Ce projet de recherche-création se situe au croisement des matérialités de la fabrique artistique, de l’environnement et de l’expérience perceptive. Intitulé Sondage sur le trajet projeté, Exploration.135, il fut présenté en octobre 2019 sous la forme d’une conférence-performance accompagnée de plusieurs vidéo-projections et montages visuels installés dans l’espace de la salle d’expérimentation d’Hexagram (UQÀM) lors des journées d’études Écologie des fabriques dans les arts vivants et les arts visuels et médiatiques organisées par le groupe de recherche Print.
Ce work-in-progress aura rendu compte de plusieurs réflexions interreliées entre les arts visuels, le technologique et les géosciences en regard de l’espace terrestre et abyssal. Il fut question de l’influence du Web et plus largement d’Internet comme liant d’investigation de ces relations dans notre rapport au monde et en particulier de l’exploration de son infrastructure sous-marine.
Ce projet interroge également la vision appareillée et satellitaire comme modalité d’observation terrestre et océanique dans l’appréhension de ces mises en relation et l’enchevêtrement de différents rapports d’échelles spatiaux et temporels dans notre expérience visuelle.
Pensé comme une introduction au projet doctoral Exploration.135, Sondage sur le trajet projeté fut abordé dans l’intention de sa praticabilité. À partir d’un film court projeté dans l’espace, il était question de débuter l’exploration au travers d’une navigation Web et de l’observation d’une image en particulier.
Effectivement, ce projet fait d’abord référence à une archive bathymétrique datant du milieu du 19e siècle et produite lors de la pose du premier câble télégraphique transatlantique de l’histoire. Aujourd’hui accessible sur le Web, comme la plupart des documents historiques et scientifiques qui ont été numérisés ces dernières décennies, elle fut abordée comme un point de convergence et opératoire pour réfléchir notre rapport au monde, tel un fragment visuel et conceptuel encore émetteur de cette histoire technologique et terrestre où l’espace abyssal et les télécommunications continuent de s’entrecroiser.
En débutant cette conférence par la projection de ce film court, il s’agissait d’entrer dans un processus d’exploration perceptif et réflexif au travers de cette image et d’expérimenter un parcours virtuel et géomatique de ses différentes relations jusqu’à aujourd’hui. Il faisait également écho aux autres projections et montages exposés dans l’espace de présentation pour approfondir les aspects processuels, installatifs, contextuels et in situ de la recherche en cours de développement. Ce projet fut à nouveau présenté d’une manière plus aboutie en janvier 2020 à l’agora Hydro-Québec au cœur des sciences de l’UQÀM.
Sondage sur le trajet projeté est un film évolutif rassemblant des données et plusieurs recherches virtuelles participant au processus d’élaboration du projet de création Exploration.135. Ce montage fut réalisé dans le cadre de la conférence-performance présentée lors des journées d’études PRint à Hexagram-UQÀM.
Finalement, depuis la pose de ce premier câble télégraphique océanique, nous pouvons constater aujourd’hui que la portée de cette histoire n’a cessé de devenir exponentielle dans l’élaboration de notre connectivité mondiale. Comme le rappelle Nicole Starosielski dans son ouvrage The Undersea Network de même que Yves Eudes dans L’Atlas de l’eau et des océans, l’infrastructure mondiale d’Internet et la majorité de nos échanges numériques, presque la totalité, transitent désormais à travers des câbles sous-marins. D’abord avec le développement du télégraphe, puis du téléphone, mais surtout depuis l’avènement d’Internet et de la fibre optique, la toile mondiale des transmissions appareillées se tisse présentement sous les océans et continue de se développer chaque année dans l’intention d’un réseau encore plus vaste et plus rapide.
Les abysses ne sont pourtant pas les premières zones auxquelles on pense lorsque l’on désire se représenter notre connectivité. Ces espaces terrestres océaniques largement inaccessibles, dont près de 80% restent inexplorés à ce jour, paraissent fort éloignés de nos interfaces et de nos appareils connectés. Effectivement, le système numérique continue de s’appréhender dans un imaginaire aérien plutôt qu’une réalité enfouie, terrestre et abyssale. Comme l’évoque l’auteur Andrew Blum dans son ouvrage Tube : A journey to the center of Internet, ces câbles sous-marins produisent autant ce phénomène mondial et global de la connectivité technologique, qu’ils apparaissent entièrement enfouis à ses rapports ouvrant de nouveau à une interrogation plus large sur l’opacité du matérialisme numérique.
À l'entrecroisement de plusieurs installations, cette conférence avait pour vocation d'explorer les interrelations à l'oeuvre dans l'espace océanique profond, devenu le territoire infrastructurel de nos transmissions informationnelles sur le monde, en questionnant notre perception à travers ce phénomène d'invisibilité.
Extrait vidéo de l’exposition Exploration 135, sondage sur le trajet projeté, présenté à l’agora Hydro-Québec, au coeur des sciences de l’UQÀM en janvier 2020 et rassemblant trois installations proposées aux journées d’études PRint en octobre 2019. Images de Nicolas Grégoire-Leblanc.
Sur une surface panoramique à grande échelle, une première vidéo-projection laissait apercevoir une ligne lumineuse à l’allure sismique sur un fond obscur rejouant la colorimétrie des profondeurs océaniques. Se présentant comme un flux topographique sans fin, cette projection tentait de retracer les études bathymétriques élaborées par calculs satellitaires des trajets des câbles sous-marins référencés dans le monde. L’intention de cette installation était de produire une expérience du flux de transmission renouvelée dans laquelle la vision spatiale du relief sous-marin devient celle de l’infrastructure technologique hébergée par celui-ci. Il s’agissait également d’interroger la vision satellitaire et géomatique comme vecteurs d’exploration de ces rapports et plus largement, du monde et de ses données.
Effectivement, à l’heure actuelle, les relevés bathymétriques permettant de modéliser virtuellement les reliefs des fonds marins et les tracés cartographiques des océans ne peuvent se produire sans un apport considérable des satellites. De même, pour notre représentation de l’environnement terrestre, cette vision spatiale et satellitaire, appareillée du monde, est devenue co-constitutive de notre propre perception sur celui-ci, tout autant que notre rapport aux transmissions de ces données par Internet.
Cette projection cherchait donc à explorer le flux de circulation de ces géoinformations entre la modélisation de l’infrastructure technologique et celle des reliefs sous-marins pour en produire la reconfiguration d’une expérience perceptive de ces rapports.
Simultanément, deux autres installations lui faisaient écho. Une seconde projection exposait sur un écran la reconstitution d’un paysage à partir d’une succession de vues satellites élaborées par les coordonnées géographiques des points d’arrivées terrestres de ces mêmes câbles sous-marins. Procédant par balayage de différents fragments de la surface de la terre et de l’océan, couche après couche, ces images s’accumulent au fil du temps et du passage des transmissions technologiques abyssales visibles sur l’autre projection. Nous pouvions alors observer la vision spatiale d’un paysage qui se stratifie, se forme et se complexifie à la mesure du flux topographique des trajets des câbles sous-marins et de leur connectivité terrestre.
En parallèle, une dernière installation vidéo se présentait au sol sur plusieurs écrans TV plats. Ce montage exhibait différentes vues microscopiques de roches sous-marines et de fragments de fibres optiques résiduels. L’association de roches en basalte provenant de l’océan et de ces fils de verre constituant l’essentiel du matériau de transmission des câbles sous-marins venait révéler une composition en constante recherche d’assemblage. Suggérant l’esthétique d’un viseur-écran, cette installation proposait plusieurs séries d’images apparaissant de façon aléatoire et par interférence pour en former un agencement hybride à l’ambiguïté d’une vision macroscopique et microscopique dans l’observation de ces rapports.
À l’entrecroisement de ces différentes installations, ce projet aura été présenté dans un aspect processuel de la recherche-création en constant tissage transdisciplinaire, générant à chaque étape de nouvelles variations et directions dans une problématique du flux et de la perception. À partir d’une réflexion sur l’environnement abyssal infrastructurel du technologique dans notre rapport au monde, cette exploration interroge les différentes échelles et matérialités que peut produire cet entre-maillage dans notre expérience perceptive.
Par ailleurs, ces recherches m’amènent dans la suite de ce projet à collaborer avec le domaine des géosciences par le biais d’une résidence au laboratoire Geotop de l’UQÀM en sciences de la Terre et de l’atmosphère, en océanographie et micropaléontologie. Par l’observation au microscope de ces roches sous-marines et de ces fragments de fibre optique, j’en viens également à m’intéresser à des sédiments de fonds marins contenant des microfossiles ensevelis dans les zones abyssales aux abords des câbles de télétransmissions. Ces derniers s’avèrent être de précieux outils de datation des sédiments et contribuent à nous informer sur l’âge du plancher océanique et de la matière terrestre et vivante ancienne. Pour les scientifiques, ils représentent des indicateurs climatiques primordiaux témoignant de processus biologiques, géologiques et climatiques du passé. Explorés d’abord par l’océanographie, ils favorisent l’interaction entre la géologie, la paléoclimatologie et la micropaléontologie pour mieux comprendre les processus passés, préciser les changements terrestres actuels et prévoir ceux à venir.
L’espace abyssal et océanique est devenu une zone d’exploration capitale pour penser notre rapport au monde. Pourtant, encore en grande partie inaccessible, il semble abriter des éléments essentiels pour nous informer du monde et de ses processus.
Devenu également aujourd’hui le territoire conducteur de l’infrastructure d’Internet par laquelle la majorité des transmissions numériques et informationnelles transitent et circulent, il devient un espace relationnel évident dans l’exploration de notre rapport au monde et dans l’élaboration du projet de recherche-création Exploration.135 par lequel j’investigue ces différents enchevêtrements à partir de ma pratique en arts visuels.
Photo de couverture : Maxime Boutin
Les images sans mention sont de Juliette Lusven.
LUSVEN, Juliette (2020), « Exploration.135 : Sondage sur le trajet projeté », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/exploration135-sondage-sur-le-trajet-projete