Deux robots se tiennent la main à deux bras de distance.

[Ap]prendre (soin) dans le contact

Un entretien avec Justine Emard
mené par Julie-Michèle Morin

 

Justine Emard explore les relations entre humain·es et technologies en mettant en scène des rencontres et des échanges entre corps, objets et machines. À travers plusieurs médias tels que la photographie, la vidéo et la réalité virtuelle, elle met en jeu des interactions entre la robotique, les objets, la vie organique et les intelligences artificielles (IA). L’apprentissage profond (Deep Learning) et les dialogues que ces technologies peuvent susciter entre humains et machines sont centraux dans la démarche de l’artiste.

Depuis 2016, elle collabore avec des laboratoires de robotique au Japon, dont le Ishiguro Lab de l’Université d’Osaka et le Ikegami Lab de l’Université de Tokyo. Ses œuvres ont été présentées à la Biennale internationale d’art contemporain de Moscou ainsi que dans des musées tels que le NRW Forum (Düsseldorf), le National Museum of Singapore, le Moscow Museum of Modern Art, l’institut Itaú Cultural (São Paulo), la Cinémathèque québécoise (Montréal), le Irish Museum of Modern Art (Dublin), le Mori Art Museum (Tokyo), le MOT Museum of Contemporary Art Tokyo, le Barbican Center (Londres) et le World Museum (Liverpool).

Justine Emard nous propose ici une incursion dans sa pratique et ses processus de création. À travers la forme d’un entretien illustré où l’artiste a librement répondu aux questions par les voies de l’écriture, cette contribution se veut une méditation sur la rencontre, le contact, le soin et le dialogue entre humain·es et machines.

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La tactilité et les expériences de physicalité entre humain·es, robots et IA sont au cœur de cette contribution qui oscille entre l’entretien et les images des œuvres de l’artiste. En guise d’introduction à sa pratique et à sa pensée, voici trois brèves descriptions des œuvres mentionnées par Justine Emard au fil de l’entretien :

Co(AI)xistence (2017) [installation vidéo] : Dotés d’intelligences différentes, un humain et un robot dialoguent à travers les signaux de leurs langages respectifs, tant corporels que verbaux. En utilisant un système d’apprentissage profond non anthropomorphique (Deep Learning), le robot peut apprendre de sa rencontre avec le danseur.

Symbiotic Rituals (2019) [installation vidéo] : Dans une lumière originelle, deux robots androïdes s’animent, face à face. Symbiotic Rituals nous projette dans un monde où différentes intelligences créent une relation étroite et presque intime entre deux entités. L’installation témoigne d’un équilibre symbiotique entre espèces.

Supraorganism (2020) [installation] : Supraorganism est une installation réactive composée de sculptures en verre robotisées, animées par un système d’apprentissage automatisé (Machine Learning), et élaborée à partir de données collectées au sein d’une communauté d’abeilles.

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La notion de rencontre est centrale dans plusieurs de vos œuvres (la rencontre entre humain·es et technologies, mais aussi les interactions entre les agents technologiques). Comment cette préoccupation pour la rencontre s’incarne-t-elle aussi dans vos processus de création : comment, en tant qu’artiste, vivez-vous ces rencontres avec les technologies que vous mettez en scène?

Au-delà de la rencontre, c’est l’altérité qui m’intéresse. Comment nous la pensons en tant qu’être humain et comment nous la vivons à travers des expériences, des situations plus ou moins inédites. Observer l’autre, c’est en apprendre davantage sur soi.

Dans mon processus de création, je commence souvent par expérimenter moi-même des situations que j’ai envie de pousser, reproduire, extrapoler, mettre en scène. Je suis attentive à mes sensations et à mes réactions lorsque je suis face à des situations qui m’interpellent.

Souvent, je crée une relation de travail avec des laboratoires ou des institutions qui me permettent une immersion complète dans un univers spécifique. Par exemple, j’ai été testeuse de robots au Japon, afin d’aider à développer les interactions du quotidien entre humain·e·s et machines au sein d’un laboratoire ainsi que pour entrainer des modèles d’intelligences artificielles. Ces immersions nourrissent mon travail de création, car je fais une expérience particulière de ces milieux et de ces agents. Je pense que c’est le rôle de l’artiste de livrer une vision du monde personnelle, mais en phase avec son temps.

 

L’œuvre Co(AI)xistence (2017) met en scène le performeur Mirai Moriyama et le robot Alter. Pouvez-vous nous décrire cette rencontre et la manière dont a évolué la relation au fil du processus de création? Qu’est-ce qui émerge de cette coopération entre les IA et le performeur?

Lors de la création de cette œuvre, j’ai longuement travaillé sur le dispositif d’interaction, notamment la place de la voix qui pour moi devait prendre une position centrale dans le dispositif. Grâce à un micro-cravate, la voix de Mirai Moriyama est directement interprétée par le logiciel. Elle devient un matériau au même titre que les capteurs environnementaux et se transforme en un flux de données. Ce sont donc sur des échanges verbaux et tactiles que les interactions, et donc la relation, entre l’interprète et le robot ont lieu.

Avec cette œuvre, j’ai pensé la création comme une expérience scientifique, déployée une méthode précise tout en restant attentive à l'inattendu. Ce qui m’a particulièrement touchée dans la création de cette œuvre, c’est le fait que les deux entités apprennent l’une de l’autre. La machine est consciente des gestes du danseur et celui-ci adapte son comportement aux réactions de la machine. Le robot a une vision du monde qui lui parvient à travers ses capteurs, ou à travers la lecture de la voix de l’être humain. Par les signaux sonores qu’Alter peut ensuite émettre, il advient une forme de réponse formulée par le robot, presque dans l’invention de son propre langage. Tout cela est basé sur un cycle de programmation, un cycle d’apprentissage où le réseau de neurones artificiels crée les connexions nécessaires à sa lecture du monde du monde et à son apprentissage.

 

Une personne, au centre de l'image, semble accroupie devant un robot humanoïde aux traits enfantins.

Co(AI)xistence, Justine Emard, Installation vidéo, 2017, 12 min. Avec Mirai Moriyama & Alter, développés par Ishiguro Lab, Université d’Osaka et Ikegami Lab, Université de Tokyo.

 

Dans Symbiotic Rituals (2019), ce sont deux agents robotiques qui performent ensemble une partition. Pouvez-vous élaborer autour des différences ou des ressemblances entre ces deux types de rencontres (humain·es-machines et machines-machines)?

Deux formes de robots se tenant la main se découpent en ombres noires sur fond coloré.

Symbiotic Rituals, Justine Emard, Vidéo, 2019, 4 min. Avec Alter 2 et Alter 3, développés par Ishiguro Lab, Université d’Osaka et Ikegami Lab, Université de Tokyo.

Des mains se rencontrent et on voit l'ombre de cette interaction, l'image apparaît presque abstraite et découvre presque la forme d'un coeur.

Symbiotic Rituals, Justine Emard, Vidéo, 2019, 4 min. Avec Alter 2 et Alter 3, développés par Ishiguro Lab, Université d’Osaka et Ikegami Lab, Université de Tokyo.

Ce sont deux travaux complètement différents dans leur approche ainsi que dans leur réalisation. En étant derrière la caméra1, j’oublie parfois que je suis face à des machines qui ne vont pas forcément m’éviter comme le ferait un humain. Takashi Ikegami a travaillé sur le concept de stimulus avoidance, le fait de décider de ne pas réagir à un stimuli comme le ferait un être vivant. Je trouve ce concept très juste lorsqu’on s’intéresse à la programmation d’êtres artificiels. Il m’est donc arrivée plusieurs fois de me confronter à la physicalité de ces robots, c’était une sensation assez étrange. Je me suis rendu compte que c’était très différent de filmer des robots contrairement à des êtres humains. Je n’oriente pas mon cadre de la même façon et je dois trouver une position juste face aux machines.

 

La notion d’intelligence, de raisonnement ou de performances intellectuelles est souvent celle qui domine dans le champ de l’IA. Cependant, vos œuvres proposent, au contraire, des rencontres physiques et tactiles entre humain·es et robots. Pouvez-vous nous parler de la dimension sensorielle de vos œuvres et de l’importance qu’elle revêt dans vos processus de création?

La dimension du corps dans l’intelligence artificielle est importante dans mon travail. L’idée d’intelligence est déjà porteuse d’un caractère anthropomorphique. Cette intelligence qui se manifeste à nous passe obligatoirement par une incarnation et ce qui s’opère dans mes dispositifs c’est toujours le frottement ou le décalage produit par cette incarnation.

Par exemple, une intelligence primitive2 anime un corps robotique anthropomorphe dans mon installation Co(AI)xistence. La machine ne va pas reproduire un comportement humain, car le robot génère ses mouvements en temps réel grâce au logiciel de vie artificielle qui l’anime, mais aussi à travers ses interactions avec le danseur. La manière dont le robot s’incarne dans cette œuvre n’est donc pas complètement mimétique, elle est aussi générative.

Le résultat de ces interactions est un décalage entre le physique du robot (qui ressemble à celui d’un·e humain·e) et son comportement (qui est inspiré par l’humain·e, mais qui lui est propre. Ce qui s’opère ensuite chez le robot, c’est la création d’une relation différente à l’espace et à l’être humain en face de lui. De nouvelles formes d’interactions entre l’environnement et l’autre adviennent.

 

L'image, très sombre, a pour seule source lumineuse un court néon tenu par une personne au centre de l'image, qui laisse deviner aussi la forme d'un robot humanoïde qui se tient en face.

Co(AI)xistence, Justine Emard, Installation vidéo, 2017, 12 min. Avec Mirai Moriyama & Alter, développés par Ishiguro Lab, Université d’Osaka et Ikegami Lab, Université de Tokyo.

Un autre exemple concerne mon installation Supraorganism, où un système d’apprentissage automatisé (Machine Learning) apprend du comportement d’un essaim d’abeilles à partir de données que j’ai enregistrées. Le système anime une série de sculptures en verre grâce à des moteurs et des diodes électroluminescentes (DEL).

 

Dans le noir, de nombreuses formes aux allures de diamants ou de méduses, suspendues à des supports métalliques, semblent émettre leur propre lumière.

Supraorganism, Justine Emard, installation (verre soufflé, robotique, capteurs et système de machine learning), 2020.

La composition de l’installation nous plonge au cœur d’un système d’intelligence collective artificielle. On retrouve une forme de langage simulé qui est propre à l’essaim. En ce sens, le corps et l’organicité sont essentiels dans la composition de ces deux œuvres.
 

Quelle est la place qu’occupe le soin (le care) dans votre réflexion? Comment peut-on apprendre à prendre soin des technologies et inversement comment peuvent-elles nous aider à renouveler notre conception du soin?

À l’université de Kyoto, j’ai été plusieurs fois testeuse de robots dans des mises en situation où je devais évaluer mon ressenti face à la machine. Le Japon est un pays tourné vers la robotique sociale et le soin, qui a changé ma façon de penser la technologie. De ce que j’ai pu observer dans différents pays, je dirais que la prochaine révolution technologique sera la recentralisation de l’humain·e au cœur des systèmes connectés. Nous avons trop oublié la dimension de l’expérience humaine et les dispositifs mis en place parfois dans certains domaines comme ceux du travail sont intenables.

Depuis le confinement, j’ai réalisé plusieurs projets artistiques avec des neuroscientifiques et neurologues, notamment pour mes recherches autour du rêve. J’ai collaboré avec plusieurs laboratoires qui travaillent sur l’étude du sommeil afin de collecter des données médicales et scientifiques lors des moments où l’on rêve. En étudiant d’abord mes propres rêves puis ceux des astronautes dans le cadre de ma résidence au CNES (Centre national d’études spatiales). Je dirais que l’art et la science sont une exploration de l’humain·e et nous permettent de mieux comprendre qui nous sommes.

 

Dans le champ de la performance, la dimension affective et émotionnelle que le public entretient avec les robots ou les IA sert un objectif dramaturgique. Ces relations sous-tendent souvent des récits de servitude ou de compagnonnage, présentant les technologies comme des alliées ou des ennemies. De quelles manières avez-vous l’impression que vos œuvres diversifient ces imaginaires technologiques?

Mes œuvres composent avec le réel et dans le respect des recherches scientifiques de mes interlocuteur·trices. Je ne crée pas un récit fictionnel même si mes travaux ont des lignes narratives, nous sommes toujours ancré·es dans un présent lié à l’expérience qui devient une forme de réalité. Depuis des décennies, la vision courante (mainstream) autour de l’IA et de la robotique est celle véhiculée par la science-fiction et le cinéma. C’est important de ne pas encourager les fantasmes et la mystification de l’IA, afin de rester en prise avec le réel. Nous devons observer une attitude critique et analyser les biais, comprendre les sources de l’IA et s’informer afin de pouvoir créer un lien de confiance avec les IA. Tout en restant critique, j’aime garder les interprétations ouvertes et je trouve que cela n’empêche pas d’ouvrir des espaces de projection émotionnelle et de créer de la poésie.

  • 1. Justine Emard procède à des captations de ses interactions dans lesquelles figurent ces robots et ce sont ces matériaux qui sont ensuite présentés au public au sein d’installations.
  • 2. Par intelligence primitive, l’artiste se réfère un modèle convoqué dans plusieurs théories des systèmes d’intelligence artificielle selon lequel il existe un nombre fini de traits humains et que ceux-ci peuvent être implémentés dans des systèmes artificiels.

EMARD, Justine interviewée par Julie-Michèle MORIN, « [Ap]prendre (soin) dans le contact », LExtension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/apprendre-soin-dans-le-contact

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