps solennels fédérateurs anticipés lorsque survenaient des expériences de mort ou de naissance : comment les accompagner sans partitions dogmatiques?
C’est depuis cet élan que j’ai amorcé des dispositifs dits « performatifs », dans le sens anglais ouvert de « performing », ou de la « performativité » dans le sens grotowskien, voire du « spectaculaire » telle que cette notion est entendue dans le manifeste de l’ethnoscénologie de 1995, qui définit le spectaculaire tel un évènement qui mobilise « l’ensemble des modalités perceptives » pour embrasser « l’aspect global des manifestations expressives humaines, incluant les dimensions somatiques, physiques, cognitives, émotionnelles et spirituelles » (Pradier et al., 1995 : 47). C’est donc dans cette perspective transdisciplinaire que j’ai expérimenté d’abord dans ma sphère proche des dispositifs de partitions pour prendre à corps des temps de ritualités créatives.
Les mois suivant l’arrivée de ma fille, j’ai commencé à travailler sur mon carnet d’intention, me demandant pourquoi impulser un tel projet de recherche sur la partition et la ritualité. Il m’a fallu tout d’abord repenser ma définition du terme « rituel », qui est polysémique et dont l’usage est souvent variable selon les auteur·trices qui s’en emparent. On parle de rituels pour faire référence aux cultes, protocoles, cérémonies, mais aussi à l’habitude, à la routine. C’est un terme qui est devenu populaire aux États-Unis avec le New Age, et avec les théories de la performance. En France, nous avons une tradition anthropologique autour de la notion de rituel, passant de l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss (1962) à l’influence de l’anthropologie symbolique de Victor Turner (1967), puis à celle de Fredrik Barth (1975) et Clifford Geertz (1980), pour qui rites et rituels assurent des moyens de contact avec les forces sacrées, au moyen d’une dramatisation des lieux, des temps et des actions. Entre le sacré et le cérémoniel, le terme « rituel » a pris avec le temps le sens de manifestation à fort coefficient d’implication affective, souvent accompagnée d’actions physiques, voire d’ornementation.
Tout en considérant ce substrat de l’évolution de l’usage de ce terme et de ses enjeux polysémiques, ses appropriations tant créatives que galvaudées, j’ai progressivement développé davantage d’intérêt pour la notion de « rite de passage » (Gennep, 2011 [1909]), introduite en 1909 par Arnold van Gennep, pour appréhender les rites qui marquent socialement le passage d’un statut à un autre. Ce concept a attiré toute mon attention, notamment pour penser comment la naissance appelle à un bouleversement : la promotion au statut de future mère lors de la grossesse, de mère lors de la naissance, ainsi qu’au statut de père ou de seconde mère selon la configuration parentale accompagnant l’enfant.
Depuis cette stimulation, j’ai enclenché une première étape de projet que j’ai nommée « Ritualités et gestation » avec l’envie d’impulser un dispositif créatif pour « faire accueil » à l’enfant auprès de sa communauté de proches. J’ai ainsi commencé à chercher des informations au sein d’ouvrages relatant les rites de l’enfantement dans d’autres zones géographiques. L’idée était d’ouvrir la porte à l’anthropologie de l’ailleurs pour mieux réenchanter les perceptions du proche afin de penser comment générer de profondes variations vis-à-vis du thème connu du baptême catholique. J’ai alors commencé à nourrir le projet de réaliser une partition autour du « baptême4 » créatif de ma fille, pour expérimenter autrement la solennité de ce rite, dans une intention aussi politique, assumant que l’on peut créer du rite, à partir d’un référent existant, autrement que dans la réitération du cadrage normatif.
Ce que j’ai trouvé fort intéressant dans mes lectures (Bartoli, 2007; Ben Soussan, 2009; Nouhet-Roseman, 2003, etc.), c’est que les rites de naissance en disent souvent long sur la place culturelle accordée à la femme, si l’on effectue une analyse comparative du traitement de celle-ci dans la phase post-partum, tant il existe des variations culturelles dans les durées de réclusion, impliquant repos ou non; le statut de la femme est appréhendé différemment vis-à-vis du concept de pureté, les problématiques de discrimination de sexe, etc. En plus d’avoir besoin de lire sur les us et coutumes d’ailleurs, j’étais interpellée par le défi de susciter un élan de participation « plein » des convié·es. En effet, comment se génère une force du groupe, une force de présence, faisant en sorte que les participant·es se sentent investi·es de ce qui se joue? Sur ce point, je suis intéressée par la démarche du dramaturge, essayiste, acteur, créateur Alexandro Jodorowsky qui, dans ses propositions poétiques d’actes psychomagiques – dont j’ai pu expérimenter la méthodologie à Séville lors d’un workshop –, allie parole et contact physique pour élaborer des « performances » artistiques, formes de « rituels symboliques » permettant à la psyché et à la parole de se mouvoir en actes pour se soulager des contingences sociétales et revisiter une sorte de sensation de contrôle de soi (Jodorowsky, 2001).
C’est depuis cet élan tiré de mes lectures et de mes expériences que je me suis rapprochée de la notion de partition, du latin partitio, signifiant « partage, division, répartition », dans le sens de « partage ». Par ailleurs, je renvoie à l’usage qu’en a fait la pensée postmoderne dans le champ des arts performatifs qui, dans la continuité de Jacques Rancière et de son Partage du sensible (2000), en passant par les pionnier·ères de la performance des années 1950-1960 Allan Kaprow, John Cage, ainsi que la danseuse Anna Halprin et l’architecte Lawrence Halprin, ont généré un courant investissant la dynamique de L'art et la vie confondus (1996), pour reprendre le titre de l’ouvrage de Kaprow. Au sein de ce courant, les arts se sont ajustés sur une dimension « conceptuelle » en s’affairant à inventer des « formes », des « structures » et des « cadres » ouverts aux « processus », aux « expériences », aux « actions » et aux « situations » (Després, 2016). À cette même époque, la performance, l’happening et l’event sont nés du geste de partitionner, et à la fin des années 1950, Anna et Lawrence Halprin ont entendu la partition comme le moyen d’amener « de nouvelles façons de penser et d’organiser le milieu de vie à l’échelle de groupes tournés vers la complexité et la diversité » (Halprin, 2010 [1969] : 10). C’est donc inspirée par ce courant de pensée, qui s’inscrit aussi en filiation avec la philosophie pragmatique de John Dewey (2010 [1934]), que j’ai commencé à investir le rite de passage de l’accueil de la naissance comme possible partition.
J’ai alors invité famille et proches à une partition de « baptême », avec la complicité d’un proche qui a accepté de prendre le costume de maître de cérémonie. Voici la partition telle qu’elle a été structurée et présentée aux participant·es :
VOLET 1. Pourquoi se rassembler, sens du baptême (Écrits, lecture du texte des parents)
Temps musical
Discours du maître de cérémonie sur l’émergence de la vie sur terre (approche embryologique du fœtus pour se développer en tant que nouveau-né, mobilisation d’images de la nature, du Vivant… Adaptation libre et poétique)
Temps musical
VOLET 2. Le processus de vie
Le parcours biologique et social de l’enfant pour arriver jusqu’à sa communauté d’accueil
Gestes sur temps musical : forêt de mains, accompagner l’enfant parmi son monde (les proches présents), l’enfant est porté par les parents
VOLET 3. Le monde de l’enfant
Discours sur l’importance de chacun dans le monde de l’enfant
Temps musical – mise en place du cercle par le toucher, geste de contact entre les convives, moment sans paroles, à l’écoute de la musique
VOLET 4. Le rôle du parrain et de la marraine
Lecture d’un texte des parents adressé au parrain et à la marraine, et mots communiqués sur le sens pour eux de cette cérémoniePrises de parole libre du parrain et de la marraine (poèmes, chants, discours, danse)
Passage musical
VOLET 5. Les vœux
Sur la musique. Placer l’enfant au centre d’un cercle dessiné par des fleurs, des végétaux, en commençant par les parrains et marraines. Chaque personne dépose alors une fleur à côté de l’enfant et lui adresse un mot, une intention, une valeur, qu’il / elle aimerait transmettre à l’enfant.
VOLET 6. Clôture
Après avoir déposé sa fleur, le maître ou la maîtresse de cérémonie clôture en fermant la boucle, formule les derniers mots pour apporter une fin.
Embrassades.
À la suite de cette étape exploratoire laissée en friche entre mes deux grossesses, j’ai commencé une formation de Body-Mind Centering (BMC), une méthode d’éducation somatique forgée par Bonnie Bainbridge Cohen (2002 [1993]), ergothérapeute de formation, diplômée en thérapie neurodéveloppementale, en analyse du mouvement Laban et en Kestenberg Movement Profile; elle propose à travers le BMC une approche holistique du mouvement, du toucher, de la réorganisation somatique, de l’anatomie expérientielle, des processus de perception et de développement moteur et psychophysique. Ce travail amène à une exploration des systèmes du corps (sensoriel, perceptif, squelettique, nerveux, musculaire, endocrinien, etc.), qui font chacun émerger des états physiques, des qualités de mouvement et des états d’esprit spécifiques et qui permettent « de revisiter les étapes du développement de l’enfant et de prendre conscience des habitudes de mouvement de chacun, afin d’en élargir la gamme des possibles » (SOMA, 2017).
Dans le cadre de cette formation, qui n’est qu’une première étape préparant au degré supérieur de praticien·ne de Body-Mind Centering, il y a un volet qui porte sur le « développement ontogénétique », où l’on étudie l’embryologie pour la mettre en relation avec le développement moteur du nourrisson. Au cours de cet enseignement, est étudié le développement de la perception lorsque l’embryon et le fœtus sont encore dans le monde aquatique de l’utérus, c’est-à-dire lorsqu’il y a émergence de la proprioception, le sens du mouvement. À partir de cette étape du développement, Bainbridge Cohen propose une réflexion sur la création des liens d’attachement, ce qu’elle nomme le « bonding », avec l’idée que la relation de l’enfant à sa famille commence in utero, avec la mère biologique, par le biais de la transmission des liquides de la lignée du sang maternel – le partage des fluides de la mère –, et de la perception qu’a le bébé de son énergie, son sang, ses mouvements, sa voix, son toucher, ses rythmes physiologiques. Le BMC part du postulat que l’expérience de l’enfant dans l’univers fluide de la matrice sous-tend en partie ses futures relations avec l’environnement extérieur. Cet enseignement invite à considérer le développement interne du nouveau-né en imbrication au fonctionnement biologique du bébé pour appréhender son lien à soi et à ce qui l’enveloppe, sa capacité à établir une relation à la gravité, un lien à la Terre, une ouverture à l’espace et un dialogue avec ce qui l’entoure.
Les différents savoirs mis en pratique et arpentés dans cette formation, et l’intérêt que j’ai commencé à nourrir pour les mécanismes de création de liens d’attachement in utero durant les neuf mois de gestation, puis les étapes de développement qui ont suivi, m’ont donné l’envie de poursuivre ce travail de recherche amorcé sur les ritualités créatives afin de l’envisager comme une perspective artistique d’accompagnement à la naissance visant à prendre soin créativement de ce lien d’attachement, de ce bonding.
C’est dans cette dynamique théorique et pratique, et plus précisément depuis cette pensée mise en mouvement, que j’ai expérimenté en 2022 une deuxième grossesse m’ayant invitée à poursuivre les pérégrinations autour de « Ritualités et gestation », toujours accompagnée de la photographe et amie Marie-Chrystelle Jallaguier. Alors que j’en étais à mon huitième mois, nous nous sommes installées une semaine en résidence à la campagne pour pratiquer de nouvelles partitions.
Différents rituels menés en forêt ont été investis en tant que partitions. L’un d’eux consistait à instaurer la future grande sœur de trois ans dans son nouveau statut, l’invitant par l’intermédiaire des éléments cueillis par elle et moi en forêt, et avec la conscience portée vers une qualité de toucher en contact avec le ventre, à l’écoute, en rebond aux mouvements du petit bébé à naître (fig. 4), à émettre, par le jeu, tout un élan de bienveillance et de souhaits de bienvenue à son égard. Craies, terre, eau de source, feuilles séchées, mousses; toutes ces sensations, couleurs, textures étaient médiums et supports à l’œuvre du petit être joueur. La partition s’est ensuite terminée par un bain partagé toutes les deux.
Une deuxième partition s’est déroulée le lendemain avec des proches; après une autre marche en forêt, il y a eu une invitation à se recueillir chacun et chacune dans un coin de nature pour déposer sur papier une pensée que nous souhaitions adresser au présent à l’enfant qui sommeillait en nous. Les participant·es étaient ensuite invité·es à accrocher cette pensée aux branches d’un arbre à souhaits (fig. 5). A suivi une seconde étape où il·elles étaient convié·es à adresser cette fois un vœu à l’intention des enfants allant naître demain, une forme de souhait porteur d’espoir. Les participant·es ont donc écrit cette pensée sur une feuille d’arbre, puis les mots-feuilles ont été assemblés en un petit fagot qui a été déposé sur un ruisseau le long duquel chacun·e était positionné·e pour en marquer les sillons. Lorsque le petit fagot de feuilles passait, chaque personne était invitée à partager à voix haute son vœu, son espoir. Puis il y a eu un cercle de contact pour resserrer l’intention. Ce rituel s’est déroulé les jours suivant l’annonce de la guerre en Ukraine, et il a été partagé collectivement que cela avait fait du bien, donné du « bon » de se retrouver ensemble pour réaliser ces gestes avec soi et en groupe.
À la suite de cette étape et après l’accouchement de mon deuxième enfant, j’ai commencé une autre phase du travail, visant à assumer cette fois une pratique davantage axée sur la recherche-action, dans l’objectif de dépasser l’étape préliminaire expérimentale pour ouvrir à la récolte de voix plurielles. Dans cette dynamique plus proche, j’ai rédigé un questionnaire qui a été envoyé à un large panel de contacts aux profils variés5, dans le souhait de sonder les différents regards qui se portent sur le besoin ou non d’accompagner la gestation par la pratique créative. Ma motivation de départ était d’approfondir ces politiques créatives du care afin d’être à l’écoute de récits maternels et paternels pluriels. Je souhaitais sonder si les corps avaient besoin de ritualiser des transformations durant la gestation pour penser comment atténuer la solitude ressentie parfois dans certains cas et certaines étapes de grossesse, et afin de resituer la place de chacun·e parmi le groupe. Il m’importait également de défendre l’idée que la ritualité doit être créative et se penser au regard du singulier, s’inventant de façon adaptée selon la configuration de gestation et des besoins qui en découlent. Ce questionnaire a été envoyé à un public large, et les réponses généreusement confiées, qui me parviennent encore à ce jour peu à peu, seront donc traitées ultérieurement. Je partage toutefois ici la trame des questions soulevées :
Qu’est-ce qu’un « rituel » pour vous? Quel rôle attendez-vous qu’il joue?
Avez-vous vécu un rituel qui a été important pour vous dans votre vie? Et pourquoi a-t-il compté?
Pensez-vous que la préparation de l’arrivée d’un enfant dans sa famille nécessite un temps de célébration particulier?
Quels gestes, attentions aimeriez-vous proposer à une femme enceinte? Ou à un futur parent allant accueillir un enfant? Quel rituel auriez-vous envie d’imaginer pour accompagner / soutenir cet accueil?
Si vous avez déjà été enceinte, ou en attente d’arrivée d’un enfant, quel rituel n’avez-vous pas pu recevoir, et auriez-vous aimé vous faire vivre? Quelles expériences sensibles auriez-vous aimé éprouver?
Quel souvenir avez-vous de votre propre naissance?
De vos accouchements?
Quelle est la place que peuvent jouer les autres selon vous lors d’une grossesse? Ont-ils un rôle à prendre autour de la femme enceinte, du bébé à venir ou arrivé?
Si la grossesse était pour vous un geste ou un mouvement, quel serait-il?
Si la grossesse était pour vous une photographie? Une image?
Avez-vous déjà accouché plusieurs fois dans votre vie sans que cela ne soit d’un enfant?
Que représente l’arrivée d’un enfant sur terre pour vous en termes de gestes? De mouvements? De mots?
Si enfanter représentait pour vous un geste, ou un mouvement, quel(s) serai(en)t-il(s)?
Accoucher, est-ce se détacher de « mues »? De quels ordres sont-elles (sur le plan physique, symbolique)? Comment vous représentez-vous le processus de « muer » dans le contexte de gestation? D’un accouchement? Accueil d’un enfant?
Qu’est-ce qui fait « famille » selon vous (appréhension élastique du terme), autour de l’arrivée d’un enfant? Quels rôles peuvent jouer les proches autour de cet enfant?
Que souhaitez-vous absolument apporter / transmettre à un enfant?
Si vous voulez ajouter quelque chose.
Pour les prochaines étapes de ce projet, qui est vraiment « naissant », en plus du traitement du questionnaire, dans une perspective de recherche-action, je souhaiterais collaborer avec une école de sages-femmes afin d’établir une focale d’étude sur la façon dont la formation appréhende les méthodes créatives et savoirs somatiques autour de l’accompagnement, en complément du regard médical. Il serait intéressant de faire se croiser les regards, parcours et perceptions de différent·es professionnel·les, allant des praticien·nes dans les hôpitaux et cliniques aux femmes doulas. Cette envie de solliciter le regard du corps médical, pour le mettre en perspective avec d’autres savoirs du corps, fait suite à un chantier investi alors que j’étais enseignante-chercheuse contractuelle au Performance Lab de Grenoble en 2019. J’étais alors chargée de mission pendant un an pour le projet Techniques et training de recherche artistique, de création et de sciences sociales (TRACE), avec un projet pédagogique visant à concevoir des ateliers destinés aux étudiant·es du centre hospitalier universitaire et de l’institut de formation des professionnels de santé (IFPS) pour inviter les étudiant·es en santé à se questionner et à affiner une conscience du corps grâce aux apports des techniques physiques, sensibles et sensorielles. Je travaillais plus précisément avec eux·elles sur la qualité du geste de « toucher », sous support d’une présence somatique, en croisant des outils du jeu théâtral, de l’improvisation dansée, des outils de l’analyse du mouvement Laban. Ce projet de recherche-pédagogie associait notre équipe à celle des Arts du spectacle de Grenoble, ainsi qu’aux responsables de formation de la Faculté de médecine. Dans cette volonté de poursuivre ces méthodologies expérimentales autour de la formation médicale, il serait judicieux selon moi de continuer ce projet par un ancrage en école de sages-femmes, mais aussi d’impulser un cadre d’étude dans un milieu « crèche », dans une association d’accompagnement à la petite enfance (de type Protection maternelle et infantile), etc. Les ramifications possibles et en cours sont donc plurielles. Il m’importe de continuer ce chantier dans une logique de passerelles entre l’université et la société, aux côtés de collègues chercheur·euses mais aussi professionnel·les aux ancrages disciplinaires distincts; il s’agit d’un processus de travail qui sera long, et dont je n’ai dévoilé ici que les prémices exploratoires.
Couverture : Exploration ritualités créatives 2, collaboration entre Marie-Chrystelle Jallaguier et Carolane Sanchez. Lyon (France), 2022. Photographie de Marie-Chrystelle Jallaguier et Carolane Sanchez.
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- 1. Une première étape de ce chantier a été partagée lors des journées d’études L’enfant et les mues : de l’album à la scène, organisées par Peslier au sein de l’Université de Franche-Comté les 30 et 31 mai 2023.
- 2. Carolane Sanchez, « Ce qui fait flamenco : palimpseste d’une recherche-création avec Juan Carlos Lérida », thèse en théâtre et arts de la scène sous la direction d’Aurore Després et Guy Freixe, Université Bourgogne Franche-Comté, Laboratoire ELLIADD, soutenance le 19 novembre 2019.
- 3. Plus d’informations, des illustrations et des vidéos sur le projet Paso sont accessibles en ligne : www.carolane-sanchez.com/projet-paso
- 4. Il a été envisagé de trouver un autre terme que « baptême », cette notion étant connotée; la réflexion est en cours.
- 5. Jusqu’à présent, j’ai reçu une vingtaine de réponses de personnes de 26 à 85 ans, de sexe féminin ou masculin, de culture française, québécoise, italienne ou espagnole, et de professions diverses (professeur·es, retraité·es, sans emploi, intermittent·es du spectacle, ouvrier·ères, parents au foyer, médecins, etc.). Je souhaiterais intégrer beaucoup plus de diversité dans les témoignages (tant dans le regard qui se porte sur la grossesse que dans la diversité des expériences de celle-ci; procréation médicalement assistée, adoption, etc.).