Image abstraite d'ondes sonores

Agence Augmentée
Oralité

Le même n’est le même qu’en s’affectant de l’autre, en devenant l’autre du même [...] mais cette différence pure, qui constitue la présence à soi du présent vivant, y réintroduit originairement toute l’impureté qu’on a cru pouvoir en exclure (Derrida, 1967 : 95).

 

 

Pour la pièce Philosophie Politique que vous pouvez écouter ci-dessous, j’ai essayé d’éprouver l’effet de cette auto-affectation de la voix théorisée par Derrida par un processus performatif d’étrangéïfication de ma voix échantillonnée en temps réel et modifiée électroniquement afin d’exacerber la mutation de son corps sonore organique originaire en un corps sonore électrique.  

 

Bibliographie

DERRIDA, Jacques (1967), La voix et le phénomène, Paris, Presses Universitaires de France.

 

 

***

 

 

Texte de Stvn Girard
Devenir-vampire : le pari de la nécromancie insurrectionnelle comme réécriture de l’histoire de l’art performance

 

 

En somme, il faudrait tenter de faire de cet anathème une affaire sérieuse.

– Laurent Devèze

 

J’ai été mis en contact avec l’art performance autour de 2009 par le duo d’artistes Monika Gunther (1944—) et Ruedi Schill (1941-2020). À l’époque, l’art performance que l’on m’avait enseigné prenait assise au sein de son « âge d’or » dans l’Occident — dans les années 1970 et 1980 (Pontbriand, 1981). Les artistes qui ont vécu ces époques ont rapidement offert des ateliers de formation, des cours de maitres, des workshops, ont constitué des collectifs, des institutions, des centres d’artistes et, par la suite, ont produit d’innombrables archives. Cela dit, depuis plusieurs années l’on peut remarquer une diminution considérable de la présence de l’art performance1 — et ce, à plus forte raison après la pandémie de la COVID-19. Il y a de moins en moins d’évènements, de biennales et de soirées exclusivement de performance. Malgré un nombre important d’archives, les traces de la pratique de l’art performance sont souvent conservées çà et là à l’envolée, tantôt détenues par un lien mort sur internet ou encore dans un sous-sol de centre d’artistes en proie à l’humidité et à la moisissure. Cette histoire est chose de l’oralité, conservée avec labeur par des artistes-témoins au péril de leur propre souffle. Ainsi, l’histoire de l’art performance que conservent ces archives se voit peinte d’un « autrefois », d’un « jadis », d’un « soixante-huitard », au risque de dévaluer son importance historique et de taxer les pratiques en filiation à ces approches « d’artiste (trop) inactuel·le ».

Ainsi, dans ce texte, je m’attarderai à la question spéculative suivante : « La nécromancie insurrectionnelle peut-elle être une réponse à la myopie2 de l’historicisation de l’art performance? ». Malgré une importante littérature, il est à noter qu’une littératie3 de l’art performance est manquante auprès d’un plus large public. Ici, la question de la voix, celle des anciens, des morts et de tout autre voix d’outre-tombe constituera le chemin que j’emprunterai pour invoquer une plus grande littératie. Bien que la question de la nécromancie insurrectionnelle semble alambiquée, j’estime que par manque de théories plus exactes, de réflexions d’importances orbitant notamment autour du mal d’archive4 en art performance, l’exercice d’une théorie fiction m’apparait des plus indiqués. D’ores et déjà, une mise en contexte des termes et de la question en tant que telle sera inévitable : la myopie de l’historicisation de la performance. En second lieu, j’explorerai le concept de la peste-numérique, entendue tantôt sous l’acception conspirationniste, tantôt sous la médecine pratiquée au Moyen Âge, en portant le regard sur la numérisation des archives de l’art performance. Par la suite, je vais effectuer un survol historique de l’impulsion archivistique de la discipline de l’art performance au regard de l’anarchive et des concepts théorie-pratique de l’art de l’archive. En outre, je porterai le regard sur le passage de la mise en archive de nos pratiques vers sa mise en données, et ce, au sein d’une utilisation exponentielle des data. Tel un mauvais sort, le passage de l’archive vers lesdata redéfinit la discipline et exclut de nombreuses pratiques par la production d’une histoire myope. J’estime que la nécromancie insurrectionnelle, par son intérêt dialogique avec les morts et l’écoute des voix de ceux et celles qui ont vécu les premiers instants de la discipline, permet de rompre ce mauvais sort par la remise au présent des dires de ces morts.

De plus, j’emprunte librement à une terminologie — prolongeant volontiers écho au Gruppo di Nun et notamment à son livre Revolutionary Demonology (2023) — faisant de nombreux et inlassables renvois au Moyen Âge : peste, oracle, nécromancie. Si pour certain·es lecteur·trices cette terminologie n’offre qu’une pâle nourriture pour l’esprit, elle saura en revanche générer une constellation riche en bousculades et en apories qui, je l’espère, sera à même de rendre compte de connaissances encore obscures. En parallèle, je vais user de théories conspirationnistes et autres alchimies improbables telle une méthode pour tenter de redonner la puissance révolutionnaire aux mythes et, par suite, offrir un prolongement à l’une des célèbres phrases tirées du Cyborg Manifesto de Donna Haraway : « […] dans nos circonstances politiques actuelles, nous pourrions difficilement espérer des mythes plus puissants pour la résistance […] »5(1991, p. 154). Enfin, nous le savons, citer autant la Bible que des théories conspirationnistes engage son lot de dissensions, accordez-moi cela dit cette torsion : le jeu en vaudra, je l’espère, la chandelle.

En ce sens, j’aimerais entamer ce texte avec une courte citation qui saura peut-être redonner quelques lettres de noblesse aux magiciens, aux alchimistes et à toutes autres théories-pratiques spéculatives qui permettraient de panser la trop souvent sous-estimée obscurité des textes : « […] écrire l’histoire et écrire des histoires relèvent d’un même régime de vérité. » (Rancière, 2000, p. 56)

 

 

Interlude : la myopie de l’historicisation de l’art performance

 

Étrange situation pour une pratique minoritaire qui, historiquement, avait fait de ce statut mineur la condition même de ses audaces.

– Christophe Kihm

 

Tel que susmentionné sous forme d’interrogation, le sujet est l’art performance, le problème est la myopie de son historicisation. Cela dit, pour accorder la qualification de myopie à l’historicisation de l’art performance il faut d’abord la considérer comme telle, y avoir constaté un mal d’archive, et ce, en dépit des efforts importants concourant à Une bibliographie commentée en temps réel : l’art de la performance au Québec et au Canada (Clausen, Boivin & Choquette, 2019)·Performance au-in Canada 1970-199 (Richard & Robertson, 1991) et la reparution plus actuelle de ce dernier ouvrage qui est à venir. Dès lors que nous mettons le nez au sein de l’histoire de l’art performance, telle qu’enseignée, telle que conservée dans les musées, comme il est entendu communément, un malaise survient indéniablement auprès de plusieurs praticien·nes et autres spécialistes de cette discipline. En ce sens, combien de fois avons-nous entendu d’innombrables affirmations dévaluant la discipline, cherchant à « […] congédier la performance et en marquer une possible obsolescence » et décriant « qu’elle appartiendrait aux années soixante-dix » (Devèze dans Collet & Létourneau, 2019, p. 102)? En outre, qu’en est-il des « pratiques inactuelles », bien réelles, marginales au possible, contre-culturelles et en phase avec ce qu’est historiquement la performance : inéluctablement trop « années soixante-dix », me direz-vous?

Dès les tout débuts de la discipline, l’art performance était une pratique marginale et hors des institutions. Elle opérait plus aisément dans des formes organisationnelles Do it yourself et, par suite, s’attribuait un pouvoir politique par sa résistance aux formes codifiées de l’art et aux organisations instituées. Pendant longtemps, la discipline ne s’enseignait que sous la forme d’ateliers de maitre ou de workshops qui ont fait l’apanage de certain·es pionnier·ères de l’art performance. La plupart du temps, les conditions de diffusion et économiques relatives à ce contexte jouissaient des avantages de ses inconvénients : liberté des formes, des contextes et des démarches au détriment de cachet et de cadre homogène. Ainsi, une « professionnalisation » des artistes en art performance, en plus d’une reconnaissance au sein des organismes subventionnaires, n’a vu le jour que tardivement6. Un cercle d’ami·es — que l’on désignait sous le mot de « réseau » — constituait bien souvent l’unique horizon des possibles d’une pratique en performance, au risque d’être inintelligible au sein des conseils des arts, des musées et même des lieux de danse ou de théâtre « d’avant-garde »7. Du Cabaret du Chat Noir (Paris) au Black Mountain College (Buncombe County), en passant notamment par la revue Parachute(Montréal), les premiers instants de la Centrale, Galerie Power House (Montréal) ou feu le collectif Intervention (Québec), s’inscrivait une volonté d’être hors champ, fuyant, éphémère. De par sa nature, cette histoire ne se promulguait que par mémoire, par témoin oculaire (Delpeux dans Bégoc, Boulouch, & Zabunyan, 2010), à défaut d’archives photographiques de qualité « qui échouent nécessairement à reconstituer l’ensemble des éléments qui formèrent l’expérience du spectateur » (Saurisse dans Bégoc, Boulouch, & Zabunyan, 2010, p. 35) ou encore de simples cours universitaires couvrant la discipline. Un mal d’archive ne pouvait que s’ensuivre et, par suite, circonscrire une discipline qui peine à être en phase avec cet esprit de jadis. Mais qu’en est-il de cette histoire qui s’écrit au sein de réseaux souterrains, loin du regard de l’Histoire, de l’institutionnalisation des pratiques et de la canonisation des artistes? Bien qu’en résistance et faisant feu de tout bois, la pratique de la performance au moment de ses premiers pas peine à séduire, à cadrer dans les normes de reconnaissance de l’époque et même celles d’aujourd’hui. Ainsi, seul·e un·e mort·e-vivant·e saurait écrire cette histoire. Mort rampante, il ou elle ne pourrait que tenter de prolonger — et non pas de circonscrire — ce qui lui était cher lors de son vivant. Loin d’être puriste, cet être réanimé par une force nécromantique participe d’un prolongement, d’une entraide, d’une consistance dont seul un être sans peur d’être réduit en cendres est capable. Sans vision ni sens — sans futurité —, il ne pourrait que faire abnégation des injonctions extérieures : il n’a connu que les souterrains, la crypte humide, la noirceur des égouts. Mais cette histoire sent le mort puisque, depuis l’apparition de ce terme dans le monde de l’art, la pratique de l’art performance était si variée qu’il nous est maintenant difficile de produire sa généalogie. Le temps aura fait son œuvre, l’art performance en Occident tend maintenant à se circonscrire au sein de codes et d’un langage qui est conventionné, voire assujetti aux contraintes des centres d’artistes et des musées, de l’horizon d’attentes, des normes éthiques et des plus-values politiques — ce qui, en somme, est possiblement en porte-à-faux avec ses formes premières.

 

 

Peste-numérique et survivance de nos pratiques;

 

C’est dehors que l’artiste opère bien plutôt, non sur scène, mais en compagnie de ses compères, « perdant magnifiques » et pestiférés […]

— Laurent Devèze

 

La peste-numérique, telle qu’entendu dans la littérature ou les jeux vidéos8, consisterait en un épuisement mental qui proviendrait d’une trop grande centralisation de tout ce qui compose nos vies au sein de données et de technologies numériques. L’utilisation excessive des technologies, faisant suite à cette centralisation, serait caractérisée par un épuisement général, un isolement et un repli sur soi. À revers, les théoriciens conspirationnistes utilisent le terme Great Reset (ou grand remplacement) pour marquer l’ère où une élite mondiale orchestrerait un changement de fond dans la gouvernance de la planète dans le but notamment d’instaurer une surveillance technobureaucratique accrue et, ce faisant, mieux assujettir les individus au péril de leur liberté individuelle — le tout en raison de l’accumulation de nos données personnelles. Basées sur le terme issu du Forum Économique mondial « The Great Reset » consistant à vouloir changer les approches des gouvernements notamment en frais d’environnement et d’économie capitaliste, les théories du complot y voient une orchestration du monde au profit d’une élite, au détriment du peuple. Lors du Moyen-Âge, la grande peste noire a fait de 75 à 200 millions de morts lors du XIVe siècle, symptôme de la seconde grande pandémie de peste de l’histoire. Les croyances de cet âge prétendaient que cette pandémie aurait été causée par une conjonction de trois astres qui, selon la théorie des miasmes — pratique courante en médecine moyenâgeuse —, serait la cause de tant de morts. Cette théorie des miasmes provient d’une suspicion quant à l’invisibilité de l’air et de ce qu’elle transporterait : 

Car lorsque les brises matinales soufflent vers la ville au lever du soleil, si elles apportent avec elles le brouillard des marais et, mêlé à la brume, le souffle empoisonné des créatures des marais qui se transmet aux corps des habitants, ils rendront le site malsain. (Vitruve, -15A.J.C [1999], p.41)

Autant dans la littérature ou les jeux vidéos que sous l’astre conspirationniste ou encore la médecine moyenâgeuse, l’invisible aurait un ascendant sur nous à un point tel qu’il pourrait nous réduire à néant.

Quant à l’art performance, la théorie spéculative que j’enjoins serait qu’une force invisible dévaluerait les pratiques non-numérisées de l’art performance, telle une peste-numérique. Les trois astres seraient vraisemblablement la surenchère performative9 (Kihm, 2010); l’importance de l’archive photo – léchée, spectaculaire et ostentatoire — en art performance au même titre que l’injonction des organismes subventionnaires à l’utilisation de technologies numériques dans nos pratiques; et l’impossible rencontre dans la chair due à la pandémie10. L’injonction qu’engendre cette peste-numérique serait une surreprésentation de sa pratique au sein du numérique pour assurer sa permanence face à la peste qui sévit. Ce faisant, les pratiques visibles, voire ostentatoires, les pratiques séduisantes ou promptes à faire réagir par émoji, le tout d’un photogénique hors pair, assurent sa survie. Ce qui, par suite, amènerait à réfléchir à son historicisation et à sa mise en récit par et au travers du numérique pour que sa pratique en art performance soit durable. Suffit de regarder la manière dont les sites web d’artistes, la présence sur les médias sociaux et leurs vidéos en boucle de 15 secondes ont affecté la prise de vue et la photogénie globale des pratiques en performance. La discipline doit être captée par l’œil d’un objectif et être rapidement mise en donnée. La pandémie de la COVID-19 aura su faire naitre des pratiques en vidéo-performance, augmenter l’offre de workshops à distance ou aura forcé la main à certain·es en vue de numériser leur pratique. En somme, ceci démontre avec puissance la primauté actuelle de la documentation de sa performance au détriment de l’expérientiel. L’œil du·de la regardeur·euse s’est substitué à l’œil de l’objectif. Ainsi, bien que cette peste n’est que spéculation, fruit d’une théorie mythique au possible, ce phénomène anéanti certaines pratiques pour en célébrer d’autres11.

 

 

Hantise et art de l’(an)archive;

 

[…] au-delà du dernier souffle des uns, se poursuit ailleurs dans d’autres esprits, d’autres mémoires.

– Pierre Rabhi

 

La hantise est un terme en philosophie largement développé par Jacques Derrida (2006). Il a, de ce fait, établi un néologisme, à mi-chemin entre hantise et ontologie, désignant ce qui nous définit par l’absence : l’hantologie. Ces fantômes qui induisent une prétention sur le présent agiraient toujours déjà dans l’invisible. Telle une peste dont nous survivons ad nauseam, l’invisible nous constitue à notre insu : « [s]uch aesthetic experiences can haunt, mock, accuse and open our minds to the delicately contingent and circumstantial nature of art and history » (Harper, 2009). De fait, la hantise, largement reprise dans Spectres de Marx de Derrida — dans son acception philosophique — s’ancre donc sous les mots de Marx et Engel issus du premier manifeste du parti Communisme. En effet, Derrida a prononcé cette conférence en 1993, quatre ans après la chute du mur de Berlin, là où la terreur communiste était une « histoire du passé ». Ce faisant, la hantise, c’est exactement ce qui revient d’un passé révolu aux promesses d’un futur abscons : « […] a past that has never been lived and a future that has never been realised. » (Gruppo di Nun, 2023, p.94) Ainsi, l’écriture des invisibles se joue de et déjoue l’histoire. 

Les archives et leurs utilisations normées marquent un modus operendi dont les spectres ne connaissent guère la logique. L’anarchive est la pierre tombale des uns et l’après-vie des autres. L’anarchive, c’est tout ce qui défie l’archivable, c’est le lieu du non-dit et du mnémonique dont est constitué un évènement donné — elle marque les possibles et les acteurs contingents d’un instant a contrariod’une image fixe. L’anarchive permet aux forces fantômes d’être célébrées; elle permet aux anéanti·es de parler en leur propre langue. Elle porte le regard sur les traces immatérielles ou mnémoniques de ce qui a composé l’évènement pris en archive, prenant l’au-delà de l’archive comme matériel ineffable à suivre à la trace : « [t]he anarchive promises a way out of systems, often from within, to life’s living » (Murphie, 2006, p.10). La vie, comme le matériel de la performance selon des pionniers de cette discipline (Kaprow, Filliou, Fluxus, Acconci, André, etc.), est donc, dans les mots de Murphie, la promesse de l’anarchive. Ce faisant, l’anarchive dont seuls les fantômes portent la mémoire est accessible par le fait que « [t]he anarchive is made of formative movements going into and coming out of the archive, for which the objects contained in the archive serve as springboards » (Massumi, 2006, p.6). Elle permet, d’une certaine manière, aux possibilités agissantes de l’œuvre d’être déjà toujours là. Suivant cette piste que nous rend manifeste l’anarchive, cherchant à la métaboliser, à s’en imprégner, j’estime que l’anarchive ouvre la voix à la langue des fantômes, le tout dans les termes les plus à même d’être en phase avec ce lieu hanté que nous habitons : l’art performance. Ainsi, l’artiste performeur·euse, anarchive par « [l]’énaction – c’est-à-dire la mise en œuvre d’un geste par le mouvement physique d’un ou de plusieurs êtres […] » et « […] nourrit ainsi la collection des réalités multiples que l’art effectue. » (Létourneau dans Collet & Létourneau, 2019, p.49) Loin de rejouer le mythe du génie créateur, la performance explicitée par l’anarchive ne procède pas par éclair de génie — du haut vers le bas. Elle procède sous nos pas qui jonche le sol, tel·le un·e aventurier·ère les yeux portés sur ses prochaines enjambées, de manière à porter le regard auprès de ceux et celles qui six pieds sous terre nous supportent — du bas vers le haut.

 

 

Voix d’outre-tombe et nécromancie;

 

Like a blade carving a deep wound, we fearlessly search for the ancient agony that burns within the very roots of our flesh

-Gruppo di Nun

 

Selon les mots d’Agamben, l’autrefois a contrario du passé serait la chose qui persiste de bouche à oreille plutôt qu’à l’écrit. Elle ne constitue pas une histoire, elle est le matériel premier des conteur·euses et des troubadours du Moyen-Âge. Elle renvoie directement à l’histoire orale, au story-telling, permettant d’envisager une historicisation à l’extérieure d’une institution érudite ou faisant autorité. L’autrefois fait revivre le passé comme si le·la locuteur·trice y était, mais toujours comme si. Telle une chose entre deux temps, l’autrefois augmente au gré du verbe. L’oracle est ce personnage qui donne vie au passé en observant vers le futur. C’est un·e médium, un·e magicien·ne qui a la puissance de dire ce dont le futur est possible. En ce sens, il·elle prolonge ce qu’Ireland écrivait à propos des formes de technologies occultes : « the future, marked up by the immanent unfolding of the spiral, has already been determined diagrammatically, while remaining, from the inside, a harbinger of the unknown »12et, ce faisant, laisse à comprendre qu’à chaque instant le présent, voilé et improbable de notre point de vue, est composé et déterminé par des choses de l’autrefois. L’oracle et le·la conteur·euse en connaissent quelque chose. Ainsi, la langue dont l’oracle ou le·la conteur·euse parlent est porteuse d’un récit qui 

[…] « porte en lui son utilité. […] Cette utilité consiste tantôt en une morale, tantôt en une instruction pratique, tantôt en une maxime ou une règle de vie – dans tous les cas, le conteur est un homme qui est de conseil pour son auditeur ». Le conseil prodigué par le conteur n’est cependant pas une réponse, mais « une proposition concernant la suite d’une histoire (en train de se raconter) » (Agamben dans Klein, 2019, p.147-148). 

Cette histoire qui advient par l’action est similaire à l’art performance, mais dont le·la performeur·euse autant que le·la regardeur·euse ne peut y apercevoir qu’une annonciation de l’inconnu. Les formes et performances d’autrefois prétendent quelque chose sur le présent; comme une force invisible. Non pas tel un code, telle une grammaire, mais bien plus occulte que ces derniers. L’artiste performeur·euse invoquera « the multitude of the dead, situated beyond time […] channelled and propagated by the voices of possessed oracles » (Gruppo di Nun, 2023, p.109) telle une méthode opaque qui se multiplie en se dévoilant. L’art performance, lorsqu’actualisé, adresse son présent et nous permettrait une autre lecture sur ce qui peut en advenir. En s’efforçant de porter l’oreille aux voix d’outre-tombe — en tentant de connaitre a mieux ce qui la situe, la performance se multiplie. Par-là, l’artiste performeur·euse fait le pari que les anéanti·es et leur impossible futur adressent des choses dont est constituée la discipline. Ausculter ce qui fut occulté par l’histoire, adresser la parole aux anéanti·es, porter le regard sur l’histoire souterraine de l’art performance, c’est tenter de parler leur langage et laisser place à « […] une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. » (Benjamin, 2009, p.428). Telle une chose alliant l’improbable, ce qui fut et ce qui est : le vivant et l’histoire de ceux et celles qui sont absent·es. Ce faisant, l’autrefois se déroule au présent et, à chaque instant d’une performance, pas un·e seul·e artiste propre ne se produirait, mais toute une série de fantômes. 

La nécromancie insurrectionnelle est une pratique issue de la magie noire christianique et occidentale qui enjoint à écouter les morts dans l’espoir qu’advienne une révolution. Satanisme au possible, elle résiste à l’écriture de l’Histoire — subjective et construite — par l’écoute de l’autrefois. Elle permet une vision plus large d’un sujet donné en portant à cœur ce qui fut énoncé en murmure, telle une voix d’outre-tombe. Elle a tout à voir avec l’anarchive, les fantômes, l’autrefois, et tout ce a qui existé en vain aux yeux de l’histoire. La nécromancie insurrectionnelle en art performance permettrait d’inviter l’invisible et l’autrefois au présent. Elle permettrait de reconnaitre que la discipline de la performance en sa nature fuyante et « d’aucun centre » (Martel dans Collet & Létourneau, 2019) existe par des forces fantômes qui, malgré l’écriture de l’histoire, ont déjà eu des noms et des gestes, des milieux et des amours. La nécromancie insurrectionnelle en art performance anarchiverait ainsi d’innombrables micro-histoires défigurant le mythe de l’artiste solitaire au profit d’un art performance au visage spectral et multiforme du vampire. En ce sens, il me suffira de rappeler, telle une parabole révélatrice, la puissance fantomatique, inéluctablement terrifiante, dangereuse, mort-vivante, sous forme d’essaim, polymorphe et, à plus forte raison, la capacité du vampire à devenir un obscur brouillard, une essence négative de l’unité individuelle : 

[…] the vampire can transform himself into fog […] [t]his is the most bizarre transformation and the most radically related to Dracula’s non-living nature; an atmospheric transformation […] its obscure essence, the double negation of the individual unity : he is and he is not [...] (Gruppo di Nun, 2023, p.104).

 

Bibliographie

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Face aux déchets 6 - Pas Appâts

Là on travaillait avec un déchet : la bouteille de bière vide. Le lieu était insalubre.  La boite de carton six packs sur la tête d’Alexandre St-Onge. Akunniq transporte son haut-parleur et mange le poisson dont les emballages sont devenus des déchets. Le gin tonic brassé dans l’aquarium produit un surplus de drink et des bouteilles vides. Encore. C’est la fin de Viva! Un 40 onces et des bouteilles de tonic water.

  • 1. À ce titre, depuis une dizaine d’années au Canada, plusieurs biennales de performance ont changé de mandat du tout au tout, ne semblent pas être en mesure de renaitre de leurs cendres ou ont simplement été abandonnées. En voici une liste non exhaustive faisant suite à plusieurs entretiens avec des organisateur·trices de festival en art performance. Les festivals et biennales qui ont cessé leurs activités au Canada : Visualeyez, Geste, Art Nomade, le Festival d’art performatif de Trois-Rivières (FAPTR) et Rapid Pulse (des États-Unies, mais avec une importante délégation récurrente du Canada). En ce qui a trait aux festivals dont la relance est toute récente, mais qui ont subi un remaniement important quant à leur direction ou leur mandat : MS:T, Live et la Biennale d’art performatif de Rouyn-Noranda. À titre de référence, nous pouvions dénombrer un peu plus de dix festivals de performance au Canada en 2018.
  • 2. Bien que lourd de sens, la myopie de l’historicisation de l’art performance est due à la fois à une confusion relative du terme « performance » (Pontbriand dans Bronson & Gale, 1979) autant qu’à la difficile numérisation et à l’accès restreint aux œuvres éphémères des années 60-70-80 (Klein, 2019). Bien que l’on considère que la « date de naissance » de l’art performance fut 1970 – et ce, malgré ses occurrences antérieures – l’écriture de l’Histoire de l’art n’accorde pas assez d’importance, il me semble, aux pratiques de l’année 0 de la discipline, des filiations qui suivirent, des modes opératoires du ou des réseaux, de la définition disciplinaire, le tout avant d’être plongé dans une compréhension de la performance aux frontières des autres formes d’arts, du postmodernisme, du multidisciplinaire, etc. Si la performance est une forme d’art de l’action, ce n’est pas toute action qui est une performance.
  • 3. La littératie de l’art performance consiste en la capacité d’une personne à comprendre et décoder la performance, et lui permettant suffisamment d’en parler ou d’en produire.
  • 4. Le mal d’archive désigne la limite des archives à conserver ou à transmettre de la connaissance. Faisant autorité culturelle, sociale et politique, l’archive est une construction subjective qui répond à ce qu’il est nécessaire d’archiver et, par suite, occulte d’innombrables pans de l’histoire (Derrida, 1995).
  • 5. Haraway parle ici des binarismes occidentaux (femme/homme, dieu/mortel·le, humain·e/machine, etc.) auxquels, par ce texte, j’ajouterai en haut lieu le binarisme mort/vie.
  • 6. À ce titre, il est important de faire mention que l’une des premières œuvres dites en performance acquises par le MAC (Musée d’art contemporain) de Montréal était This Situation (2007) de Tino Sehgal en 2013 pour lequel le MAC, via son site web, utilisait le qualificatif « plus chorégraphique » pour désigner l’œuvre susmentionnée. En plus, l’une des premières performances à avoir été sélectionnée dans le cadre de la Politique d’intégration à l’architecture et à l’environnement (dite du 1%) au Québec fut 1/100 de 2-22, j’aime Montréal et Montréal m’aime de Thierry Marceau inaugurée en 2018.
  • 7. En complément : « To be a performance artist, you have to hate theatre. Theatre is fake; there is a black box, you pay for a ticket, and you sit in the dark and see somebody playing somebody else’s life. » (Abramovic dans Biet, 2013, p. 23)
  • 8. À ce propos, voir : The Digital Plague (2008) de Jeff Somers ou encore The Observer (jeu vidéo) (2017) par Bloober Team qui, tous deux, développent le terme de peste-numérique sous une acception dystopique.
  • 9. En complément : « En 2010, dans son contexte particulièrement exalté, où ce terme [performance] semble plus que jamais ouvert à toute proposition artistique pour peu qu’une action y soit produite, et puisqu’avec la performance les voies de l’interdisciplinarité semblent immédiatement retrouver celle de l’indiscipline, il devient difficile d’assigner des limites à un territoire précis. Tout le monde fait de la performance ou du moins croit en faire. » (Kihm, 2010, p.5)
  • 10.  Bien que temporellement circonscrit dans le temps, la pandémie ne cesse d’avoir des impacts profonds notamment sur le contexte économique, organisationnel et les changements de pratiques de diffusions au sein des institutions dont nous sommes à peine capables collectivement de mesurer.
  • 11. À l’issue de plusieurs entretiens effectués au début de la pandémie auprès d’artistes en art performance, un certain épuisement dû au changement qu’à induit la numérisation attendue des pratiques en art performance à eu raison de plusieurs praticiens, à plus forte raison, qui résidaient au sein de pays n’offrant pas un support économique aux artistes. À ce propos, j’ai écrit un article sur la puissance du retrait dont certains artistes ont historiquement et pour diverses raisons effectuées à l’orée des considérations politiques et sociologies actuelles : https://id.erudit.org/iderudit/96986ac
  • 12. À ce propos : https://www.urbanomic.com/document/poememenon/

ST-ONGE, Alexandre et Stvn GIRARD (2024), « Agence Augmentée : Oralité », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/agence-augmenteeoralite

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