Des personnes, filmées du dessus, ressemblent à de petits atomes.

Angoisses et abstractions d’une étiqueteuse

J’avais envie que ma voix soit votre premier guide dans la découverte de ma démarche, je vous invite donc à débuter votre expérience par cette introduction sonore.

 

 

2021 : trois ans après un premier laboratoire, je fais une première tentative de séquençage des documentations vidéo soigneusement conservées. Pour travailler avec l’algorithme, j’avais décidé de procéder par apprentissage profond supervisé. Pour réaliser ce projet, il me fallait un grand volume de données traitées (on dit « étiquetées »). La particularité dans le cadre de ce projet, c’est que je devais réaliser moi-même cet « étiquetage ».

 

 

Je regarde les documentations vidéo des performances faites en laboratoire et je me demande ce que je perds et ce que l’algorithme perd de l’expérience.

    1. Tout comme moi, à quoi l’algorithme a ou n’a pas accès avec les images vidéo de la performance?
    2. Comment l’algorithme peut-il reconnaître une action dans son ensemble et sa durée propre si je séquence les vidéos pour faire ma banque de données?
    3. Est-ce que pendant le laboratoire, en live, je séquençais déjà dans ma tête la performance en micro-événements, en plusieurs actions relativement isolées?

 

 

    4. Quelle compréhension de l’évènement les analyses de l’algorithme nous offrirons, quand moi-même j’ai du mal parfois à être certaine de ce que j’observe et comprends?
    5. Est-ce que les neurones artificiels ajustent leur poids pour des raisons d’équilibres comme (potentiellement) les performeur·euses?

Les algorithmes d’intelligence artificielle (réseaux de neurones artificiels) sont des systèmes multi-agents à l’instar les collectifs humains ou animaux. Je m’intéresse aux mouvements qui émergent de la relation entre des agents qui improvisent ensemble.

 

 

Je cherche surtout à circonscrire un type de relation singulier, quand les personnes ressentent un moment de grande qualité dans leur relation aux autres. On évoque souvent dans notre jargon la « connexion », la « syntonie », l’« harmonie » pour parler des sensations qui permettent de laisser naître les « heureux hasards », la « justesse » ou les « moments de grâce » au sein du collectif.

    6. À quoi j’évalue qu’une action est « juste » dans ce contexte expérimental et qu’en est-il de l’évaluation des performeur·euses?
    7. L’algorithme devrait-il aussi évaluer l’action et selon quels paramètres? les siens nous seront-ils accessibles, les nôtres sont-ils pertinents?
    8. Est-ce que l’algorithme a accès à ce qu’on considère être un « moment de grâce », ou une action « juste », et peut-il y contribuer?
    9. C’est quoi un « moment de grâce » algorithmique  Est-ce que les humain·es peuvent y accéder?
    10. Est-ce que ce serait plus facile de tout voir, de porter mon attention sur l’ensemble du groupe d’une manière égale, si j’étais un algorithme?
    11. Est-ce que et comment l’algorithme discrimine une partie de l’information pour analyser l’action?
    12. Qu’est-ce qui rendra l’analyse de l’algorithme valide ou invalide quand il roulera en temps réel?
    13. Mais si on juge l’analyse réussie ou ratée, est-ce que ce sera à cause du choix des outputs sonores ou de l’analyse de l’algorithme?

 

 

Le plaisir émane-t-il de la répétition? Peut-on saisir l’inconnu?

    14. Est-ce que mon cerveau active son système de récompense quand je reconnais une forme connue comme une spirale qui émerge des mouvements du groupe?
    15. Est-ce qu’un réseau de neurones artificiels a, en dehors d’un entraînement par renforcement, son propre système de récompense et un accès au plaisir de la reconnaissance d’une configuration connue?
    16. Qu’en est-il du plaisir de l’inconnu?
    17. Est-ce que l’algorithme prendra en compte les émergences formelles (esthétiques) comme nous puisque ses données d’entrée (input) sont des images vidéo?
    18. Bien qu’à ce stade il n’y a pas d’outputs de l’algorithme en temps réel, est-ce que les interprètes pensent parfois à l’algorithme dans le cours de leur action?

 

 

Montre ce que tu vois, je saurai mieux qui tu es. Qu’est-ce que ce qu’on voit nous montre?

    19. Et quand j’étiquette les séquences vidéo et que je me demande si mes choix suivent une logique cohérente – par rapport à la logique que je perçois du mouvement – à quoi je sais que ça l’est ou pas?
    20. À quoi je suis présente quand je tente de quantifier du qualitatif?
    21. Comment le choix de ce que je demande à l’algorithme de reconnaître dans les images vidéo peut avoir un impact sur ce rapport partenaire/outil avec la technologie?
    22. Si je demande à l’algorithme de reconnaître des paramètres, est-ce que je ne risque pas de me cantonner dans une logique dualiste (vitesse contre lenteur, par exemple) et de la lui transmettre?
    23. Est-ce que demander à l’algorithme d’identifier des paramètres n’en fera pas juste un outil d’analyse du mouvement?

 

 

Moments d’angoisse.

    24. Comment ne pas devenir moi-même une machine (en l’occurrence… une étiqueteuse)?
    25. Quand je propose un terme pour nommer un phénomène, comment être certaine que c’est le bon?
    26. Est-ce que je devrais refaire tout mon travail si je me rends compte que je me suis trompée dans ma catégorisation?
    27. Est-ce que je catégorise parce que je mène une recherche académique, parce que je travaille avec un algorithme, parce que je suis occidentale ou pour une autre raison?
    28. Peut-être que séquencer les images et les étiqueter pour dire à l’algorithme ce qui s’y trouve pour l'entraîner, c’est mettre en place toutes les conditions pour une prophétie autoréalisatrice?
    29. Et si, au lieu de lier des séquences vidéo à des termes théorisant quand j’étiquette, j’associais directement les séquences vidéo (inputs) avec les sons (outputs) pour entrainer l’algorithme de sorte que de A à Z ce soient des données artistiques qu’il traite, est-ce que ça changerait la donne? de quelle manière ?
 

 

Supervisé ou non supervisé, that is the question.

    30. Avec un entraînement non supervisé, qu’est-ce que l’algorithme permettra d’identifier des phénomènes que je n’avais pas relevés?
    31. Ce ne sont pas toujours les mêmes performeur·euses sur le plateau, est-ce que ça va perturber l’algorithme?
    32. Un algorithme va retracer les changements entre les images, en procédant image par image, mais est-ce que le rythme, qui nécessite de prendre en compte la durée, pourra être repéré par lui (et dans quel laps de temps)?
    33. Si je choisis des sons comme sorties (outputs) pour permettre une interaction entre les performeur·euses et l’algorithme, est-ce que ça ne perturbera pas trop ces premier·ères dont la pratique repose sur l’écoute (entre autres auditive)?
    34. Est-ce que les neurones artificiels « s’écoutent » entre eux?
    35. Ai-je peur que les performeur·euses perturbent l’algorithme aussi?
    36. Est-ce que la présence de l’algorithme (concrétisée par les sorties sonores) va amener un changement dans les mouvements et les organisations des performeur·euses?
    37. Est-ce que les performeur·euses vont considérer l’algorithme comme un·e partenaire dans leur improvisation ou pas du tout?

Travailler avec un algorithme d’intelligence artificielle a complètement bouleversé mon rapport au processus de création, et m’amène à faire des choix artistiques différents. Je travaille en zig-zag, par abstraction, par répétition, pour concevoir (design) une expérience de travail et artistique unique pour toutes les personnes qui travaillent avec moi sur ce projet. Aborder la technologie en partenaire et non comme outil amène son lot de tergiversations, car nos actions contiennent du sens et sont politiques. Ces technologies m’amènent aussi à conscientiser et transformer, via un détour par l’autre (qu’humain), ma pratique en arts vivants. Ce qui revient beaucoup quand je parle du projet, c’est la quête d’une pertinence artistique à travailler en arts vivants avec ce type de technologie : on me demande tout le temps pourquoi je travaille avec ces technologies. Parfois je sais quoi répondre, parfois non. De mon côté, ce que je me demande constamment, avec angoisse parfois, c’est comment travailler avec elles.

THEUNISSEN, Marine (2022), « Angoisse et abstractions d’une étiqueteuse », LExtension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/angoisses-et-abstractions-dune-etiqueteuse

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