Corps de texte :

Imaginez que, lorsque vous vous présentez au monde, vous le faites à travers les microorganismes que votre corps abrite.

Au lieu de dire « Bonjour, je m’appelle Sybille ou Erin ou Hanako ou Diego », vous dites : « Allo, 600 genres de bactéries habitent ma bouche et 400 genres de bactéries prospèrent dans mes intestins. »

Une grande partie de ces divers microorganismes que recèle votre corps sont indispensables au bon fonctionnement de celui-ci. En compagnie de ces minuscules compagnes de route, vous devenez un être humain (Haraway, 2007).


Les écrits de la théoricienne féministe et philosophe Donna Haraway ont considérablement marqué la pensée contemporaine. Elle a écrit notamment les ouvrages Vivre avec le trouble et Manifeste cyborg. On lui doit, entre autres, les concepts de savoirs situés et incarnés (situated and embodied knowledge) et de survie collaborative (soit la survie de plusieurs espèces permise par leur collaboration). L’accent mis par cette représentante des science and cultural studies sur les agentivités non humaines et sur l’enchevêtrement du matériel et du sémiotique, ainsi que son argumentaire en faveur de la connaissance située qui émerge à travers le rapport du corps au monde ont influencé la genèse de Polymorphic Microbe Bodies. Les travaux de Haraway ont également marqué ceux de la chercheure Stacy Alaimo, notamment en ce qui concerne la création du concept de transcorporéalité, une notion importante pour Hanna Sybille Müller, Erin Robinsong et l’autrice de ce texte.


Mieux, vous devenez une communauté multiespèces. Vous n’êtes pas un « je », mais un vaste, multiple, innombrable « nous ». « Je » n’est pas un autre, mais des autres, une multitude d’autres.

À quels modes d’habiter le monde le fait de se ressentir comme un soi multiple et partagé invite-t-il?

Comment créer un spectacle où chaque membre du public peut éprouver son corps comme un milieu de vie pour d’autres êtres?

Quel contexte performatif permettrait de vivre un voyage « jusqu’au bout de soi », de parcourir les méandres de son intestin, d’aller à la rencontre de ses colocataires microbiens?

Un spectacle de danse peut-il convoquer une rencontre multisensorielle qui délaisse le visuel? Qui invite à ressentir, renifler, goûter, écouter, se laisser « être affecté·es »? (Desprets, 2004 : 131)

Peut-on faire œuvre chorégraphique sans s’offrir au regard?

Et comment poursuivre et partager cette « pratique du sentir » (Clavel et Ginot, 2015) en pleine pandémie virale, lorsque proximité, toucher et être-ensemble deviennent de l’ordre de l’impensable et de l’impraticable?

Telles sont les questions qui animent la recherche menée par la chorégraphe Hanna Sybille Müller et la poète et artiste interdisciplinaire Erin Robinsong autour de la création de l’œuvre Polymorphic Microbe Bodies, présentée par Tangente1. À ce processus ont participé les artistes en danse Hanako Hoshimi Caines, Diego Gil, Emmanuel Jouthe et Lara Oundjian; le biologiste Merlin Sheldrake; la conceptrice d’éclairages Tiffanie Boffa; le musicien Michel F. Côté; le concepteur sonore Éric Forget; et l’artiste interdisciplinaire Adam Kinner à la dramaturgie. À la réalisation, Emily Gan et Jérémy Busque ont transformé la création en film somatique et expérientiel et du concepteur sonore Christian Olsen. Quant à moi, l’autrice de ce texte, mon rôle était de servir de témoin au processus de création et de documenter celui-ci par écrit. J’ai également travaillé en collaboration avec Hanna Sybille et Erin : nous avons discuté de la construction de la pièce au regard de textes sur les thèmes des néo-matérialismes féministes et de la transcorporéalité, textes que nous avons lus et analysés.

 

Photo : Véronique Soucy

 

Chantiers de travail

Polymorphic Microbe Bodies prend appui sur l’intention de faire une performance qui s’infiltre dans les corps des spectateurs et spectatrices. La création a pris forme à travers plusieurs périodes de travail, certaines menées en duo (par Müller et Robinsong) et certaines collectives.

Dans la première phase de création, Erin et Sybille ont dialogué avec le biologiste Merlin Sheldrake.

Dans une deuxième et troisième phase de création, les artistes ont développé une première étape de design sonore avec Jory Strachan, un batteur. Les artistes en danse Lara Oundjian et Kelly Keenan ont également participé à cette phase. Lors d’une semaine de résidence à Joliette, l’artiste en danse Hanako Hoshimi-Caines et le dramaturge Adam Kinner se sont joint·e au processus.

Lors de cette résidence, il est apparu clairement, pour Hanna Sybille, que la pièce avait besoin d’un accompagnement technique professionnel. Avec le concepteur sonore Éric Forget et le musicien Michel F. Côté, le design sonore a été affiné et développé. Le groupe s’est ensuite élargi pour la dernière phase de création avec les artistes en danse Diego Gil et Emmanuel Jouthe, la conceptrice d’éclairages Tiffanie Boffa et la costumière Emily Watts-Luciani et son assistant Edwin Isford.

Pendant la pandémie, l'oeuvre en chantier s’est davantage concentrée sur les virus et Merlin a repris sa posture d'interlocuteur scientifique des artistes. Lorsqu’il est devenu évident que le projet ne pourrait pas être présenté en direct, Hanna Sybille et Erin ont contacté la cinéaste Emily Gan, avec laquelle elles avaient développé le premier matériel photographique pour la pièce. Avec Emily et Jérémy, elles ont ensuite conçu une dramaturgie spécifiquement pour le film somatique. Il s'agissait de filmer les textures, les corps et le matériel de près, et d’adopter un rythme lent tant pour le tournage que pour le montage des images.

Christian Olsen a finalement créé un design sonore binaural et viscéral grâce à son expérience à la fois technique et comme compositeur.

Les artistes ont ainsi effectué sept semaines de recherche en 2019-2020, réparties entre quatre espaces de création en résidence (Studio 303, Stable/Dana Gingras, Musée d’art de Joliette et Tangente) et, en 2020-21, sept semaines non consécutives à Tangente.

Tout au long de ces périodes de travail, les artistes ont expérimenté diverses pratiques et méthodes, s’efforçant de trouver des manières à travers lesquelles publics et performeur·euses pourraient convoquer une attention sensorielle profonde à ce qui vit à l’intérieur et à l’extérieur des corps.

Ces manières de faire incluent des exercices et des méthodes somatiques et chorégraphiques, comme des balayages de sensations, de l’improvisation vocale et en mouvement. Ces pratiques sont caractérisées par une plongée expérimentale dans le langage et visent à activer l’imaginaire des performeur·euses à travers une constellation de mots, de textes et de ressentis. Ainsi, le travail du souffle, de la voix et du texte a joué un rôle important dans le processus de création. Celui-ci a aussi fait appel à des lectures, des échanges et de la recherche. La méthode de travail de Hanna Sybille consiste à aller chercher des expertises, par le biais d’entrevues et textes publiés, dans d’autres domaines tels que la microbiologie, la philosophie, la cuisine ou la sorcellerie. Traduire ensuite ces entretiens et textes en une danse ou dans une situation performative en studio constitue une pratique spécifique qu’elle nomme « pratique de la danse transpolitique ». Certaines parties de ces textes se retrouvent dans la performance, comme l’idée de millions de microbes différents qui habitent votre corps et qui deviennent un matériau rythmique polymorphe. Par ailleurs, Hanna Sybille, Erin et moi-même avons tenu un journal partagé de lectures et d’observations sur les diverses manières à travers lesquelles le langage affecte la perception et leur activation dans une pratique de danse contemporaine.

 

Photo : Véronique Soucy

 

Hospitalité(s)

L’acte d’inviter est central tout au long du processus de création et dans la pièce qui en a découlé : au début de celle-ci, chaque interprète-hôte accueille un groupe de 10 à 12 invité·es qui font connaissance avec les lieux et se familiarisent avec l’expérience proposée. « Imaginons que cette pièce est un corps », leur suggère leur hôte ou leur hôtesse. Les invité·es reçoivent également des enveloppes contenant des propositions qu’iels2 peuvent suivre ou ignorer.

 

Photo : Vanesa Fortin

 

Qu’elles soient transmises de vive voix ou par écrit via les enveloppes, les invitations à percevoir ou à faire sont autant de modes de rencontres façonnant des conversations entre le public participant et l’espace. « Qu’est-ce qui touche votre corps en ce moment? »; « Commencez par faire le tour de la pièce où vous vous trouvez. Arrêtez-vous par moments et écoutez ce qui se passe, dans votre corps ou dans la pièce ».

Chaque groupe d’invité·es reçoit une partition spécifique sous la forme d’actions. L’ensemble des habitant·es de l’espace se livre donc à une variété de mouvements dans le même espace. Pour celleux qui regardent, ceci permet de cultiver une attention flottante et périphérique, qui se laisse interpeller par la composition de l’ensemble et non par un corps spectaculaire singulier.

Dans l’espace partagé, les interprètes empilent soigneusement des couvertures de manière à se construire des îlots individuels : il s’agit d’architectures moelleuses qui accueillent avec sollicitude les performeur·euses pendant la traversée de Polymorphic Microbe Bodies.

Les invité·es sont également convié·es à échafauder leurs îlots comme autant de cocons permettant une expérience intime et poreuse. Une fois que ces dernièr·es sont installé·es sur leurs îlots, les interprètes les mettent en mouvement au moyen de cordes, de couvertures et de balles. Les cordes entourent, déplacent et connectent les corps et les membres, comme autant de rhizomes. Les balles roulent sur les épidermes. Les couvertures amortissent, molletonnent, soutiennent. Tant les interprètes que les invité·es déploient une attention sensible, patiente, minutieuse aux caractéristiques et à l’action des objets qui les entourent. À leur capacité d’accueillir, d’enrober, d’étreindre, de soigner. Animés, ces objets prennent soin des humain·es.

Les objets sont doués d’agentivité, cette capacité de provoquer des changements et d’influer sur la direction des événements. Les objets, les bactéries, les virus, les plantes, les animaux ont de l’agentivité.

 

Photo : Véronique Soucy

 

Photo : Véronique Soucy

 


Le terme d’agentivité, un néologisme en français, correspond à la traduction du terme agency en anglais. On retrouve cette notion dans plusieurs discours académiques euro-occidentaux aux racines communes, comme le tournant ontologique, le posthumanisme ou les néo-matérialismes féministes, entre autres (Todd, 2016). Il est primordial de souligner – et de continuellement rappeler – que l’agentivité n’est pas une découverte des discours euro-occidentaux et des personnes qui les portent. Le fait que le monde est sensible et doué de vie est présent dans les cosmologies et les systèmes de savoirs des peuples autochtones depuis toujours (Rosiek, Snyder and Pratt, 2019). Les notions en vogue d’agentivité, de non humain, de plus-qu’humain, de nature-culture viennent de ces systèmes de savoirs. S’approprier ces notions en effaçant leur histoire et leur filiation est une forme d’exploitation coloniale, explique l’anthropologue et artiste métis Zoe Todd (2016) : « La pensée autochtone ne doit pas être considérée uniquement comme un réservoir d’où puiser des idées, mais aussi comme un corpus de pensée qui est vivant et pratiqué par des peuples avec lesquels nous partageons des devoirs de réciprocité en tant que citoyens et citoyennes de territoires partagés » (Todd, 2016 : 17, italique dans l’original). Il s’agit donc de s’atteler à tisser des relations de soin et de réciprocité avec ce qui nous entoure, êtres, phénomènes, lieux.

Il est aussi important de rappeler que les ontologies autochtones mettent l’accent sur le fait de ressentir l’agentivité du particulier et ne tentent pas de déterminer des lois universelles (Snyder and Pratt, 2019) : « Ce qui est important est la relation que vous avez avec un arbre particulier ou une montagne particulière » a écrit le chercheur sioux Vine Deloria (1999 : 223).


 

En suscitant une écoute fine de l’agentivité de ce qui est non humain, Polymorphic Microbes Bodies propose de « faire compagnie autrement » – notion que l’on doit à la chorégraphe Ola Maciejewska, dont le travail est marqué par l’agentivité de la matière – à travers le mouvement reliant tous les êtres en présence. Il est alors possible de s’ouvrir à d’autres modes d’habiter le monde.

 

Immersion dans des vies bactériennes

La nourriture occupe une partie importante, auditive, dans la pièce. Pendant que les invité·es font leur entrée dans l’espace-temps de Polymorphic Microbe Bodies, Erin Robinsong s’attèle à créer des sons à partir d’actions culinaires, des légumes et des fruits : hacher, presser, faire sauter, faire bouillir, frotter, couper, essorer… Sous la table sur laquelle Erin opère se trouvent des micros qui amplifient les sons et créent une ambiance sonore qui plonge dans les bruits de l’intérieur du corps. En outre, les interprètes-hôtes contribuent à composer le paysage sonore, en faisant tourner des cordes, en versant des haricots par terre, en frottant des objets au sol.

Plus tard, Michel F. Côté rejoindra Erin Robinsong dans ses expérimentations sonores. Le musicien mobilise alors un ensemble d’instruments et d’objets qui contribuent à construire la traversée sonore.

 

 

Photos : Véronique Soucy

 

Une fois les invité·es lové·es dans leurs cocons, Hanna Sybille donne à entendre un script qui s’entremêle dès lors avec les sonorités de l’orchestre culinaire. Ce script est une partition collective, conçue afin de guider les interprètes-hôtes et leurs invité·es tout au long d’un parcours corporel à l’intérieur de leur système digestif.

À travers ses images, ses contorsions, ses répétitions et ses dilatations, le langage déployé dans le script déplie une « pratique d’immersion dans les vies non humaines » (Tsing, 2010 : 211). Dans des vies invisibles, minuscules, impopulaires, oubliées. Ce langage hybride – à la fois somatique, poétique et biologique – crée de nouvelles sensations, des images mentales et des perceptions.

 

Photo : Véronique Soucy

 

Extrait


Lorsque vous mangez, elles mangent aussi. Lorsque vous êtes allongé·es immobiles, elles bougent. Lorsque vous voyagez, elles vous suivent. Lorsque vous mourez, elles vous consomment. Vous n’êtes jamais seul·es. Donc vous êtes un groupe,
un gang,
un zoo,
un collectif d’espèces multiples, une zone humide, un océan, une fractale, une galaxie, un entourage, un essaim

depuis votre bouche, migre à travers la pièce chaque expiration.

Chaque inspiration échange un nuage de microbes avec votre voisin, avec moi et avec la pièce/salle. Combien de vous suis-je maintenant?


 

Photo : Véronique Soucy

 

Film somatique

Les propositions résultant des collaborations de Hanna Sybille et d’Erin sont souvent ancrées dans une expérience partagée d’un lieu. Avant que la pandémie ne fasse irruption dans notre quotidien, le public et les interprètes de Polymorphic Microbe Bodies devaient se déplacer dans l’espace et se toucher.

Mais tout un éventail de contraintes et d’adaptations pandémiques ont provoqué l’annulation de la première initialement prévue en mars 2020. Si les théâtres ont pu rouvrir le 26 mars 2021, la première de la création participative et déambulatoire du 24 avril 2021 ne pouvait se faire en présentiel. Les artistes ont donc pris le parti d’une nouvelle écriture numérique et d’une webdiffusion.

Celle-ci a suscité de nombreux questionnements au sein de l’équipe. Comment proposer une expérience centrée sur les sens et le toucher par ce medium technologique? Comment délaisser le visuel alors que le public vit l’expérience par l’entremise des écrans?

Nécessité est mère d’invention.

Avec le concours d’Emily et de Jérémy à la réalisation et de Christian à la conception sonore (pour la version numérique), les artistes ont créé une nouvelle itération de Polymorphic Microbe Bodies. La chorégraphie a pris la forme d’un film somatique et sensoriel diffusé sur le Web. La caméra, à la fois subjective et mobile, y est un corps dansant parmi les autres. Privé·es de toucher, les interprètes se sont en outre attelé·es à creuser l’aspect tactile du son et les effets de synesthésie.

En regardant le film de chez moi, je me suis immergée dans une expérience marquée par l’accueil et le soin. Comme d’autres invité·es à domicile, j’ai construit mon petit îlot et j’ai fait l’expérience d’une plongée dans mon système digestif. Ce voyage intracorporel était guidé par la voix de Hanna Sybille. Le script qu'elle donnait à entendre était à la fois méditation et poème, mêlant perception fine, biologie et surréalisme. Jouant sur les sons et leur musicalité, il m’a amenée à éprouver physiquement des savoirs scientifiques – comme les nombreux replis et circonvolutions de mon très long système digestif ou la composition de mon microbiome ou encore le fait que les bactéries sont la forme de vie la plus répandue sur la planète – les traduisant en expérience incarnée.

Au lieu de regarder, il était possible de fermer les yeux et de se contenter d’écouter. Pour ma part, j’ai décidé de vivre deux fois l’expérience par webdiffusion, une première fois uniquement en écoutant et, la deuxième fois, en regardant et en écoutant. Le fait d’écouter uniquement m’a permis de mieux m’immerger dans l’expérience et dans mes sensations, tandis que regarder et écouter m’a propulsée dans une sorte de kaléidoscope d’éclats sensoriels, d’où parfois je ressortais pour ensuite replonger.

 

Photo : Vanessa Fortin

 

Alors qu’Erin cuisinait pour le public dans le monde prépandémique, son installation culinaire est devenue dans le film un orchestre organique, complétant le voyage intracorporel par une expérience gustative qui amplifie les sensations. Christian a travaillé avec un son binaural et des sons électroniquement modifiés pour la version numérique de la performance.

Trois personnes du public ont agi à titre de récepteurs et réceptrices pendant le tournage de Polymorphic Microbe Bodies, version film somatique. Ces participant·es ont construit des îlots à l’instar des interprètes. À l’écran, les interprètes-hôtes ont mis en mouvement ces participant·es sans les toucher directement, les enveloppant de cordes, faisant rouler des balles sur leur peau, déplaçant les couvertures sur lesquelles les corps étaient déployés. De chez moi, lorsque j’ai vécu l’expérience en regardant, je me suis sentie mise en mouvement, de manière kinesthésique.

Les cordes, les balles, les couvertures, les haricots roulant par terre grouillaient, vibraient, agissaient; ils mobilisaient et étreignaient interprètes et publics. Animés, vivants, ils nous mettaient en mouvement, prenant soin de nous.

 

Photo : Véronique Soucy

 

Chorégraphie plus-qu’humaine

Polymorphic Microbe Bodies est façonné par une définition élargie de la chorégraphie : un ordonnancement du temps et de l’espace qui œuvre aussi bien à l’intérieur des corps coprésents qu’entre eux. Pour Hanna Sybille, Erin et leurs acolytes, l’intervention de la caméra subjective et de la webdiffusion permettent de mettre en lumière cette approche différente de la chorégraphie, tout en rendant visible et tangible le processus de création ainsi que les agentivités qui s’entrecroisent et qui mènent à l’œuvre dansée.

Le processus de création de Polymorphic Microbe Bodies et l’expérience qui en découle sont innervés par le soin, c’est-à-dire « tout ce qui est fait pour maintenir, préserver et réparer "le monde" pour que tou·te·s (plutôt que seulement nous autres humain·es) puissent y vivre le mieux possible »3 (Tronto, 1993 : 103). Dans Polymorphic Microbe Bodies, nous sommes enveloppé·es et soutenu·es par ce qui émerge des mouvements entre les corps humains, microbiens et matériels, des sons et de l’espace. Toutes les conditions sont là afin que l’expérience crée parmi celleux qui y participent un état d’écoute au monde plus-qu’humain. Comme l’écrit la chercheure María Puig de la Bellacasa, le care (soin) n’est pas limité aux humain·es. La pièce incite ainsi à ressentir le soin comme une pratique distribuée entre les êtres humains, les animaux, les plantes, les bactéries, les objets.

Élargissant les contours du « prendre soin », la pièce invite aussi bien les publics que les interprètes à s’éprouver comme milieu de vie des microorganismes qui peuplent leur système digestif. Sans eux, nous ne survivrions pas.

 

Photo : Véronique Soucy

 

Vous trouverez ici la version audio de la chorégraphie Polymorphic Microbe Bodies. La pièce audio a été réalisée par Christian Olsen en collaboration avec Hanna Sybille et Erin. La pièce audio donne un aperçu de l'univers sonore créé par la performance Polymorphic Microbe Bodies.

 

 

 

 

Bibliographie

DE LA BELLACASA, Maria Puig (2017), Matters of Care : Speculative Ethics in More than Human Worlds, University of Minnesota Press.

CLAVEL, Joanne et Isabelle GINOT (2015), « Écologie politique et pratiques du sentir : trois exemples chorégraphiques ». ECOZON@, vol. 6, no 2, p. 81-93, http://ecozona.eu/article/view/667

DELORIA, Vine (1999). Spirit and Reason: The Vine Deloria, Junior reader. Golden, CO: Fulcrum.

DESPRET, Vinciane (2004), « The Body We Care For : Figures of Anthropo-zoo-genesis », Body & Society, vol. 10, no 2-3, p. 111-134, doi: 10.1177/1357034X04042938

HARAWAY, Donna (2007), When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press.

MACIEJEWSKA, Ola (parution à venir), Untitled (modules) – Self-interview.

ROSIEK, Jerry Lee, Jimmy SNYDER et Scott L. PRATT (2019). « The New Materialisms and Indigenous Theories of Non-Human Agency: Making the Case for Respectful Anti-Colonial Engagement », Qualitative Inquiry, p. 1-16. DOI : 1077800419830135

TODD, Zoe (2016). « An Indigenous Feminist's Take on the Ontological Turn:‘Ontology’is Just Another Word for Colonialism genesis », Journal of Historical Sociology, vol. 29, no 1, p. 4-22. DOI : 10.1111/johs.12124

TRONTO, Joan C. (1993), Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care, Psychology Press.

TSING, Anna (2010), « Arts of Inclusion, or How to Love a Mushroom », Manoa, vol. 22, no 2, p. 191-203, https://muse.jhu.edu/article/407437

 

  • 1. Filmé entre le 22 et le 27 mars 2021 à Tangente, première de webdiffusion le 24 avril 2021.
  • 2. Le pronom non genré « iels » a ici été choisi afin de représenter des personnes de tous les genres : femmes, hommes et personnes non binaires. Ce pronom est employé dans le cadre d'une pratique visant « la démasculinisation de la langue française […] et la promotion de la non-essentialisation du genre » (Guibault Fitzbay, 2021, quatrième de couverture). C’est dans cet esprit que vous trouverez également d’autres pronoms inclusifs, tel « celleux ».
  • 3. « Care is everything that is done (rather than everything that ‘we’ do) to maintain, continue, and re-pair ‘the world’ so that all (rather than ‘we’) can live in it as well as possible ».

NAOUFAL, Nayla (2022), « Polymorphic Microbe Bodies : Une chorégraphie de soin imaginée par Hanna Sybille Müller et Erin Robinsong », L'Extension recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/recit-de-pratique-article/polymorphic-microbe-bodies-une-choregraphie-de-soin-imaginee-par-hanna

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