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20/10/2021

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Autrefois, le théâtre était écrit pour plaire au Prince. C’était à la fois le signe et la performance de son pouvoir, exprimé sur la scène, dans une entreprise de reconnaissance, d’affirmation, de renforcement de son autorité et de sa toute-puissance. Quelquefois cependant, le théâtre a été aussi un lieu de contestation, où d’autres voix, d’autres imaginaires pouvaient enfin réclamer leur place et fissurer le visage lisse et impénétrable du pouvoir.

Fredy a été sans aucun doute écrit pour le Prince. Il en est véritablement le seul destinataire. Malgré les protestations de son auteure qui se réclame de la vérité, c’est, en même temps que sa voix, la voix du Prince qui est entendue, c’est son autorité qui est affirmée, c’est lui qui a le dernier mot.

Les faits, déjà longuement commentés dans les médias par articles et lettres ouvertes, sont connus. La mère de Fredy accepte d’abord de participer, et ensuite elle refuse, quand elle apprend que ceux qui ont tué son fils auront, une fois de plus, à livrer « leur version des faits ». Elle, elle n’a pas deux versions. Elle a un enfant mort, qui voulait jouer dans un parc avec son frère. Elle a un corps tangible. Elle a un corps-cadavre.

Par un geste qui interrompt le dialogue, pourtant le principe déclaré de sa démarche, l’auteure refuse ce refus et continue de représenter sa pièce. Elle choisit en fin de compte de substituer sa voix à celle des personnes les plus affectées, qui se retrouvent ainsi dépossédées du moment le plus tragique de leur existence, celui qui les rattachait à leur enfant et qui rattachait celui-ci à la vie.

Présentée comme une pièce de théâtre documentaire, Fredy repose finalement sur une fausse neutralité du processus qui consiste à constituer une archive pour ensuite non seulement l’organiser à sa guise, mais substituer à la fin sa parole propre à celle des témoins. Si Fredy était une œuvre, elle ferait entendre, par un jeu polyphonique, tous les discours qui la traverseraient, en même temps que quelque chose de son auteure serait risqué dans la texture de l’écriture même. Au lieu de cela, Fredy la pièce se réclame d’un processus qui prétend recueillir toutes les voix pour ensuite les aligner sur le même plan, gommant dans ce geste même à la fois les inégalités qui existaient dans la vie ainsi que celles qui président à l’écriture de la pièce. Or, le paradoxe est là : on ne peut se réclamer de la vérité ou de la transparence et devenir à la fin la seule autorité. Soit la démarche initiale ne reposait pas vraiment sur un processus documentaire – je suis l’auteure et c’est moi seule qui décide – , soit c’est la production qui n’est pas une œuvre – je ne décide rien, je laisse les structures décider pour les témoins et pour moi. Quoiqu’il en soit, on se retrouve avec une production qui continue et un enfant mort qui ne peut pas continuer. The show must go on, tant pis pour les bons sentiments. Or, mettre sur un même pied d’équivalence la parole des policier·ères et celle des proches de la victime, voire de la victime elle-même, c’est à la fois exercer la violence de la fausse équivalence, puisque jamais – et c’est bien là la question – ces deux catégories n’ont eu le même accès au pouvoir ou à la justice; tout en exerçant aussi, comme si on passait une blanche main dans des corps racisés, une singulière ventriloquie qui cannibalise les vies pour les restituer ensuite, telles quelles, sans aucune possibilité de contestation, au cœur même de l’ordre qui les a anéanties. C’est même inclure cette contestation sur scène, dans le dispositif qui met les voix en équivalence, alors que la continuation même de la production est bien la preuve incontestable que cette contestation n’a pas été entendue. Puisque le corps de l’auteure n’apparait pas sur scène et que par ailleurs, elle a le dernier mot – voire le dernier mot sur la mère de l’enfant –, c’est à la fois ne rien risquer et se mettre à couvert, tout en masquant, par une dangereuse prétention à la neutralité, les inégalités profondes qui ont autorisé la mort de cet enfant et le refus de justice pour sa famille et sa communauté.

Ici, le déguisement est parfait et le subterfuge est total : il assure à l’auteure à la fois impunité, invisibilité et fausse innocence, puisque par la grâce de sa plume, arrivent sur scène des voix espérées, depuis longtemps attendues car rarement représentées sur la scène québécoise. En dépit du refus de la mère de Fredy, ou mieux s’appuyant sur ce refus et les contestations qu’il a engendrées, elle devient la Mère Teresa des opprimé·es qui met pour eux en scène leurs propres voix, sans pour autant leur donner le dernier mot. Sauf que, ce que Mère Teresa aimait des pauvres, c’était précisément leur souffrance et leur agonie, qu’elle disposait, dans une macabre mise en scène, pour obtenir l’argent des dictateurs et de l’Occident.

Il parait que Fredy a été présenté par la suite à la maison culturelle de Montréal-Nord pour le bénéfice incertain d’une classe d’élèves de Saint-Michel, principalement noir·es et racisé·es. De loin, la scène semble être l’image même de la perfection : des élèves racisé·es voient enfin l’histoire de l’un des leurs portée sur la scène, finalement en pleine lumière pendant qu’eux aussi occupent la place des spectateurs, si rarement occupée. Cette scène semblait donc opérer à deux niveaux à la fois : des corps noirs et bruns sur la scène; des corps bruns et noirs dans la salle, dans une perspective de réparation ou d’accomplissement pour un moment trop longtemps attendu.

Sauf qu’un regard de biais révélait immédiatement le subterfuge : ces corps bruns et noirs dans la salle étaient ceux d’enfants amenés là par des figures d’autorité ou de confiance pour assister à une étrange messe. Celle où médusé·es, sans l’avoir choisi, ils devenaient témoins de la mise à mort d’un enfant comme eux, racisé comme eux, du même quartier. Deux fois mis à mort dans son corps et dans sa parole. Deux fois arraché à l’amour et à la volonté de sa mère. Une messe bien sombre, en effet, où ils devaient comprendre que la parole des policiers, les piètres explications ou justifications de cette mort étaient sur le même plan que la mort elle-même, valaient la même chose que la mort d’un enfant. Ils devaient assister, totalement impuissants, à leur procès pour une partie de dés, où encore plus de place était faite à la violence d’État qui avait déjà gagné sur eux, qui avait déjà tout pris, qui occupait déjà tout l’espace, même celui prétendument aménagé pour eux.

Il leur fallait, somme toute, assister à ce spectacle qui ne s’adressait pas à eux, qui n’était pas fait pour eux, puisque même devant la mort, ils ne pouvaient choisir absolument, radicalement, une chose si peu radicale : leur droit de croire à la valeur absolue, inaliénable de leur propre vie. Ils devaient applaudir peut-être de se voir enfin accueilli·es à la représentation et à la justification de leur mort possible et programmée, dans un théâtre bien policé qu’ils ne connaissaient pas, où, restitué·es, refabriqué·es sans aucun partage par une gentille dame blanche des beaux quartiers, on a beau crier « non », personne ne vous entend.

Stéphane Martelly
Montréal, juin 2018

 

Note de l’autrice
Ce texte, écrit en 2018, a finalement été reçu en 2021 dans un atelier de Montréal en présence des artistes CP Simonise, Manuel Mathieu et Clovis-Alexandre Desvarieux. Leur écoute et leur sensibilité font désormais partie intégrante de cet essai et des voix qu’il tente de porter en écho. Quelques traces de cette écoute, inquiète de ce qu’il est possible ou impossible de représenter; quelques traces de leur présence, qui par le silence, qui par le geste, qui par le retrait, demeurent dans les photos et la peinture de Clovis-Alexandre Desvarieux, parmi les œuvres en cours de Manuel Mathieu.

La création continue de cette manière oblique, faisant coexister prise de parole, présence et refus avec l’inquiétude et la douleur qu’elle peut quelquefois prolonger, faire entendre peut-être, mais sans jamais s’y substituer.

 

 

 

 

 

 

Toile peinte aux couleurs vives. Elle représente un corps vu de face, cuisses légèrement ouvertes, dans lequel le ventre est au centre. L'ensemble est très coloré, vibrant.

Clovis-Alexandre Desvarieux, Le cri de la mère (2021).

MARTELLY, Stéphane (2021), « Ceci n'est pas une œuvre », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/echappees-article/ceci-nest-pas-une-oeuvre

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