Voyage à travers l'espace scénique

  • FOHR, Romain (dir.), « Du décor à la scénographie », Paris, L’Entretemps, « Les points dans les poches », vol. 2 (« Anthologie commentée de textes sur l’espace scénique extra-occidental »), 2021, 352 p. 

  • Quiconque s’intéresse à l’espace scénique sait combien il est rarement abordé par une lorgnette autre que celle de l’évolution du théâtre occidental, de l’Antiquité grecque à nos jours. Publié sous la direction de Romain Fohr, le deuxième volume de l'ouvrage intitulé Du décor à la scénographie, « Anthologie commentée de textes sur l’espace scénique extra-occidental », tente de pallier ce manque de références. Livre autonome paru à la suite d’un premier volume consacré à l’espace scénique occidental, il nous est présenté comme un recueil de textes sous des formes extrêmement diverses : journaux, articles, notes personnelles, lettres, extraits de livre, etc. Il couvre un large territoire, soit cinquante-sept pays répartis sur six continents et présente cent-dix-huit auteur·trices qui sont soit explorateurs, scientifiques, archéologues, ethnoscénographes, missionnaires, acupuncteurs, diplomates, enseignants, architectes, poètes (deux prix Nobel de littérature), peintres, journalistes, musiciens, metteurs en scène ou chorégraphes. Depuis Zéami, grand dramaturge japonais du XIVe siècle, on traverse la question de l’espace scénique jusqu’à nos jours. Deux index, l’un par auteur·trice et l’autre par pays, donnent des entrées différentes au lectorat alors que les notices introductives permettent de situer le propos de l’auteur·trice, le contexte historique, sociologique, culturel, esthétique et géographique, et ce, sans véritablement commenter le texte associé.

    La structure même de l’ouvrage, composé de courts textes, fragmente nécessairement la lecture, d’autant que les extraits sont présentés chronologiquement, ce qui dissémine les informations sur un sujet donné à travers le livre. Il faut aussi souligner que dû à l’absence d’iconographie, il est presque impératif de compléter sa lecture par des recherches rapides sur Internet pour véritablement faire image des très précises et nombreuses descriptions de lieux qui parsèment le volume. 

    Alors que le Japon, l’Inde et la Chine sont les pays les plus représentés, la lecture nous mène de la Polynésie au Tibet, en passant par l’Arctique, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, Haïti, Madagascar, le Vietnam et bien d’autres. Depuis les marae de la Polynésie, le panggang indonésien, l’al-halqa du Maghreb, le tazieh persan, le küttampalam indien, l’ortaoyunu de la Turquie, l’Indra Jatra népalais jusqu’au Karagheuz libanais, l’ouvrage nous fait voyager de la forme rituelle au théâtre dramatique. La couverture du Japon est particulièrement étendue : la lecture nous laisse avec une connaissance assez exhaustive de l’histoire et de l’évolution à la fois du nō et du kabuki, deux formes théâtrales extrêmement complexes où l’espace scénique est un acteur important de la composition dramaturgique.

     

    Penser l’espace scénique au-delà de l’Occident

    « Comment penser au-delà du théâtre occidental qui organise souvent notre réflexion sur le théâtre contemporain? » (8), se demande Fohr en introduction, sans tomber dans le piège de la comparaison et en laissant à chacun des textes son autonomie propre. Évidemment, la parution des deux volumes incite à une lecture comparative des deux univers, occidental et extra-occidental. Se crée alors une tension entre, d’une part, l’envie de trouver des ressemblances ou des différences entre les diverses incarnations scéniques à travers les multiples cultures abordées et, d’autre part, celle d’apprécier leurs particularités si nombreuses.

    Difficile par ailleurs de passer sous silence l’influence des esthétiques extra-occidentales sur la réflexion esthétique occidentale de la représentation. En effet, Adolphe Appia, Jacques Lecoq, Antonin Artaud, Eugenio Barba, Samuel Beckett, Bertolt Brecht, Peter Brook, Jean Cocteau, Jacques Copeau, Jerzy Grotowski, Louis Jouvet et Ariane Mnouchkine, entre autres, ont tous·tes revendiqué des influences non occidentales dans leurs travaux. Fohr a d’ailleurs retenu certains de leurs textes parmi ses choix; Artaud notamment nous parle de Bali, Brecht de la Chine et Brook d’Haïti. Par la force des choses et l’accessibilité restreinte des textes qui traitent du sujet, le regard qui est posé ici est en partie occidental. Bien que certain·es d’auteur·trices soient en effet dans une posture d’observateur·trices d’une culture qui n’est pas la leur, le livre donne la parole à plusieurs auteur·trices issu·es du terreau et dont le regard est parfois critique vis-à-vis des influences occidentales; notamment à Wole Soyinka, premier prix Nobel de littérature africain en 1986, qui souligne qu’en de nombreux pays d’Afrique le lieu préféré pour les représentations est la place du village, la dramaturgie africaine traditionnelle s’accommodant mal des belles salles construites par les colonisateur·trices où le théâtre devient une entreprise commerciale. Il met en garde contre la tentation d’imiter servilement certaines structures dépassées et sclérosées du théâtre britannique et incite à penser le théâtre comme véritable lieu de création et de renouveau artistique : « un théâtre […] n’est jamais un agrégat de bois et mortier que les architectes balancent dans le paysage » (125), écrit-il. À la lecture de l’ouvrage, il nous apparait en effet que le décor ou la scénographie dépassent la somme des matériaux qui les construisent.

     

    Du décor à la scénographie

    Dans aucun des deux volumes Fohr ne circonscrit ce qu’il entend par « scénographie », un terme à la définition changeante et qui a largement été discuté par nos contemporain·es. Il fait référence au texte d’Agnès Pierron1, historienne de l’art et linguiste, paru dans le premier volume, pour situer le lectorat. Celle-ci y donnait une définition qui opposait effectivement le décor à la scénographie, la décoration au dispositif scénique, définissant la scénographie comme un art de l’allusion plutôt que de l’illusion.

    Dans le premier volume, la pensée sur l’espace scénique s’articulait de Vitruve à Olivier Py en passant par William Shakespeare, Charles Garnier, Richard Wagner, Edward Gordon Craig, Adolphe Appia, Joseph Svoboda, Antoine Vitez, Thomas Ostermeier ou Romeo Castellucci, et il nous était aisé d’y suivre le cheminement d’une pensée, de l’édifice théâtral antique jusqu’à la construction du dispositif scénique contemporain. Il est plus difficile de dégager une compréhension générale du deuxième volume, qui ratisse large en abordant à un bout du spectre les très codifiés théâtres nō ou chinois, mais aussi les multiples rituels élaborés en Afrique ou en Océanie. Dans ce cas-ci, la notion de scénographie dépasse largement celle héritée du XVIe siècle, qui la décrit comme « l’art de peindre en perspective2 », pour embrasser une définition qui présente l’espace scénique comme un objet mouvant et changeant selon l’usage qui en est fait. En effet, comme l’exprime le dramaturge congolais Pius Ngandu Nkashama, dans l’espace scénique « l’univers devient dilatable, indéfinissable, orientable dans toutes les directions » (226). Entre le faste du théâtre japonais kabuki avec sa « passerelle des fleurs » qui traverse la salle, sa scène tournante et ses décors élaborés, et les rituels où « la pauvreté semblait un présent fait à l’imagination » (140), existe tout un monde où l’espace s’organise de multiples façons. Du Ramlila indien qui se déplace sur plusieurs kilomètres et draine certains jours un public de soixante-mille à cent-mille personnes à l’espace fluide et ouvert des rituels africains où un cercle suffit à définir tout un univers, on se rend compte rapidement que la scénographie ne répond pas qu’à une seule définition.     

    Dans son numéro « Qu’est-ce que la scénographie? », qu’il codirige avec Véronique Lemaire, Daniel Lesage élargit la portée du terme à l’ensemble des représentations spatiales qui portent un discours :

    Créer une scénographie, c’est représenter le monde en activant, par l’espace, des rapports de force, des mises en situation qui dynamisent l’action; c’est interroger l’espace de l’homme dans toutes ses dimensions. L’organisation de notre environnement, son architecture, ses territoires, ses géographies ne sont pas de purs accidents historiques; ils sont les miroirs de croyances, de systèmes politiques et économiques; ils reflètent les conceptions de l’homme, de sa place dans le temps et l’espace3.

    Tous les exemples cités dans l’ouvrage de Fohr partagent le désir de faire vivre une expérience unique aux spectateur·trices. À travers cette anthologie, l’auteur montre bien que la communion entre la « salle » et la « scène » prend diverses formes, qui ne sont d’ailleurs pas toujours celles d’une salle et d’une scène, mais qui ont toutes en commun de jeter les bases spatiales d’une relation unique à la performance qui se déroule devant nos yeux. Les codes et les règles changent, mais finalement la rencontre entre un public et un·e performeur·euse a lieu. Parfois directe, parfois plus lointaine, cette relation dans l’espace est toujours le reflet de la culture qui l’a vue naître. En font foi dans le livre l’exemple de Saint-Domingue où un parallèle entre la richesse des décors et celle de l’évolution de la culture en général est soulevé (101), ou encore les nombreuses descriptions d’agencements de salles qui concrétisent l’ordre social à travers une forme de ségrégation dans leurs aménagements. Fohr fait également référence aux exemples indiens ou iraniens qui placent notamment la gent féminine à l’écart de la foule des hommes. L’élargissement de l’espace scénique à l’espace public permet également, chez les Autochtones d’Amérique du Nord ou d’Afrique, de considérer n’importe quel espace comme un potentiel lieu scénique et d’envisager sa ritualisation comme le premier geste théâtral; notamment au Sénégal, où « les spectacles se produisent souvent à l’intérieur des espaces publics rendus anonymes […] [et qui] permettent toutes les métamorphoses et toutes les transformations, physiques, symboliques, rituelles » (226).  

    Barba, qui aborde le théâtre indien, décrit comment celui-ci envisage le costume comme une « scénographie miniature » offrant « une infinité de perspectives, de dimensions et de sensations » (185), un exemple de plus qui semble ici élargir la définition de la scénographie au-delà de la conception du seul décor. Ce que confirme Arnold Aronson dans son introduction au Routledge Companion to Scenography, en nous rappelant que la scénographie théâtrale contemporaine englobe non seulement le travail de l’espace proprement dit, mais aussi tout ce qui y apparait aux sens : les costumes, la lumière, le son, les odeurs, le temps, l’ensemble du public, etc. Il propose également qu’une partie de la scénographie s’inscrit essentiellement dans l’esprit des spectateur·trices et que « les aspects purement visuels, concrets et sémiotiques de la scénographie sont remplacés par l’espace, le temps et l’immatériel4 ». En d’autres termes, que la scénographie est une pratique spatiale élargie qui aborde tout ce qui compose l’espace réel et celui de l’imaginaire. Dans l’espace scénique, nous dit Martine Chemana, le « pouvoir de suggestion de l’acteur auquel répond la capacité d’imagination du spectateur permet de transformer n’importe quel espace nu en un monde fabuleux » (237). Retenons également l’exemple du théâtre traditionnel chinois qualifié par Henri Michaux de « théâtre pour l’esprit » (134) où une poésie au début de la représentation donne une description du paysage sans que celui-ci soit représenté sur scène, mais seulement dans l’imaginaire du public, ce qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le Rivage à l'abandon de Heiner Müller, qui plante le décor dans le premier des trois textes de sa Médée-Matériau5. Dans la même veine, citons des éléments du kabuki où les décors traditionnels tendent, dit-on, à donner non pas l’illusion, mais la sensation de la réalité (107). Le scénographe Daniel Jeanneteau estime que

    la scénographie est indissociable de l’œuvre à l’avènement de laquelle elle participe, et n’a pas d’existence en dehors du temps de la représentation, ni séparément de la lumière, des présences vivantes, de l’architecture des corps, de leur placement, de leurs mouvements, des distances, des bruits. Le décor n’y occupe qu’une place à mon sens nécessairement en retrait. Il propose, il induit, il contient : il n’est à mon avis qu’un aspect de la scénographie6.

    On compte en effet un nombre important de textes dans le recueil qui relèvent d’entrée de jeu l’absence de décor alors que l’espace décrit est pourtant extrêmement élaboré et complexe, « scénographié », pourrait-on dire.

     

    De la représentation à la présentation

    Il est difficile de tracer de grandes lignes à travers les différentes incarnations de l’espace scénique décrites dans l’ouvrage, tant les directions y sont multiples. Or elles semblent toutes s’inscrire dans un espace que Joseph Danan7 décrit comme entre la représentation et la présentation, entre la mimèsis et l’expérience. Si les exemples japonais, et jusqu’à un certain point chinois et indiens, penchent vers la représentation d’un lieu et d’un temps autres que ceux de la représentation, nombreuses sont les références, africaines et océaniennes notamment, qui décrivent une performance de l’ici et maintenant, une situation qui entre complètement en vibration avec les préoccupations de la pratique contemporaine. En ces temps postdramatiques, tels qu'ils sont généralement décrits par Hans-Thies Lehmann8, la question de la représentation est au cœur même de nos créations et la publication de Romain Fohr tombe pile au bon moment pour nourrir la réflexion sur l’espace scénique que nous construisons. Si le livre ne se veut pas définitif sur le sujet de l’espace scénique extra-occidental, il a au moins le mérite de stimuler l’imagination et de situer la question de l’écart entre les concepts de décor et de scénographie à l’extérieur du schéma habituel. « Qu’est-ce donc qui différencie le décor de la scénographie? », s’interrogent alors le lecteur et la lectrice au terme de leur voyage à travers les pratiques innombrables citées dans l’ouvrage. Une question que pose d’emblée le titre du livre sans s’y attaquer véritablement de front. Nous attendrons donc avec impatience la prochaine parution de l’auteur, qu’il annonce comme abordant l’élargissement de l’idée de la scénographie, un principe visiblement au cœur de pratiques et de pensées tant millénaires que contemporaines.

    • 1. Agnès Pierron, contribution à Romain Fohr (dir.), Du décor à la scénographie, Paris, L’Entretemps, « Les points dans les poches », vol. 1 (« Anthologie commentée de textes sur l’espace scénique »), 2014, p. 273.
    • 2. Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2002 (1980), p. 314.
    • 3. Daniel Lesage (dir.), « Introduction », Études théâtrales, no 53, 2012, p. 7.
    • 4. « […] the purely visual, concrete, and semiotic aspects of scenography are being replaced by the spatial, the temporal and the intangible » (Arnold Aronson (dir.), « Scenography or design », introduction à The Routledge Companion to Scenography, Londres, Routledge, 2018, p. 12). Cette citation a été traduite par nos soins.
    • 5. Heiner Müller, « Rivage à l'abandon, Matériau-Médée, Paysage avec argonautes », dans Germania mort à Berlin et autres textes, trad. Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, Paris, Minuit, 1985 (1983), p. 7-22.
    • 6. Daniel Jeanneteau, à propos de l’Atelier Tintagiles, 1996.
    • 7. Joseph Danan, « La dramaturgie au temps du “postdramatique” », Cena, no 29, 2019, p. 4-13.
    • 8. Hans-Thies Lehmann, Le théâtre postdramatique, trad. Philippe-Henri Ledru, Paris, L’Arche, 2002 (1999), 320 p.

    Partager

    soulignement de titre