Deux branches ondulées dessinées au crayon et disposées horizontalement

Tracés : dans l’entre-deux de la création – Carnet 1

Carnet 1

 

À l’automne 2020, l’équipe de recherche du projet « Approches écopoétiques des dramaturgies contemporaines », composée de Catherine Cyr, Béatrice Archambault et Jeanne Murray-Tanguay, a amorcé une série de laboratoires dramaturgiques avec l’autrice québécoise Nathalie Boisvert autour de l’écriture de sa pièce L’Ange bot. Ces rencontres visent à l’accompagner dans sa traversée scripturaire. Les « nœuds » du texte, les mots et les images qui l’habitent ou qui se devinent, encore imprécis, en lisière de la fiction, y sont investis à partir de questions soulevées par l’autrice ou par les membres de l’équipe. Les fragments réunis ici ont été écrits en amont et en aval des ateliers et sont issus des matériaux – extraits, scène-à-scène, plans, dessins – transmis par Nathalie Boisvert.

Ces carnets tissent une réflexion sur la création dramatique, saisie à différentes étapes de sa trajectoire, en même temps que sur l’imaginaire écologique qui la traverse.

 

L'image présente une forme rouge aux contours irréguliers dans laquelle apparaissent des lignes en creux. Autour, d'autres lignes, noire, formant des pointes et des arcs de cercles.

Nathalie Boisvert, Coyote, dessin à l’encre et coulée de cire, 2020.

 

Le document intitulé « Exploration » est une esquisse, incomplète, qui prend la forme d’un récit. En atelier, Nathalie Boisvert explique que, dans sa démarche de création, « le texte narratif précède toujours le texte dramatique ». Lorsque le récit est complété, l’univers de fiction, et l’écriture, peuvent migrer vers une forme théâtrale. L’Exploration nous a été transmise par l’autrice accompagnée d’un canevas (scène-à-scène), d’un fragment de scène dialoguée et de dessins1.

Égaré dans le Englischer Garten de Munich, Antonin, 11 ans, va et erre, explore les seuils mouvants entre rêve et réalité, prête oreille à ce que raconte le coyote, à ce que dit autour de lui le bruissement de mille formes de vie…

 

« EXPLORATION » – VERSION 1 : extraits

« Ça ressemble à un matin normal, un matin comme les autres avec le chat Jaune qui attend ses croquettes comme toujours en miaulant comme un innocent et ma mère qui court après le chien et le chien qui s’enfuit en jappant, je vous jure qu’il trouve ça drôle et qu’il s’amuse à ses dépens, et la sonnerie du cellulaire avec toujours quelque chose de très urgent à dire ou à faire, je ne comprendrai jamais les adultes, sauf qu’à cette catastrophe matinale déjà totalement chaotique s’ajoute une autre catastrophe absolument abominable soit la disparition de mes lunettes. Ah, et j’ajouterais la tentative pathétique de Nadine, ma mère, de baragouiner cette langue impossible à comprendre et à maitriser qui sonne pour l’instant comme de l’interférence radio dans les longs monologues de Nadine lorsque qu’elle se bat avec sa langue contre ses ennemis. Nadine ma mère est une immense femme avec les cheveux courts blonds, des ongles rouge vif, un sourire à faire fondre une glace, et une valise pleine de diplômes en droit. Elle est venue travailler ici à Munich pour se battre contre les rapaces qui empêchent la planète de respirer et qui vont finir par l’étouffer avec les gaz à effet de serres. Les rapaces ont des serres pour attraper la planète et ensuite ils la dévoreront après l’avoir fait rôtir sur un barbecue à gaz. Mais ma mère va régler ceci rapidement, ma mère est avocate, forte, encore plus intelligente que tu penses, a lu tous les rapports et tous les livres sur le droit, et elle est très très féroce.

Là, au moment où on se parle, elle cherche mes lunettes » (E1, p. 1).

Plus loin, alors que l’enfant s’est perdu dans la ville puis réfugié dans le Englischer Garten :

« Des petites bêtes brunes se sont approchées de moi. Je crois que ce sont des sangliers. Elles mangent ce qui semble être un reste de pique-nique dans un sac de provision. Je m’approche doucement, et je prends un sandwich. C’est un sandwich au saucisson à l’ail avec trop de moutarde, que j’avale sans le mastiquer […]. L’air est étrange, chaud et doux, et ça sent le champignon et la mousse verte, la boue séchée et les fleurs, et peut-être un peu la bière mais je ne sais pas pourquoi.

 

Après plusieurs minutes où l’angoisse s’est assise sur ma poitrine pour m’étouffer, j’ai perdu connaissance au pied de mon arbre, un chêne, j’en suis presque sûr.

 

Je ne sais pas si je dors ou si je suis dans le coma. Mon corps est immobile et calme, perdu dans le ventre d’une forêt, dans un pays que je ne connais pas et dont je ne parle pas la langue. Je suis peut-être dans le pays des pensées où les adultes se perdent une fois rendus dans le métro, mais peut-être aussi dans le monde juste avant ou après. Je ne sens plus rien, je n’ai ni chaud ni froid, je suis hors du temps et j’ai retrouvé une vision claire, malgré la perte de mes lunettes. Autour de moi, les sangliers ont commencé à jouer, ils se disputent un morceau de fromage […].

 

Un des sangliers me parle. Ses lèvres ne remuent pas. Il me parle avec des images, et m’explique la vulnérabilité, ce mot difficile à comprendre. Il me parle de sa vie de sanglier, depuis la nuit des temps, une vie de fuite et de douleur où l’activité principale est simplement de survivre, au froid, à la faim, à la chasse et à ses prédateurs qui ne sont peut-être plus aussi nombreux qu’avant […].

 

Je reviens à moi. Il fait froid ici et les sangliers se sont enfuis, leurs grognements m’ont réveillé et je suis gelé, je frissonne. Le ciel est d’un rose gris, le soleil commence lentement à réapparaitre sur la ligne d’horizon, et devant moi, très proche de mon visage, une créature me regarde de ses yeux jaunes.

 

Je recule contre mon arbre et la créature s’approche, me renifle.

 

Je ne sais plus si je suis au pays des pensées ou dans la réalité, mais je me mets à crier très fort et je cours du plus vite que je peux, jusqu’au bout de mes forces, alors que le soleil se met à luire doucement et que finalement, je trouve un banc, sur lequel je m’endors, épuisé, seul et les yeux secs.

 

La créature réapparait dans ma tête, alors que je dors, et se met à me parler » (E1, p. 5‑6).

 

*

 

Nous nous trouvons sur le seuil.

 

*

 

Comment entrer dans la pièce – dans cette pièce-chrysalide – sans risquer de tout froisser?

 

*

 

(la structure est encore à trouver – transposer, peut-être, à l’écriture essayistique et à ces carnets, l’idée avancée par Flore Garcin-Marrou que « le monde organique dicte des formes d’écriture de sorte que l’on peut imaginer d’écrire en suivant un modèle de branchages, de ramures […] ou un système racinaire… » [Garcin-Marrou, 2015 :O-10])

 

(quelles seraient les formes dictées par l’imaginaire écologique qui se déplie dans la pièce en construction?)

*

Après le premier laboratoire, il nous est apparu que les matériaux textuels – à l’image d’un jardin anglais – étaient imprégnés de lignes de fuite, des lignes sinueuses ou obliques permettant des échappées, celles d’Antonin, celles des coyotes et des sangliers, dans leur « vie de fuite et de douleur », celle de l’Ange.

Imaginer cet espace comme un jardin.

Surtout ne pas tenter de reproduire l’espace du Englischer Garten de Munich dans lequel se perd le petit Antonin.

Plutôt, déplier ici la réflexion en un jardin imaginaire fait de sentiers serpentins, de tracés organiques, de détours. Accueillir les accidents, brèches, friches. Multiplier les points de vue.

 

Les trois sentiers du titre sont des lignes crayonnées horizontalement qui arborent quelques feuilles. Sur chacune, un petit animal: oiseau, sanglier, coyote.

Jeanne Murray-Tanguay, Sentiers, dessin au feutre, 2020.

 

PREMIER SENTIER – VOIX, CHANT

 

Catherine :

C’est par le biais des voix plurielles des animaux, et en particulier à travers l’imaginaire du chant – même s’ils ne « chantent » pas vraiment – que je suis entrée dans les matériaux dramatiques.

Dans le scène-à-scène, les premiers êtres vivants autres-qu’humains à qui s’adresse l’enfant, Antonin, sont des oiseaux. C’est vers eux que se tourne l’attention du garçon perdu, ce sont eux, même si leur pépiement est indéchiffrable, qui ouvrent l’écoute de l’enfant au monde qui l’entoure. Les oiseaux ouvrent une brèche vers l’Entredeux, entre rêve et réalité, dans laquelle pourront s’engouffrer ensuite les sangliers, les coyotes (loups, chacals), les hiboux, l’Ange bot.

Cette attention portée aux oiseaux par Antonin me fait penser à ce que la philosophe Vinciane Despret, dans Habiter en oiseau, désigne comme une « poétique de l’écoute ». Celle-ci apparaît, pour elle, lorsqu’elle reconnaît l’importance ou la valeur du chant du merle dans son jardin :

« Pour ce merle, c’est le terme « importance » qui devrait s’imposer. Quelque chose importe, plus que tout, et plus rien d’autre n’importe si ce n’est le fait de chanter. L’importance s’était inventée dans un chant de merle, elle le traversait, le transportait, l’envoyait au plus loin, à d’autres, à l’autre merle là-bas, à mon corps tendu pour l’entendre, aux confins où le portait sa puissance. Et sans doute le sentiment que j’avais eu d’un total silence, impossible dans le milieu urbanisé sur lequel ouvre ma fenêtre, témoignait-il que cette importance m’avait si bien capturée qu’elle avait effacé tout ce qui n’était pas ce chant. Le chant m’avait donné le silence. L’importance m’avait touchée » (Despret, 2019 : 14).

Il me semble que cette importance se manifeste chez Antonin à plusieurs reprises, à chaque fois qu’il prête écoute à la parole des animaux, ce qui lui permet, par exemple, de devenir sensible à « la vie de fuite et de douleur des coyotes et des sangliers » (E1, p. 7). 

Je ne sais pas si les animaux « parleront » vraiment dans la pièce, si ces paroles seront rêvées, imaginées ou portées par l’ange, mais ces paroles résonnent fortement chez l’enfant, au point où il se demande s’il souhaite réellement s’extraire de l’Entredeux.

(…)

 

J’ai été très sensible à l’évocation de cette « vie de fuite et de douleur » des animaux. Le coyote affirme que « les tempêtes sont issues de la colère réprimée des animaux exterminés de la terre » (E1, p. 13), mais il me semble entendre davantage la souffrance que la colère dans ces tempêtes de vent qui sont aussi comme des chants. Chants mélancoliques, comme celui du coyote entendu dans la nuit. Le texte rappelle d’ailleurs que certains peuples autochtones (lesquels?) désignaient cet animal sous le nom de « Songdog ».

 

Est-ce que ces chants tristes des coyotes (loups, chacals), chassés, décimés, empoisonnés, entrent dans l’intériorité d’Antonin?

 

Comment ces mots de tempête le bouleversent-ils? Comment l’enfant est-il agi, transformé, par le dire douloureux des oiseaux et des animaux?

 

Que signifie la rencontre?

*

 

« Il est si près que j’ai l’impression de devenir lui » (E1, p. 6).

 

*

 

DEUXIÈME SENTIER : RENCONTRES

 

Jeanne :

L’univers créé par Nathalie Boisvert me paraît lumineux, malgré « le brouillard épais des gens qui dorment, des pensées qui avalent, des corps masqués endormis » (E1, p. 2) ou encore de nombreuses tempêtes de vent. Nous sommes plongées dans l’intériorité d’un jeune garçon qui observe avec humour le monde et les personnes qui l’entourent et qui fait preuve d’un doux mélange de naïveté et d’étonnante lucidité. D’un point de vue plus personnel, cette exploration m’a rappelé avec force mes propres voyages en Allemagne et mes déambulations dans le magnifique Englischer Garten de Munich.

Quelques jours après ma première lecture, je pense encore à cet extrait à la fois amusant et éclairant : « Elle est venue travailler ici à Munich pour se battre contre les rapaces qui empêchent la planète de respirer et qui vont finir par l’étouffer avec les gaz à effet de serres. Les rapaces ont des serres pour attraper la planète et ensuite ils la dévoreront après l’avoir fait rôtir sur un barbecue à gaz. » (E1, p. 1) Le jeu sur la polysémie du mot « serre », comique, me paraît facile à comprendre pour les enfants, qu’ils aient été initiés ou non aux enjeux de la crise écologique. De même, la mise en parallèle de la crise climatique et de la « catastrophe personnelle » (Id.) – la perte des lunettes d’Antonin – me semble à la fois comique et adéquate pour illustrer le point de vue et les préoccupations d’un enfant. Si l’autrice désire partager diverses considérations écologiques à son public cible (les 8 à 12 ans), je crois que de tels éléments pourraient contribuer à atteindre ce dernier.

Quand j’ai lu le scène-à-scène, je me demandais comment allaient se dérouler les diverses rencontres entre Antonin et les animaux. Parleraient-ils? Seraient-ils anthropomorphisés? J’ai en effet l’impression que plusieurs œuvres destinées à la jeunesse ont tendance à humaniser, pour ne pas dire infantiliser à outrance les animaux afin d’interpeller davantage les enfants en se rapprochant de leur réalité. Or, l’exploration de Boisvert ouvre à mon avis des pistes très intéressantes pour éviter ce phénomène. Elle propose des discussions sensibles et délicates entre le jeune garçon et différents animaux, qui semblent davantage se dérouler dans le monde des pensées ou du rêve que dans la réalité : « Je ne sais pas si je dors ou si je suis dans le coma. » (E1, p. 5) Je retiens notamment cet échange avec un sanglier, dont les « lèvres ne remuent pas. Il me parle avec des images, et m’explique la vulnérabilité, ce mot difficile à comprendre. » (Id., je souligne) Dans ce passage, le sanglier semble garder son statut d’être à part entière et ne devient pas une simple marionnette destinée à établir facilement un contact avec l’enfant. Il « parle » à ce dernier dans son langage de sanglier, fait d’images et non de mots, et la discussion qui suit tient davantage de la connexion sensible entre l’humain et l’animal que de l’instrumentalisation du second par le premier ou par l’autrice. Un peu plus loin, un lien similaire s’établit entre Antonin et le coyote fantomatique : « La créature réapparait dans ma tête, alors que je dors, et se met à me parler. » (E1, p. 6) Ces rencontres oniriques, presque magiques, agissent comme autant de « jeux de rêves » au sens où l’entend Jean‑Pierre Sarrazac, c’est-à-dire des procédés qui « morcellent, distordent, redistribuent sans relâche les éléments de la réalité » (Sarrazac, 2004 : 61) dans le texte dramatique. L’écriture de Boisvert, telle qu’elle se déploie dans ces premières traces de L’Ange bot, me semble ainsi tenir de la dramaturgie du détour, « qui, plutôt que la promiscuité avec ce qu’on appelle réalité, choisit l’écart, le pas de côté. » (Sarrazac, 2004 : 14) À mon avis, il s’agit là d’un élément qui, d’un point de vue écocritique, peut s’avérer très intéressant dans la poursuite du projet : avec cet écart, l’autrice peut installer une distance à la fois intime, égalitaire et respectueuse entre l’humain et l’animal, qui sont alors en mesure de co-construire un imaginaire tissé de considérations écologiques.

 

*

 

TROISIÈME SENTIER : PRISE DE CONSCIENCE

 

Béatrice :

Pour commencer, je dois dire que j’ai beaucoup aimé ma lecture de ce brouillon. J’ai été plongée dans l’histoire, et je voulais connaître la suite. Je suis intriguée de découvrir où celle-ci mènera du côté environnemental. Pour l’instant, il y a une grande fonction de dénonciation dans le texte. On parle de gaz à effet de serre, d’animaux exterminés ou d’animaux dont le mode de vie est menacé, de pollution liée à la guerre (plomb).

J’ai beaucoup aimé soulever dans le texte des moments où les aventures des personnages miment des situations liées à la vie des animaux. La façon dont Antonin vole les lunettes et qu’il court à toute vitesse pour fuir les marchands avec lesquels il ne serait pas en mesure de communiquer à cause de la barrière de langue me rappelle les sangliers qui s’emparent du pique-nique d’un homme qui part à leur poursuite, homme qui est lui-même comparé directement à un cochon. Et puis l’ange bot avec son sabot de métal rappelle évidemment un loup avec la patte prise dans un piège, ou même toutes les créatures qui peuvent avoir des problèmes à cause de nos déchets éparpillés dans la nature, comme les tortues qui ont la tête prise dans des anneaux de plastique ou les estomacs de poissons et d’oiseaux marins remplis de plastique. Dans le canevas de la pièce, on peut voir vers la fin qu’Antonin réussit à libérer l’ange bot de son sabot. Cette libération peut-elle être le symbole (ou une métaphore) d’un changement, d’une prise de conscience écologique, d’une réconciliation avec les animaux/l’environnement chez Antonin (quoi qu’il semble déjà avoir une bonne conscience écologique, car il dit : « une planète c’est plus important qu’un fils perdu », (E1, p. 3), qu’il tentera peut-être de répandre, comme sa mère?

Une réplique d’Antonin m’a beaucoup marquée dans la pièce : « l’avantage avec les animaux c’est qu’ils ne parlent pas avec des mots, ils ne trahissent pas, et s’ils meurent, on peut toujours les remplacer par une copie conforme » E1, p. 5, je souligne). Je me demande si le personnage évoluera dans cette réflexion à la suite de sa rencontre et de ses discussions avec les animaux dans la pièce. 

L’Exploration mentionne les peuples autochtones en parlant des coyotes. S’il y a un intérêt envers le mode de vie autochtone, je propose de prendre en considération le concept de guérison circulaire, expliqué par Joëlle Papillon comme étant la médecine du territoire et la médecine pour le territoire, où l’humain et le territoire ont besoin l’un de l’autre pour guérir et être en santé (Papillon, 2017:57‑76). Dans la pièce, les comportements humains qui nuisent à l’environnement sont dénoncés, mais il peut être intéressant d’intégrer dans la solution cette idée que l’humain n’est pas seulement une influence négative pour l’environnement, mais qu’il en fait plutôt partie à parts égales avec tous les autres éléments de la nature qui sont tous interdépendants.

 

*

Le mercredi 18 novembre 2020, un premier laboratoire dramaturgique réunit Nathalie Boisvert et les membres de notre équipe.

*

Sanglier, oiseau et coyote se trouvent maintenant chacun sur une branche, dans un réseau interconnecté de branches ondulées et courbes.

Fig. 4 : Jeanne Murray-Tanguay, Connexions, dessin au feutre, 2020.

 

QUATRIÈME SENTIER : SENS

 

Jeanne :

Je sors de cette première rencontre avec Nathalie Boisvert la tête remplie de questions. La première, que j’ai d’ailleurs posée à l’autrice, est la suivante : que se passe-t-il lorsque Antonin retrouve ses lunettes?

Ce sont des mots prononcés par Nathalie qui ont catalysé ce questionnement : « Je crois que je suis devenue une autrice à un moment où, enfant, je ne voyais rien. » L’affaiblissement de la vue permet en effet de mobiliser et de développer d’autres sens, que ce soit l’odorat, le toucher ou encore l’ouïe, qui, selon l’autrice, constituent autant d’entrées possibles dans l’écriture et dans la création. J’ai donc relu l’Exploration en portant une attention particulière à l’usage des lunettes, mais surtout aux sens mobilisés, aux réflexions suscitées et aux diverses rencontres effectuées avec des animaux à la suite de la perte de cet outil précieux.

À l’instar d’une jeune Nathalie Boisvert, Antonin ne voit presque rien sans ses lunettes : sa myopie « est de -8 de chaque œil. Ça vous donne une idée de [s]a semi-cécité. » (E1, p. 1) Alors que sa mère les cherche pour lui le matin qui précède sa disparition, le jeune garçon ne peut rien faire « sauf [s]’asseoir comme un bébé et attendre qu’on me redonne la vue » (E1, p. 2), perdu « dans un nuage de confusion intense. Le chat est une grosse tache jaune sans yeux, ma mère une longue chose agitée beige et le chien un éclair roux. » (E1, p. 1) Les animaux de compagnie, qui font partie du quotidien du jeune garçon, ont un air plutôt insignifiant. Je pense surtout à ce « chat Jaune qui attend ses croquettes comme toujours en miaulant comme un innocent » (Id). Leur présence, superflue et accessoire, me paraît bien éloignée de celle des animaux du Englischer Garten qui entrent en jeu dans des rencontres à la fois délicates et sensibles. Les miaulements innocents du chat sont à des années-lumières des cris douloureux des coyotes avec lesquels Antonin pleure. Tout juste avant d’échanger avec un sanglier, le garçon va même jusqu’à prononcer des mots qui ont d’ailleurs fait sourciller Nathalie lors de notre rencontre : « l’avantage avec les animaux c’est qu’ils ne parlent pas avec des mots, ils ne trahissent pas, et s’ils meurent, on peut toujours les remplacer par une copie conforme. » (E1, p. 5)

Peu de temps après la deuxième perte de ses lunettes, les sens d’Antonin sont davantage mobilisés, par instinct de survie, ce qui semble lui permettre de dépasser le stade du « nuage de confusion intense ». Dans le Englischer Garten, Antonin se laisse guider et bercer par « la rivière qui coule avec un bruit doux » (E1, p. 4) et trouve de nouveaux repères : « L’air est étrange, chaud et doux, et ça sent le champignon et la mousse verte, la boue séchée et les fleurs, et peut-être un peu la bière mais je ne sais pas pourquoi. » (E1, p. 5) Peut-on croire que c’est la mobilisation de ces divers sens, provoquée par la perte des lunettes, qui lui permet d’entrer dans l’Entredeux? Le jeune garçon, plus près de ses sensations qu’il ne l’est dans son quotidien mouvementé et urbain, est-il davantage disposé à rencontrer avec sensibilité les êtres qui l’entourent, qu’ils soient réels ou rêvés? Même sans ses lunettes, Antonin semble mieux distinguer les animaux de la forêt que l’éclair roux ou la tache jaune qui évoluent chez lui. Le corps de l’humain et ceux des autres-qu’humains paraissent en mesure de mieux se comprendre grâce à l’enrichissement sensoriel du premier. Peuvent-ils se rejoindre? À tout le moins, j’ai l’impression que ces rencontres changent le point de vue d’Antonin sur les animaux, qui, de copies interchangeables, deviennent des êtres dont il peut comprendre l’importance et la douleur. Il me semble également qu’Antonin n’est plus cet enfant qui ne peut que s’asseoir comme un bébé en espérant retrouver ses lunettes : fort de nouveaux repères et outils, il gagne en maturité et sa vision du monde qui l’entoure évolue.

Que se passera-t-il lorsque Antonin retrouvera ses lunettes? Verra-t-il les êtres non-humains qui l’entourent, à commencer par ses animaux de compagnie, d’un œil différent? Qu’adviendra-t-il des apprentissages acquis dans le parc? Choisira-t-il de lutter aux côtés de sa mère contre les « rapaces qui empêchent la planète de respirer »? (E1, p. 1) Si Nadine « se bat avec sa langue contre ses ennemis », les langues imagées, chantées et rêvées des animaux rencontrés par Antonin dans le Englischer Garten participeront-elles à l’offensive?

*

CINQUIÈME SENTIER : INDÉCIDABILITÉS

 

Catherine :

Lors de la rencontre avec Nathalie, celle-ci a présenté la trajectoire d’Antonin comme celle d’un « petit garçon qui se perd dans la quête de quelqu’un d’autre ». Dès lors, je me suis questionnée sur ce qui animait réellement l’enfant – au-delà de ce qui affleure à la surface, bien sûr : retrouver ses lunettes et son chemin; rentrer à la maison.

Qu’est-ce qui, des rues de la ville aux sentiers du Englischer Garten, des moments de veille aux moments d’assoupissement – mais dort-il? rêve-t-il seulement? – entraîne le petit garçon toujours plus loin dans sa fuite?

Qu’est-ce qui, dans ses rencontres successives avec les oiseaux, le sanglier, le coyote, l’ange, l’incite à vouloir, peut-être, demeurer dans L’Entredeux?

 

« Il y a en moi un mouvement de recul, comme si je ne voulais plus revenir » (E1, p. 8).

 

Il y a ici un déplacement du trope de « l’enfant perdu dans la forêt » : Antonin, contrairement au Petit Poucet, contrairement à Hansel et Gretel, hésite à retrouver son chemin pour rentrer à la maison.

 

Est-il préférable, pour lui, d’errer dans L’Entredeux? Pourquoi?

 

Lequel, du monde réel ou de cet autre monde, constitue un environnement habitable?

 

*

 

SIXIÈME SENTIER : ADAPTATION

 

Béatrice :

Suite à cette première rencontre avec Nathalie Boisvert, j’ai une nouvelle perspective face à la pièce. Bien que l’autrice nous ait remis un plan détaillé des différents tableaux qui composeront l'œuvre, ainsi qu’une première ébauche d’une partie du texte, plusieurs questionnements fondamentaux subsistent et beaucoup de choses ne semblent pas coulées dans le béton.

Nathalie a partagé avec nous certaines incertitudes, notamment en ce qui concerne l’intégration des coyotes dans l’histoire. Leur présence serait peu vraisemblable dans la pièce qui se déroule en Allemagne où ces animaux ne sont pas présents. Cette question n’a pas été un problème à ma lecture, puisque certains moments de la pièce se déroulent dans un univers onirique, l’Entredeux, où il me semble bien possible que le garçon, qui vient du Québec, rencontre un animal qui lui est familier pour le guider. Malgré tout, avant cette réflexion, je me posais la question suivante : pourquoi tenir tant à intégrer les coyotes si cela cause un si gros problème? Quelle est leur signification? La réponse a été la suivante : ils ont quelque chose à nous apprendre. J’ai alors compris leur importance. Les coyotes ont une grande capacité d’adaptation : « Nous avons survécu en nous adaptant à la dureté du monde et en gardant le lien entre nous grâce à nos chants. » (E1, p. 6) Cette notion d’adaptation que le coyote peut transmettre au petit garçon me ramène directement au concept de guérison circulaire évoqué plus haut. Les apprentissages du coyote, et de tous les animaux que l’enfant peut rencontrer, peuvent lui servir à s’aider lui-même à survivre dans le parc ou à sortir et retrouver sa mère, mais à une plus grande échelle, les paroles du coyote sont aussi un discours sur les ravages du comportement humain sur l’environnement, créant ainsi une conscience écologique qui mènera peut-être le garçon à essayer à son tour de guérir la planète. C’est un partage. Le cas du sanglier me ramène également à cette idée. Nathalie explique que les sangliers sont en surpopulation puisqu’ils n’ont plus de prédateurs, et donc un élément manquant dans le parc empêche son équilibre, sa guérison, comme c’était le cas dans la forêt. La présence des animaux dans la pièce, et plus spécifiquement dans l’Entredeux où ils sont capables de communiquer avec le garçon, est un espace riche de possibilités à explorer. 

Un petit personnage est assis au pied d'une grande créature qui rappelle le coyote des dessins précédents. Tous deux semblent regarder vers le haut. À l'arrière-plan, une douzaine de lignes verticales arborant des feuilles alternées, comme une forêt stylisée.

Fig. 5 : Jeanne Murray-Tanguay, Rencontre, dessin au feutre, 2020.

 

 

Image de couverture : Jeanne Murray-Tanguay, Branchages, dessin au feutre, 2020.

 

 

Bibliographie

 

DESPRET, Vinciane (2019), Habiter en oiseau, Paris, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages ».

GARCIN-MARROU, Flore (2015), « Pour un théâtre écosophique », dans Isabelle Barbéris et Françoise Dubor (dir.), « Après l’anthropo(s)cène : la création scénique à l’ère du post-humain », Degrés, n163-164, section « O ».

PAPILLON, Joëlle (2017), « Repenser les rapports entre humains et nature : visions écopolitiques dans la littérature autochtone contemporaine », Québec Studies, vol. 63, p. 57-76.

SARRAZAC, Jean-Pierre (2004), Jeux de rêve et autres détours, Belval, Circé.

 

  • 1. Désormais, les références à cette première version de l’Exploration seront indiquées par le sigle E1, suivi du folio.

ARCHAMBAULT, Béatrice, Catherine CYR, Jeanne MURRAY-TANGUAY (autrices) et Nathalie BOISVERT (artiste invitée) (2021), « Tracés : dans l’entre-deux de la création », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/la-ruche-article/traces-dans-lentre-deux-de-la-creation-carnet-1

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