Un regard sur la critique française : écrire sur la trilogie Le voile noir du pasteur de Romeo Castellucci

 

Depuis plus de trente ans, Romeo Castellucci reçoit un très fort écho en France. Apprécié, souvent considéré comme provocateur et cité comme bouleversant, il est au centre de débats, discussions, réflexions et polémiques. Les milieux académique et journalistique ainsi que les revues théâtrales se sont tous prononcés sur le sujet. La réception française des spectacles de Castellucci est donc complexe en raison de la quantité des textes publiés et de leur caractère très divers. Le cas le plus remarquable est le spectacle Sur le concept du visage du fils de Dieu qui, jugé blasphématoire, a été attaqué par des intégristes catholiques en octobre 20111. Il a divisé à la fois la communauté catholique et l’opinion publique française, a mobilisé le monde théâtral et les artistes. Cette polémique (qui se poursuit jusqu’à aujourd’hui2) a souvent influencé la manière avec laquelle les critiques parlent de Castellucci et de ses spectacles. C’est le contexte singulier dans lequel cette œuvre a été reçue qui nous a poussée à examiner la façon dont la critique théâtrale française a pris en charge les trois productions qui constituent la trilogie Le voile noir du pasteur : Sur le concept du visage du fils de Dieu (2010), Le voile noir du pasteur (2011) et The Four Seasons Restaurant (2012). Cette étude mettra l’accent, notamment, sur la puissance scénique et la réception de Sur le concept du visage du fils de Dieu.

Puisque « le théâtre est un feu qui brûle » (Castellucci, 2013 : 20), évanescent et destiné à mourir, nous nous sommes intéressée à l’étude de textes critiques des quotidiens et hebdomadaires français (Le Monde, La Croix, Libération, L’Humanité, Télérama, Pèlerin) dont le temps d’écriture est le plus proche du temps de la représentation théâtrale. Ces textes critiques ont été publiés3 au cours des périodes suivantes : en mars 2011 lors de la programmation au Théâtre national de Bretagne (Rennes) du Voile noir du pasteur; en juillet 2011 lors du 65e Festival d’Avignon, et en octobre / novembre 2011 lors de la programmation au Théâtre de la Ville (Paris) de Sur le concept du visage du fils de Dieu; en juillet 2012 lors du 66e Festival d’Avignon, et en avril 2013 lors de la programmation au Théâtre de la Ville (Paris) de The Four Seasons Restaurant. En rapportant la figure du critique à celle du traducteur, nous nous sommes concentrée sur le corpus des critiques de la presse des années 2011-2013 pour démontrer comment l’écrit du critique-spectateur des quotidiens français face à la trilogie Le voile noir du pasteur se révèle un témoignage-chronique inapte à traduire les œuvres de Castellucci : le critique semble être un témoin-spectateur de l’événement théâtral, privé d’outils d’analyse en mesure de décrypter le langage scénique de l’artiste. Quel est donc son rôle? Comment peut-il aborder, par l’écriture, une forme scénique qui appelle le corps et l’expérience intime de chaque spectateur·trice? Le critique est-il devenu un simple spectateur qui parle à d’autres spectateur·trices? Ces questions mèneront cette étude.

 

L’espace du critique

La pierre qu’Euripide a appelée Magnétique, et qu’on appelle Héracléenne, non seulement attire les anneaux de fer, mais leur communique la vertu de produire le même effet, et d’attirer d’autres anneaux; en sorte qu’on voit quelque fois une longue chaîne de morceaux de fer et d’anneaux suspendus les uns aux autres, qui tous empruntent leur vertu de cette pierre. De même la muse inspire elle-même le poète; celui-ci communique à d’autres l’inspiration, et il se forme une chaîne inspirée.

Platon4

 

La métaphore dont Socrate se sert dans le Ion de Platon explique bien la consubstantialité propre au rapport entre l’œuvre théâtrale5 et le·la spectateur·trice. En effet, il·elle est consubstantiel·le au spectacle, car il·elle en partage la nature et en légitime l’existence. L’étymologie du mot théâtre (lieu d’où l’on regarde) et du mot spectacle (objet à regarder) nous le confirme. Ainsi, on ne peut pas parler de théâtre sans spectateur·trice ou, pour le dire avec Jean-Pierre Sarrazac, « il n’existe pas de représentation théâtrale sans (au moins un) spectateur » (Sarrazac, 2000 : 78). Ce rôle fondamental du ou de la spectateur·trice est réitéré par Castellucci lui-même, comme on peut le lire dans cette très belle déclaration :

On peut imaginer le théâtre comme un feu, comme un combustible qui brûle sa propre matière en train d’être conçue comme théâtre. Qu’en reste-t-il alors? L’expérience de chaque spectateur. Chaque spectacle est une somme d’objets, de formes, de couleurs, de sons, de lumières; mais sans le vécu, l’histoire, les cicatrices de chaque spectateur qui le regarde, le spectacle ne sert à rien (Castellucci, 2013 : 20-21).

S’il est clair que le·la spectateur·trice, avec son propre vécu, ses cicatrices et son émerveillement6, est essentiel·le pour le spectacle, quelle est alors la place du critique théâtral? 

 

Le critique comme traducteur

Le critique, ce « spectateur exigeant7 » (Perrier, entretien du 28 avril 2017), comme l’a désigné Jean-Louis Perrier, doit parvenir à médiatiser le rapport entre l’œuvre et son propre corps, ses yeux, ses oreilles, son épiderme, ses sensations; son geste de critique demeure sur un point d’équilibre entre le spectacle qu’il observe et sa mémoire, son bagage de connaissances et son imaginaire. Le critique doit appréhender simultanément l’œuvre, les conditions du métier et le dispositif de l’écriture. Dans cette confrontation, le critique-spectateur est appelé à construire une relation particulière avec le spectacle. Son regard devient un geste d’écoute, c’est-à-dire de disponibilité, qui doit permettre d’entendre et de recevoir l’œuvre. Pour cerner cette attitude, il est intéressant d’établir une analogie entre le travail du critique et celui du traducteur. On pourrait par exemple rapprocher les deux figures en utilisant deux métaphores du film documentaire Traduire (2008) de Pier Paolo Giarolo où le traducteur est comparé à une vitre avec des taches, des gouttes et de la poussière, et au cheval de Don Quichotte. Les deux images (vitre et cheval) dévoilent la situation du traducteur : ce dernier se doit d’être dans un état de grande disponibilité à l’œuvre, mais aussi respectueux de la culture à laquelle il appartient, attentif à sa pensée et à ses choix. Il observe la diversité, regarde l’usage que l’auteur·trice a fait de sa langue maternelle, le système de construction du texte, les engrenages linguistiques et, donc, le monde socioculturel qu’il·elle a mis en place. Dans ce geste d’écoute, le traducteur fait interagir les relations que les deux langues établissent entre les mots et les choses, entre les mots et le monde. Dans ce travail, il fait appel à sa propre relation avec ces langages et il se sert de sa propre expérience de ceux-ci pour opérer ses choix. Le critique théâtral travaille lui aussi avec deux langages : celui de la représentation et celui de l’expression écrite qui va en rendre compte. Son travail consiste « à nous dire l’œuvre dans un autre langage » (Barthes, 1964 : 265) pour citer Roland Barthes. Ce qui relie le critique au traducteur est donc cette capacité d’ouverture; le critique traduit la représentation théâtrale en se mettant dans un état de totale disponibilité à l’œuvre, mais avec ce que Barthes nomme la « profondeur » (ibid. : 266), et à partir de ses propres choix, de son émerveillement, de ses savoirs et de son corps, il doit « reconstituer le système de l’œuvre » et « les règles et contraintes d’élaboration du sens » (ibid. : 265). Le langage de la représentation traverse le corps du critique pour devenir une expression écrite où il sera possible de déchiffrer les signes de cette transformation. Yannick Butel le dit ainsi : « Le passage d’une esthétique et d’une poétique de la représentation à une poétique de l’expression doit être aperçu comme l’accomplissement de l’œuvre à travers le sujet – le critique – qui la reçoit, en montre et en cache le corps et la pensée dans le corps du texte critique » (Butel, 2009 : 43). Ce passage, en effet, démontre l’observation que le critique fait du langage du plateau, ou mieux, le dialogue que le critique mène avec la structure et le système de l’œuvre, c’est-à-dire les éléments, leur articulation et le matériau que le·la metteur·e en scène a utilisé sur et pour le plateau. Et c’est justement ce geste d’ouverture et d’écoute qui rend possible le travail de traduction. Pour ce qui est de l’espace-temps dans lequel le critique opère, il s’agit forcément du présent, d’une part parce que le critique reflète, à travers son expression, les idées, les problématiques, les débats intellectuels, sociologiques et politiques intrinsèques à son époque, et d’autre part parce que la représentation théâtrale n’existe que hic et nunc. Elle est « un combustible qui brûle » (Castellucci, 2013 : 20) pour parler comme Castellucci : elle est essentiellement éphémère.

 

Face à la trilogie Le voile noir du pasteur

Inspirée de la nouvelle de Nathaniel Hawthorne portant sur l’histoire du pasteur Hopper8, la trilogie9 Le voile noir du pasteur interroge l’image : quelle valeur peut-elle avoir? Comment représenter l’irreprésentable? Bien que les trois spectacles gravitent autour du même concept – l’« éclipse de l’image » (Castellucci et Cassier, 2012) – et qu’ils aient des éléments en commun, ils présentent cependant des formes scéniques différentes. Mais comment les définir? En effet, la singularité dont le langage théâtral de Castellucci est porteur rend problématique toute définition. Le titre même de « metteur en scène » n’est pas entièrement approprié pour son travail; si le geste du ou de la metteur·e en scène opère une transition de l’œuvre dramatique à la représentation scénique, tel n’est pas le cas de Castellucci, pour qui la mise en scène est l’œuvre même. Bruno Tackels, en 2005, parle de Castellucci comme d’un « écrivain du plateau » (Tackels, 2005). Or, aujourd’hui, même une telle définition n’est pas totalement satisfaisante, car pour Castellucci, la création ne trouve pas sa source sur le plateau, mais dans le chaos de son cahier, à lui :

Je ne considère pas la répétition comme un moment de création. Je note des idées dans un petit cahier, une sorte de cahier de chaos. À un certain moment, je le lis et différents nœuds se forment : c’est un processus d’écriture. Le moment de création n’est pas la répétition, la présence sur le plateau, mais plutôt l’écriture, une véritable écriture avec une plume (Castellucci, 2013 : 23).

Plus tard, il ajoutera : « […] alors des minuscules constellations commencent à émerger, à s’organiser. C’est une technique très impersonnelle; je laisse les choses émerger comme dans une camera obscura, lorsqu’une photo sort sans qu’une prise ait eu lieu10 » (Castellucci, 2014 : 22). Les œuvres de Castellucci éclosent par cette dramaturgie des images et des conceptions11. Rien n’est laissé à l’improvisation sur le plateau : tout est conçu au préalable. Le théâtre de Castellucci échappe aux contraintes de la technè théâtrale.

 

Le théâtre de Castellucci : expérience de la chair

Loin de toutes les catégorisations, le théâtre de Castellucci est un théâtre élémentaire, c’est-à-dire un théâtre constitué d’éléments et d’objets (mots, corps, lumières, sons, vêtements, objets, etc.) vivant dans le présent éphémère de la scène où ils bénéficient tous du même poids. Mais, avant tout, il s’agit d’un théâtre qui émeut, qui touche le corps et la chair du public, lequel se trouve plongé dans les pulsions de l’instant. Ces sensations fortes sont les fruits d’une dynamique créée avec des pleins et des vides, d’une construction attentive et précise des formes établies sur la scène. Et c’est justement la forme, dans sa perfection, qui ouvre à l’expérience, à « l’épiphanie individuelle du spectateur » (Castellucci, 2013 : 23). Ce processus « d’ouverture » est bien expliqué par Perrier : « Chaque pièce – chaque scène – rest[e] entrebâillée sur de larges possibilités d’interprétation. Au spectateur de bien vouloir les saisir au vol : il lui est laissé assez d’espace pour tenter de prendre place dans ce à quoi il assiste. Assez pour l’autoriser à se voir en même temps qu’il voit » (Perrier, 2014 : 149).

Les yeux, les oreilles, l’estomac, le nez, l’entière encyclopédie expérientielle du ou de la spectateur·trice est fortement frappée par l’enchaînement d’images « opaques » (Bouko, 2010 : 42) dont la combinaison constitue le spectacle. Dans un espace-temps instantané et fugace, le critique-spectateur partage avec tout le public une « sorte d’eucharistie esthétique de la sensation » (Castellucci, 2001 : 306) qui crée une relation corporelle et physique avec l’œuvre. Le·la spectateur·trice ingère les images, ou mieux, les formes du plateau qui passent par son corps et produisent ainsi une transformation : les images deviennent expérience, elles font émerger des sensations et des émotions, elles s’inscrivent dans sa mémoire et dans sa chair.

En ce qui concerne la trilogie qui constitue notre objet d’analyse, on notera, sans pour autant aller plus loin, que le spectateur·trice se retrouve face au sublime, au sens étymologique du terme – sub-limen signifiant sous le seuil – et au sens d’expérience bouleversante de la beauté12; il·elle est mis·e dans un état de tension, conduit·e dans un mouvement d’ascension vers l’ineffable et porté·e à s’interroger sur sa signification. L’effet de sublime13 vécu par le·la spectateur·trice est obtenu par un processus de soustraction des éléments de la scène14, démarche (expliquée par Castellucci dans plusieurs entretiens) qui engendre chez lui ou chez elle un étonnement et un choc; il·elle fait l’expérience d’un arrêt, d’une pause vertigineuse face à lui-même, à elle-même, captivé·e et questionné·e par l’image insaisissable.

Prenons un exemple concret et représentatif des caractéristiques exposées. Voilà ce que dit une spectatrice ayant assisté à Sur le concept du visage du fils de Dieu au Festival d’Avignon en 2011 : « J’ai remarqué hier dans la salle que le spectacle divise énormément. Il y avait même des gens, derrière moi, qui se sont battus. Et ça fait 40 ans que je n’avais pas vu ça au théâtre. Pour ça je vous remercie aussi15 ». Ce commentaire nous inspire plusieurs réflexions. Le spectacle instaure avec le·la spectateur·trice un dialogue viscéral : comme il touche à l’intime, il provoque des réactions fortes et divergentes, la nature choquante de ses images frappant celui ou celle qui les reçoit. Il porte en lui un souffle découlant de la dimension politique propre à la tragédie grecque, qui est le guide de Castellucci. À travers le jeu réciproque des regards (le·la spectateur·trice observe l’action théâtrale et, en même temps, fait face au regard du Christ), chaque individu du public est appelé à une prise de conscience de lui-même en tant qu’être humain et en tant que spectateur. Le spectacle porte sur le concept de kénose (du grec kénoô)16; sans entrer dans le détail, on peut dire qu’il repose (à plusieurs niveaux) sur un processus de dépouillement qui lui permet d’être sujet à des lectures opposées, une caractéristique qui dévoile son esprit christique (Jésus-Christ est Dieu qui se fait homme et assume ainsi une nature opposée à la sienne, devenant son contraire [Cifarelli, 2015]).

Surgissent maintenant des questions : comment écrire sur un théâtre qui touche le corps, qui est lié à l’expérience intime? Comment le critique peut-il aborder, par l’écriture, une expérience théâtrale qui échappe à une compréhension immédiate, qui amène dans un lieu inconnu et obscur? Finalement, quel rôle le critique peut-il avoir quand la réception est de l’ordre d’une « épiphanie individuelle » (Castellucci, 2013 : 23)?

 

La chronique théâtrale

Le monde de la critique théâtrale est vaste et les façons d’écrire sont multiples. Le critique-spectateur qui nous intéresse ici est le critique du lendemain, celui dont le temps d’écriture est proche du temps de la représentation; les conditions de son travail sont marquées par le fait de devoir produire des réflexions très rapidement en respectant les contraintes inhérentes à la presse. La critique du lendemain semble fonctionner comme un compte rendu de l’événement théâtral lors d’une représentation précise. Par « événement théâtral », on entend souligner l’impossibilité de reproduire exactement le même spectacle tous les soirs. Chaque représentation est un unicum non-reproductible17, vivant dans l’instantanéité de l’espace-temps présent, où la salle et le plateau ont la même importance. L’événement théâtral est ainsi constitué de ce qui se passe sur le plateau et dans la salle un soir précis, au moment où le spectacle prend forme et où le public le reçoit. En tant que compte rendu, la critique est donc un témoignage et le critique, un témoin de la double singularité advenant sur le plateau et dans la salle. Concentrons-nous, désormais, sur les textes de presse étudiés.

 

Observation numéro 1

Les détails concernant l’effet que le spectacle a eu sur le public, ce qui s’est passé dans la salle ainsi que tout ce qui entoure la représentation sont bien présents dans les textes analysés. La lecture des critiques de presse à l’issue des représentations de Sur le concept du visage du fils de Dieu au Théâtre de la Ville à Paris en octobre 2011 montre clairement à quel point le critique est un témoin de ce qui a lieu dans la salle. Le critique a enregistré (en raison de sa mission déontologique; il est avant tout un journaliste) les actions menées par les groupuscules catholiques de l’Institut Civitas hors et dans le théâtre. L’article d’Eric Loret (2011) qui mentionne le cri d’une jeune femme pendant la représentation est un exemple parmi tant d’autres. Or, si le critique est témoin de la salle, c’est surtout parce qu’il est témoin de ce qui se passe sur le plateau. Ce témoignage prend souvent une forme descriptive et narrative; les textes critiques s’appuient sur un enchaînement chronologique de descriptions de ce qui s’est déroulé sur scène. Ainsi, la critique se présente comme une chronique, c’est-à-dire un récit consignant les faits dans l’ordre selon lequel ils se sont produits. Les trois exemples ci-dessous en sont la preuve :

Des décombres surgit l’immense pièce d’une maison austère, dans laquelle la silhouette du pasteur se couvre le visage de son voile. Pendant ce temps, le début du texte d’Hawthorne est dit par une voix off, et en même temps projeté sur un autre voile, celui de l’avant-scène. […] [L]e pasteur s’efface, et le texte aussi. On quitte le monde d’Hawthorne pour entrer dans le nôtre, représenté en deux séquences. Dans la première, deux hommes et une femme portent une vitre. La femme lisse ses cheveux, qui tombent par poignées, un des hommes se dénude et s’empale l’anus sur du verre (Salino, 2011).

L’histoire est simple. Elle est banale. Un fils vient visiter son père, vieil homme. Ce dernier est vêtu d’un peignoir blanc, comme le sont le sol, la table, le lit, le divan sur lequel il est assis. Soudain, il grimace. Incapable de se retenir, il s’abandonne, défèque, laisse s’échapper des excréments. Le fils le relève, lui retire la couche, le nettoie, l’habille. La scène se renouvellera deux fois, sans paroles ou presque (Méreuze, 2012a).

La première partie, dans un gymnase immaculé, met en scène une caverne abritant une communauté antique de dix femmes qui, après s’être coupées la langue, récitent en italien, en état de grâce, le poème de F. Hölderlin sur la mort et le suicide d’Empédocle. Gestes fluides, corps au ralenti, sabots de bois, elles disparaissent une à une, après une renaissance symbolique. Puis, les rideaux avancent et reculent […] (Michelangeli, 2012).

Que le texte critique apparaisse comme un compte rendu descriptif et narratif, cela est évident. Ces citations nous le montrent clairement; les verbes sont utilisés au présent atemporel, les phrases sont brèves et les propositions coordonnées sont privilégiées.

Dans le corpus qu’on a étudié, il est intéressant de remarquer l’accent parfois mis sur les petits détails, tels que le geste d’écartement de la cravate du fils dans Sur le concept du visage, ou la phrase « ne me quitte pas » et la présence du voile en plastique avant la tempête de particules de matière dans The Four Seasons Restaurant. Ces détails, ces descriptions minutieuses des éléments scéniques, constituent souvent une partie fondamentale de la chronique qui, de cette façon, devient une sorte de pellicule où les phrases sont comme de nombreuses photographies. Les mots choisis figent les moments qui passent sur la scène, à la manière du doigt du photographe qui appuie sur le déclencheur; la photographie ainsi réalisée par le critique renforce sa fonction de témoin. Osons encore une métaphore. Disons que l’écriture du critique du lendemain fonctionne comme de la lave qui fige la représentation et les événements théâtraux dans le même instant où ils prennent forme. Recourir à la chronique (le compte rendu descriptif et narratif) semble donc permettre d’aborder un théâtre « qui brûle », une œuvre qui, comme le dit Benoït Hennaut, « n’existe nulle part en dehors de la scène et de sa réalité spectaculaire » (Hennaut, 2013 : 5). Ainsi, la critique, tel un moule, cristallise l’œuvre avant que celle-ci disparaisse. Le cas de Le voile noir du pasteur qui fut monté uniquement à Rennes du 15 au 19 mars 2011 en est l’illustration; renié par Castellucci et retiré des programmes des festivals, ce spectacle a été sauvé de la disparition grâce aux écrits du critique du lendemain et aux références faites à ce spectacle par les critiques de The Four Seasons Restaurant. La critique devient alors un vestige remarquable du spectacle, de sa réception, d’une écriture et d’un regard. Elle est une relique de l’histoire du théâtre et de la critique théâtrale. Ainsi, le critique-spectateur du lendemain semble contribuer avant tout à établir ce que Georges Banu appelle « la cartographie du paysage théâtral d’une époque » (Banu, 2015). La critique est certes une chronique précieuse, mais en tant que simple compte rendu descriptif, peut-elle traduire les spectacles de Castellucci?

 

Observation numéro 2

Dans les cas analysés, les textes critiques présentent une structure commune et des éléments récurrents : la présentation de l’artiste, la description / narration du spectacle, les citations du dossier de presse des spectacles, l’avis du critique. Dans la partie consacrée à l’avis du critique, l’usage de métaphores, d’images et d’adjectifs est remarquable (on retrouve fréquemment les mots « bouleversant », « énigmatique », « troublant », « puissant », « éprouvante », « laconique », « sidérante », « dérangeant », « vertigineuse », « inouïe »). Ils semblent être employés par le critique du lendemain pour faire part des éclats suscités par le spectacle. L’article de Delphine Michelangeli sur le spectacle The Four Seasons Restaurant est ponctué de phrases comme celle-ci : « Le corps bouleversé par la puissance de cette vague cosmique reçoit des stimuli de défense qui ne le quitteront plus » (Michelangeli, 2012). René Solis, en écrivant sur le même spectacle, commence, quant à lui, son texte ainsi : « D’Empédocle, dit la légende, il ne resta qu’une sandale, laissée au bord du cratère de l’Etna où se jeta le philosophe d’Agrigente » (Solis, 2012). Cette image (la sandale d’Empédocle au bord du volcan) révèle le regard et la position physique du critique. Les exemples étant multiples, on s’arrêtera à cette citation de Philippe Laroudie à propos de The Four Seasons Restaurant :

Il administre lui-même les soins dans cette clinique très spéciale où l’on soigne les mots. Par exemple, que diriez-vous d’un bout de langue-mère coupée bien frais pour soigner votre hypertension ou votre ulcère à l’estomac? […] Quel lieu plus radical qu’un trou noir de l’espace (image de l’inconnu par définition) qui hurle entre les anneaux de Saturne (à l’oreille du spectateur en orbite) pour rappeler : « Le théâtre n’est pas écoute de la parole »? (Laroudie, 2012.)

L’écriture porte une empreinte littéraire18, elle s’avère forgée par l’expérience sensorielle de son auteur : les images, les métaphores que le critique propose et l’angle qu’il a choisi pour conduire son compte rendu découvrent les traces de sa propre expérience corporelle et révèlent néanmoins la difficulté qu’il a à nommer un spectacle qui se dérobe à une compréhension cérébrale. Les adjectifs utilisés en sont la preuve éclatante. S’il est vrai qu’il est inévitable que l’écriture soit influencée par les effets du spectacle et qu’elle soit même le miroir de la position du critique en tant que spectateur (surtout en parlant des spectacles de Castellucci), le critique est-il devenu un spectateur qui partage sa vision et son expérience avec les autres spectateur·trices? Dans ce cas-là, la critique est la traduction de l’expérience singulière du critique et non pas du spectacle. Le rôle du critique est en crise.

Comme nous l’avons observé plus haut, le critique se sert d’un enchaînement de descriptions pour essayer de transmettre au lectorat une vision objective de ce qu’il a vu. Les textes étudiés sont aussi parsemés de citations du dossier de presse, des programmes de salle et d’entretiens avec Castellucci, éléments que le critique semble utiliser pour essayer de répondre à la question : « Qu’est-ce qu’a voulu dire Castellucci?19 » Le critique veut comprendre le sens et la signification du spectacle. Voici quelques autres exemples. Jean-Pierre Léonardini dans L’Humanité écrit : « II s’avère difficile de rendre compte d’un objet plastique aussi complexe, délibérément mis en énigme. La lecture du document distribué à chacun à l’entrée permet d’y voir un peu plus clair. Castellucci y parle du peintre américain Mark Rothko » (Léonardini, 2012). Fabienne Darge, dans Le Monde, s’interroge :

Que penser de tout cela? […] Romeo Castellucci, toujours dans la bible du spectacle, livre quand même des éléments d’interprétation intéressants. L’incontinence du père, explique-t-il, est une perte de substance, une perte de soi. Elle est à mettre en regard avec le projet terrestre du Christ qui passe par la kenosis – du verbe grec kénoô : se vider –, c’est-à-dire par l’abandon de sa divinité pour intégrer pleinement sa dimension humaine, au sens le plus concret du terme (Darge, 2012; souligné dans le texte).

Didier Méreuze, dans La Croix, se prononce ainsi :

Certes, il [le public] peut se raccrocher à certains thèmes récurrents : la disparition, la mort, le néant, voire la résurrection… Certes encore, dans le programme distribué, Castellucci propose des pistes. Ainsi éclaire-t-il le titre mystérieux du spectacle : il s’inspire du nom d’un restaurant de New York qui commanda, en 1958, une série de toiles au peintre Mark Rothko (Méreuze, 2012b).

Cette démarche semble conduire à un court-circuit; dans les textes étudiés, on observe à la fois la tentative du critique de donner une vision objective et explicative (présence de descriptions et de citations du dossier de presse), et son impossibilité d’échapper aux sensations du spectacle (empreinte littéraire). La dimension expérientielle des spectacles met manifestement en déroute le critique du lendemain.

Si, comme nous l’avons postulé plus haut, le critique doit traduire le spectacle, ne serait-il pas plus approprié de reconstruire ce qui crée les sensations, les éléments mis en place par Castellucci pour les provoquer, plutôt que de décrire les sensations vécues en tant que spectateur? Le temps rapide dans lequel le critique du lendemain doit travailler l’empêche-t-il de faire ce geste de traduction? La cause de cette déroute se trouve-t-elle dans la proximité entre le temps de la représentation et celui de l’écriture?

 

La critique : une limite à franchir

Comment peut-on donc lire tous les éléments observés? On pourrait voir le compte rendu descriptif et narratif comme une tentative de saisir et de restituer au lectorat l’esprit performatif20 des spectacles. En face d’une performance, le critique, selon Josette Féral, « la décrit, l’explore, en explique le processus, les étapes, en donne la durée, le contexte de réalisation et, pour finir, les effets sur l’artiste et le spectateur » (Féral, 2015 : 108). Certes, on pourrait lire les enchaînements chronologiques des descriptions qui constituent la critique comme une volonté d’organiser en fable les images, les formes et les éléments qui se suivent justement sans histoire narrative sur la scène de Castellucci. Mais tout cela n’est pas satisfaisant.

Si le critique peut être comparé au traducteur, en ce qu’il doit rendre le langage du plateau par l’écriture, et si la trilogie de Castellucci est « une goutte de poison » (Castellucci, dans Perrier, 2012) qui tombe dans l’intimité de chaque spectateur·trice appelé·e à recevoir les spectacles comme « une épiphanie individuelle » (Castellucci, 2013 : 23), la forme du compte rendu descriptif et narratif apparaît alors inadéquate à traduire les œuvres et leur puissance. Le langage de la critique subit une défaite et le critique vit une incapacité à nommer. Puisque nommer est un geste d’appropriation du monde, une façon de distinguer les choses du chaos et de les connaître, le critique du lendemain face aux œuvres de Castellucci est forcément désorienté, la critique ne pouvant qu’être floue et dans le doute. D’ailleurs, s’il est vrai que le langage nous donne un pouvoir sur ce qui nous entoure, ceci est encore plus vrai quand il s’agit de l’écriture. Nous voyons ici une relation entre la critique et le concept de dispositif tel que l’utilise le philosophe italien Giorgio Agamben qui inclut, dans cette notion foucaldienne, « le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l'agriculture, la cigarette […] et pourquoi pas le langage lui-même » (Agamben, 2007 : 31). Selon Agamben, les dispositifs activent des « processus de subjectivation », autrement dit le sujet est le résultat « de la relation entre les vivants (ou les substances) et les dispositifs » (ibid. : 32). Ainsi, en appliquant cette notion au théâtre, on pourrait dire : si on considère la critique comme un dispositif avec la capacité « de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, d’assurer21 » (ibid. : 31) le spectacle, le critique du lendemain de la trilogie Le voile noir du pasteur échappe au « processus de subjectivation » dont parle Agamben. Le sujet-critique n’émerge pas. Les spectacles sont hors de contrôle, hors de définition. Le critique du théâtre de Castellucci rencontre donc la limite du langage; il éprouve une difficulté à nommer et à trouver la structure de mots qui puisse traduire cette œuvre avec justesse. Difficulté qui s’accroît avec les exigences propres à la presse; le critique du lendemain, étant assujetti au temps de l’information, doit de fait produire son texte très rapidement.

Selon Yannick Butel, l’œuvre postdramatique échappe au discours critique parce qu’elle rompt avec la communication « qui n’est, comme Gilles Deleuze la définissait, que la transmission d’une information » (Butel, 2013 : 386). Cette pensée semble faire écho à notre réflexion et nous renvoie aussi à ce que dit Castellucci : « Aujourd’hui, dans ce monde débordant d’informations, d’images, où on est spectateurs tout le temps, de tout, nous sommes obligés de choisir » (Castellucci, cité dans Pascaud, 2012). Dans un autre article, il précise que « [c]ette obsession de la communication est devenue maladive. […] L’art ne doit pas appartenir à ce monde-là. Son rôle, à mes yeux, est celui d’une sorte d’interrupteur capable de couper le flux de la communication, ne serait-ce que le temps du spectacle » (Castellucci, cité dans Royen, 2012). Ailleurs, il ajoute que « [n]ous vivons à l’ère de l’information, où nous sommes plongés dans ce continuum de communication sans en avoir conscience. Le théâtre peut être un interrupteur » (Castellucci, 2013 : 19). La presse semble se révéler comme un lieu inapte pour parler d’un spectacle qui se veut une suspension du flux de l’information. Il est donc nécessaire pour la critique de se repenser pour se donner une nouvelle forme. Mais comment peut-elle y parvenir?

Tournons-nous à nouveau vers les mots de Castellucci. Les spectacles, et par conséquent la trilogie Le voile noir du pasteur dont il est question ici, jouent le rôle d’interrupteur qui « scandalise » le·la spectateur·trice, dans le sens étymologique du terme skándalon, qui signifie notamment un trébuchement, le fait que quelque chose empêche pour un instant d’avancer. Le spectacle cherche à provoquer un moment d’arrêt, une suspension temporelle de conscience, un temps de réflexion. Selon la chaîne d’influence de la pierre héracléenne dont nous avons parlé plus haut, le critique aussi vit et doit vivre cette interruption : il doit prendre un temps pour se redéfinir en tant que critique et pour reconsidérer son langage, son écriture. Le spectacle devrait « scandaliser » le critique, lui donner un moment de réflexion pour échapper au monde de l’information et lui permettre d’aboutir ailleurs, à une rencontre avec l’œuvre qui passe par un nouveau chemin. Une piste se trouve peut-être dans le processus de création même du spectacle. Voyons de nouveau ce qu’en dit Castellucci : « Je note des idées dans un petit cahier […]. À un certain moment, je lis et différents nœuds se forment […]. Ensuite, je compose une sorte de constellation à partir de différents nœuds plus forts que les autres […]. Il s’agit de travailler selon le fonctionnement normal du cerveau, par associations » (ibid. : 23). Dans ces propos, il donne une piste sur la manière dont il élabore ses spectacles. Le critique peut-il s’en servir? Peut-il, à travers son écriture, construire un dessin entre les « différents nœuds »? Peut-il, dans son texte, révéler « la constellation » composée par Castellucci? Nous avons postulé que l’acte du critique est un geste de traduction. La question est donc : comment le critique peut-il donner à sa critique une structure qui soit précise, mais ouverte, capable de toucher le·la lecteur·trice et, en même temps, de lui laisser un espace d’appropriation? Barthes, rappelons-nous, défend que le travail du critique consiste à « reconstituer le système de l’œuvre » et « les règles et contraintes d’élaboration du sens » (Barthes, 1964 : 265). Cela signifie que le critique, dans notre cas, doit dévoiler la constellation de nœuds qui constitue l’œuvre; il doit reconstruire ce qui produit les sensations fortes des spectacles, le système mis en place par Castellucci pour atteindre la chair du ou de la spectateur·trice. Pour ce faire, il a besoin de nouveaux outils d’analyse et d’un temps de réflexion autre que celui qui est accordé au critique du lendemain. Un moment d’arrêt, dans lequel il peut repenser à ce qu’il a vu, et surtout vécu, puis où son expérience de l’œuvre peut se sédimenter, semble nécessaire face à des spectacles comme ceux de Castellucci.

 

Le monde de l’entretien

Pour un regard étranger qui veut comprendre la réception française de la trilogie, le monde de l’entretien semble particulièrement intéressant : rencontres publiques, ateliers de la pensée et interviews. En France, la presse, la radio, les festivals et même les théâtres réservent souvent un espace pour la discussion avec l’artiste (que ce soit sur papier ou en personne, dans une salle publique ou dans le studio de la radio), un moment où développer et partager les réflexions que l’œuvre a suscitées. Les ateliers de la pensée et les rencontres publiques22 sont un lieu d’échange entre l’équipe artistique et le public qui exprime, en totale liberté, ses propres sensations, son expérience et son vécu du spectacle. En effet, la consultation des retranscriptions et des enregistrements de ces rencontres permet de bien saisir la lecture que le public français présent aux spectacles a faite de ceux-ci. Par exemple, les réflexions exprimées à propos de Sur le concept du visage du fils de Dieu ont révélé une interprétation humaniste et théologique23.

Ces ateliers de la pensée et ces rencontres publiques représentent donc un espace-temps où se matérialise la troisième image24 dont parle Castellucci. On prend connaissance de la vie que quelques spectateur·trices, ceux et celles qui interviennent dans le débat, ont attribuée au spectacle. Connaissance particulièrement précieuse dans le cas de Castellucci, car pour lui, c’est justement cette vie-là qui justifie l’existence de ses spectacles. D’une certaine manière, ces ateliers / rencontres semblent donc donner une forme concrète à la dimension créative du ou de la spectateur·trice et ainsi devenir l’expression de « son épiphanie intime ». Et pour cela, peut-être, ils sont la manifestation critique la plus proche d’un discours analytique sur les spectacles. D’ailleurs, Castellucci, nous expliquant le sens qu’ont pour lui ces rencontres, desquelles il garde toujours des traces pour s’en nourrir plus tard et même les citer dans des interviews, nous dit : « La confirmation de l’exactitude arrive dans la rencontre avec le public, parce qu’il s’agit d’une création partagée » (Castellucci, 2013 : 25). Dans ce contexte, et au vu des observations que nous venons de faire, il nous semble clair que les écrits des critiques risquent de se trouver au même endroit et sur le même plan qu’un témoignage de spectateur·trice. Castellucci lui-même s’exprime de manière précise, argumentée et abondante sur ses spectacles dans des écrits ou dans des interviews. Face à tout cela, le critique du lendemain est en crise, son rôle étant en danger : sans les outils adéquats, que peut-il dire de plus et de mieux que l’auteur scénique lui-même? Pourquoi le lectorat devrait-il suivre la chronique théâtrale, son compte rendu descriptif et narratif? N’est-il pas tout aussi intéressant, et même davantage, de lire les notes de Castellucci?

 

***

 

Quelle est donc la conclusion à laquelle nous pouvons aboutir? D’une part, notre étude semble confirmer la formule de Bernard Dort selon laquelle « [é]crire sur le théâtre est une entreprise peut-être désespérée » (Dort, 1988 : 15) et peut-être plus encore quand il s’agit des spectacles de Romeo Castellucci. Nous avons démontré comment le critique-spectateur du lendemain des années 2011-2013 est désarmé face à la trilogie Le voile noir du pasteur. Nous avons constaté un manque, un écart entre la forme de la critique et la puissance des œuvres, entre l’écriture du critique et le langage scénique de Castellucci. Il apparait aussi très clairement que le temps rapide dans lequel se déroule la critique théâtrale actuelle amplifie ce phénomène. Il devient ainsi nécessaire de chercher de nouveaux moyens, que ce soit vis-à-vis de la forme, du langage, de l’écriture mais surtout des outils d’analyse. Si le langage scénique et le paysage théâtral contemporains ont subi un changement, et si le monde critique (dans notre cas, journalistique) est, comme le dit Banu, « l’ombre du plateau » (Banu, 2015), cette transformation et cette rénovation deviennent obligatoires.

D’autre part, nous avons démontré comment le critique est un témoin et la chronique, un témoignage de l’événement théâtral. Elle capture les mots de l’artiste et une série de détails scéniques avant leur perte. La chronique théâtrale et les entretiens sont en effet parmi les seules traces matérielles qui nous restent après le spectacle; les seules sources écrites dont nous disposons pour le reconstruire et pour identifier les références de l’artiste et de son univers. Le chemin que le critique doit se frayer se trouve probablement à travers ces traces-là, qui doivent le mener à l’élaboration d’un système d’analyse capable justement, comme le dit Barthes, de « reconstituer le système de l’œuvre » (Barthes, 1964 : 266) à laquelle il a assisté. L’observation du processus de création de l’artiste, les indices qu’il nous donne sur son travail et les vestiges des spectacles figurent donc parmi les instruments à l’aide desquels pourrait être créé un nouveau vocabulaire qui donnerait au critique-spectateur les moyens de former son geste d’écoute et de traduire des œuvres comme celles de Castellucci.

 

Nous remercions Synneve Sundby, Jean-Noël Boissé et Tommaso Simioni pour leur geste d’écoute attentionné ainsi que leur regard patient et précieux.

 

Image de couverture : Background Texture Handwriting. Utilisation libre.

 

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  • 1. Les premiers épisodes de protestations contre le spectacle ont été enregistrés à Avignon, mais c’est à partir du 20 octobre 2011, date de la première au Théâtre de la Ville, que Sur le concept du visage du fils de Dieu a été assiégé par l’Institut Civitas, épaulé par le Renouveau français, la France Action Jeunesse et l’Action française.
  • 2. Une partie du spectacle a été censurée lors de la représentation aux théâtres Les Quinconces – L’Espal au Mans, les 10 et 11 avril 2018.
  • 3. Les documents critiques sont recueillis en volumes uniques ventilés par spectacle, année et lieu de représentation. Ils sont disponibles dans les archives de la Bibliothèque nationale de France.
  • 4. Platon, « Ion », dans Œuvres de Platon, trad. Victor Cousin, Paris, Rey et Belhatte, vol. IV (« Ion, Ménexène, Euthydème »), 1856, p. 249.
  • 5. Claudia Castellucci utilise cette métaphore lors d’une conversation privée pendant la Biennale de Venise en 2015.
  • 6. Le terme « émerveillement » est présent dans l’étymologie du terme « théâtre » car theomai (regarder) a la même racine que thaymàxò (regarder avec émerveillement).
  • 7. Jean-Louis Perrier, en tant que journaliste, suit le travail de Romeo Castellucci depuis vingt ans.
  • 8. Le protagoniste de la nouvelle est le pasteur Hopper qui un jour se présente, devant la communauté puritaine de la Nouvelle-Angleterre réunie pour le prêche du dimanche, avec un mouchoir noir sur le visage. Le révérend gardera le voile jusqu’à sa mort.
  • 9. Une petite remarque est nécessaire : on parle de trilogie en considérant les années 2011-2012. En fait, il est vrai, comme le souligne Perrier, que l’histoire du pasteur Hopper et de son voile continue à interroger et à être interrogée par Castellucci. La nouvelle de Hawthorne est directement liée à l’un de ses derniers spectacles : The Minister’s Black Veil, crée à Anvers en décembre 2016. D’ailleurs, le voile est une référence très courante dans plusieurs spectacles de Castellucci.
  • 10. « […] but then tiny constellations, tiny efflorescences begin to emerge, organized among themselves. It is a deeply impersonal technique; I allow these things to emerge as though in a camera obscura, where the photograph comes out without any shooting having to take place ». Cette citation en anglais a été traduite par nos soins.
  • 11. Pour un approfondissement du processus de création de Castellucci, voir Van Den Dries, 2018.
  • 12. Pour un approfondissement de la « violence de la beauté », voir Castellucci et Guido, 2001.
  • 13. On peut confirmer cet effet avec le témoignage de plusieurs spectateur·trices, rappelant ces mots de Longin dans le Traité du sublime : « La marque infaillible du Sublime, c’est quand nous sentons qu’un discours nous laisse beaucoup à penser, qu’il fait d’abord un effet sur nous, auquel il est bien difficile, pour ne pas dire impossible, de résister, et qu’ensuite le souvenir nous en dure, et ne s’efface qu’avec peine » (Longin, 1995 : 9).
  • 14. Le processus de soustraction de la voix des femmes dans The Four Seasons Restaurant est un exemple. « Il faut enlever des éléments par stratégie et créer un manque d’information », nous dit Castellucci (2013 : 23).
  • 15. Pour lire le commentaire, consulter la page suivante : www.festival-avignon.com/en/thought-workshops/2011/sur-le-concept-du-visage-du-fils-de-dieu-dialogue
  • 16. Le sens du concept s’éclaire si on lit l’Épître de Paul aux Philippiens (Ph 2,6) dans la Bible de Jérusalem : « Lui qui est de condition divine n’a pas revendiqué jalousement son droit d’être traité comme l’égal de Dieu. Mais il s’est dépouillé (έκένωσεν) prenant condition d’esclave. Devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme il s’est abaissé devenant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix » (École biblique et archéologique française de Jérusalem, 2016 : 2018-2019).
  • 17. Marco De Marinis (1992) parle d’une simultanéité de production et de communication comme un des deux critères fondamentaux de la « communication » théâtrale.
  • 18. Voir Hennaut, 2013. Hennaut applique la notion d’ekphrasis (description littéraire d’une œuvre d’art) au théâtre pour montrer comment les comptes rendus des œuvres postdramatiques sont marqués par une véritable empreinte littéraire.
  • 19. « Mais que veut bien dire Romeo Castellucci avec The Four Seasons Restaurant? » est aussi le titre de l’article de Stéphane Capron (2012).
  • 20. Voir Danan, 2013.
  • 21. La définition complète est : « J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler, d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Agamben, 2007 : 31).
  • 22. Nous nous appuyons sur les retranscriptions et enregistrements des rencontres et ateliers des 65e et 66e éditions du Festival d’Avignon.
  • 23. Considération intéressante en rapport au témoignage de la lecture politique du spectacle à Athènes, en Grèce : « Une des interprétations considérait les excréments du père comme l’héritage et donc la condamnation des nouvelles générations à devoir les nettoyer sans arrêt » (Castellucci, 2012 : 39).
  • 24. « Quand je travaille un spectacle et règle sur le plateau, disons, deux “images” A et B, c’est ce qui se passe entre elles, soit C, qui m’intéresse. Soit l’image qui manque et que vont créer, s’imaginer dans leurs têtes, les spectateurs » (Castellucci, cité dans Pascaud, 2012).

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