Dessin abstrait de Magali Barbeau-Marchand

En suspens

En suspens

 

Le 6 juillet 2021, mon père meurt. Je ne me rappelle jamais la date exacte. Pour me protéger, je la laisse aux moteurs de recherche.

Le 9 août 2023, ma fille naît. Celle-là, c’est plus facile. Elle me vient sans grand effort. 

La mémoire des détails n’a rien à voir avec l’amour. C’est un rapport au temps. Celui dilaté de la mort, et comprimé de la naissance. D’un côté un espace liminal où le temps s’étire autour du défunt, de l’autre un espace imminent où l’action nous ramène au présent, au danger de la vie à protéger, devant nous, emmitouflée. 

Et dans les deux cas, de la fatigue.

Mais ça reste un accordéon, ça n’a rien de binaire ou linéaire : la mort et la naissance se côtoient, c’est rien de nouveau.

Elton John l’a chanté, it’s the circle of life.

En 1892, mon arrière-arrière-grand-père irlandais, Francis J. Connelly, était porteur d’eau puis apprenti draveur pour la Rathbun Lumber Co., en Ontario. Pour cette date-là, je me fie au journal manuscrit que ma famille m’a légué et qui m’a poussé à écrire Gross’île, un projet théâtral démesuré qui mélange recherches généalogiques, ruminations historiques, théâtre d’objet, essai littéraire, poésie, révolutions et jeux-vidéos. 

 

 

En déchiffrant la plume dépourvue de ponctuation de mon ancêtre, teintée d’oralité, en la retranscrivant d’abord à l’ordi pour ensuite la traduire, une sorte de possession ou connexion s’est opérée : je me suis mis à penser comme lui, àcomprendre son rythme, à manier ses mains.  Dans des scènes de la pièce qui entrelaçaient les époques, il interagissait avec des avatars de ma famille d’aujourd’hui via une ampoule. J’y prédisais, par insouciance, la maladie de mon père. Le projet a été tabletté. Pour me protéger, encore une fois.

Francis J. Connelly a terminé sa vie en tant qu’électricien de mine. Mon père était informaticien. Mon grand-père a vécu la transition de l’un à l’autre. Et moi je touche aux mots, aux corps et aux codes qui les incarnent. Mon père disait c’est physique sacrament, en réponse à ses boss qui voulaient toujours plus de vitesse, pour arriver à de plus gros chiffres. Ça passe nécessairement par des câbles. Du silicone. C’est ombilical.

 

je ne sais pas comment t’expliquer

par où m’y prendre pour te faire voir
les transformateurs de puissance de courant
pylônes et câbles et petites ou grosses boîtes à
travail de tension

comme je les vois

un cimetière qui me chuchote
les disparitions trop soudaines

 

Pour me rapprocher d’eux, de mon père surtout, pour retrouver son humour, j’ai commencé à lire des livres de programmation, à suivre des petits cours en ligne, à m’intéresser à la logique informatique. À sa façon qu’il avait de décortiquer un problème. À l’amour que je recevais derrière les sourires et réseaux de sens qu’on tissait en parlant de serveurs web et de protocole HDMI. La maison à Gatineau, ma ville natale, s’organisait et s’organise toujours autour de cette logique. Elle vit encore des traces de son passage.

 

le cerveau de mon père est étalé dans la maison
qui se connecte au monde
à travers lui

qui n’existe plus

 

C’est cette sensation, son fantôme électrique, semblable à ce qui m’était arrivé en transcrivant le journal de Francis, qui m’a poussé à recommencer à écrire - des poèmes, cette fois-ci. Ça, et puis le fait que je me suis retrouvé avec une auto pour laquelle je n’avais qu’une relation contractuelle; au contraire des ordis qui me sont intimement liés, la voiture, elle, n’est qu’un outil, une boite à musique sur roues. De là me sont venues toutes ces histoires – souvent filmiques et nord-américaines – de pères et fils et filles qui entretiennent leur amour en entretenant la voiture familiale. 

En 2022, un projet de recueil de poésie désorganisée est né, que j’ai résumé pour des demandes de résidence comme suit : « Vroom zap pow creuse le lien affectif qu’on peut entretenir avec les autos, les ordinateurs et les pères. Dans un souci de faire fondre les clichés de garage-testostérone et de man-cave, j’y cartographie l’amour caché derrière les discussions techniques, la mémoire dispersée dans les réseaux, l’anxiété de posséder une voiture et les onomatopées d’une belle-mère pour plonger dans le désordre du deuil et faire pleurer les machines qui l’entourent, toujours vivantes, elles. »

J’ai ensuite participé à un conventum artistique qui alliait belges et québécois·es, acheté des cartes routières, ressorti un recueil de poésie des années 70, dans lequel l’auteur expose sa vie à travers des jeux de forme et les composantes de sa voiture, exploré d’autres avenues dans Unity, un moteur de jeu (un game engine), démantelé de vieux ordis et consulté un guide de recherche informatique que j’ai trouvé par hasard sur un trottoir pour y trouver des réponses :

 

Où sont mes amis?

renchérit le guide collégial de 
recherche informatique créé par
la société de formation à distance 
des commissions scolaires

Sur les réseaux sociaux, voyons!

et mon père lui de suggérer
sur l’autoroute en pleine heure du trafic
que je devrais me faire un double de clef de char 
au plus sacrant
et moi de répondre que c’est pas vraiment lui 
qui me dit ça
c’est maman, hen, qui t’a dit de me le dire?

et lui de me revenir avec un
va te faire un double de clef de char ok?
et moi de lever le ton
et lui de conclure par un pourquoi tu lèves le ton

c’est tu parce que t’as pas d’amis?

 

Ça a donné deux prototypes. Un muséal, où j’ai cartographié ma recherche et mes poèmes sur un mur :

 

 

Et un second, vidéoludique, un jeu de cherche-et-trouve où les participant·es devaient récolter des poèmes pour faire monter un compteur et possiblement « gagner » quelque chose, à la fin : 

 

 

Maintenant que ma fille est née, j’ai repris mes poèmes. Je n’ai plus l’impulsion d’étaler, mais plutôt d’aligner. Peut-être parce que je vis au jour le jour, que les choses s’enchaînent, que je suis en constant réagencement, à la traîne derrière elle. Que son humeur, ses propres onomatopées et son amour me forcent à la suivre, à jouer avec elle dans son présent permanent, à toute vitesse vers l’avenir. On parle de chemin de fer comme étape éditoriale pour organiser l’assemblage d’un journal : c’est un peu ça. J’ai quitté l’auto, le road trip, pour embarquer dans un train. Le sien.

 

allongé devant tes aller-retours
je m’amuse à te voir parcourir l’appartement
la bouche pleine de vapeur

tukutukutukutuku

travaillant d’arrache-pied
à tracer ton circuit dans l’espace

sans ligne d’arrivée au bout

c’est te déplacer
qui t’intéresse

moi présentement
je te dirais que 

c’est l’inverse

 

Mon ancêtre aussi parlait d’un chemin de fer pour aligner ses cauchemars de chevaux en cavale dans son journal, passage qui m’a inspiré une scène de Gross’île, où mon avatar, Gazou, tente de retenir le galop de Francis, qu’on surnommait le « vagabond » parce qu’il se déplaçait au gré du travail à accomplir, de Rouyn-Noranda jusqu’à Savannah en Géorgie en passant par Kirkland Lake en Ontario et Détroit au Michigan, fuyant malgré lui son attache à la famille.

 

GAZOU-FRANCIS-CHEVAL-À-BASCULE
j’ai fui quelque chose toute ma vie le détail des taches sur le bois vernis nous coupions à quatre l’écorce des arbres mous pour la sève trop tôt les écorces de la pruche du bouleau mous pour la sève trop tôt pour la vie 

j’ai fui le bois en suivant l’eau sans perdre pied Francis tu pourrais te mouiller le fond de culotte mais non pas d’inquiétude regardez j’ai l’équilibre qu’il faut entre les deux pas égaux comme ça ça garde droit

j’ai fui sans fuir dans la quête du travail comme vendre des journaux et miser sur les combats de boxe en offrant des bouts de glace aux marins j’avais la fougue fait pour me disait M. Robinson tu as fait le travail de plus d’un homme sur la ferme d’habitude il me dit à ton âge déjà ça surprend 

j’ai fui sans fuir vers les gens qui criaient au progrès me faisaient rire tous ces gens qui levaient les bras au ciel moi je me disais qu’un pylône planté c’est un pylône planté qu’on le coupe ou qu’on le plante le pylône ça reste du travail fait en chantant on chantait moi mal les autres mieux

j’ai fui sans fuir m’a pris trente ans me rendre compte que dix enfants j’avais ils étaient déjà à travailler que wow ils sont bien cordés c’est drôle
j’ai ri beaucoup pour fuir sans fuir peut-être
chanté haut et fort le travail de fuir 
cordés égaux mes pas droits
à bercer le travail de fuir
cordés égaux mes pas droits
à bercer le travail de fuir
cordés égaux mes pas droits
à bercer le travail de fuir

 

C’est ce « travail de fuir » que je tente maintenant d’écarter. Pas d’effacer la fiction de ma pratique – la fiction protège, permet d’aller plus loin sans y laisser sa peau – mais d’embrasser sa filiation, son rapport au réel, sa physicalité. Trouver où elle se loge à l’intérieur de moi, parmi mes proches. À la mort soudaine de mon père, le tissu de la famille s’est déchiré. Ce n’est pas une image, un sens figuré, on en a fait l’expérience concrète : la toile qui nous reliait flottait, on attendait que quelqu’un refasse un nœud, nous rattache. À l’inverse, ma fille est née les mains pleines de cordes, tendues vers nous, vite, nouez-moi les souliers, je veux marcher.

 

JULIA
Mais calme-toi, Francis, calme calme.

         (Un temps)

JULIE
Ne t'inquiète pas tu vas les casser.

FRANCIS PETITE AMPOULE 
qu’elle me répétait ma mère 

JULIA
Tu vas les casser tes souliers, tu vas voir, là ils sont tendus, ça t’enferme, mais tu vas t’y faire, le cuir va s’assouplir, ça va devenir ta deuxième peau, comme deux petits poumons, ça va respirer tout seul, et tu les inaugures, en plus, les souliers, t’es chanceux Francis, tous tes frères et sœurs vont porter les mêmes souliers après, t’imagines, c’est ton occasion de laisser ta marque sur toute la famille, d’être déjà le grand-frère dont ils auront besoin, t’as toute une responsabilité mon Francis.

J’espère que tu prends mesure  
de l’ampleur 
immense 
de ta chance 
Francis!

FRANCIS PETITE AMPOULE 
non moi tout ce que je veux comme ampleur maman 
c’est dedans mes souliers 

 

Je me retrouve aujourd’hui avec deux projets en suspens, nourris de fils et de fantômes, l’un qui recueille des mots à voix basse pour la tête, l’autre qui anime des mots à voix haute pour le corps – ou peut-être l’inverse, ou les deux pour les deux. Je n’ai toujours pas trouvé la façon d’en ouvrir la portée, d’en offrir la pleine expérience : j’essaye encore. J’en suis à saisir la vitesse de l’espace qu’ils occupent.

 

what is the speed of the space

me dit une camarade de danse

qui plus tard me révèle que sa plus grande crainte serait que sa fille n’entretienne 
plus aucune relation avec
son corps

parce que c’est comme ça 
qu’elle est toujours entrée en contact 
avec le monde

I feel we wouldn’t be able to communicate anymore

et je me demande bien sûr
comment je vais réagir
quand les ordis qui sont aussi ma chair
ne passeront pas par les mêmes tendons
pour toi

BRILLION, Maxime (2025), « En suspens », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/en-suspens

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