« Jeu », nos 169, 170 (2018, 2019)
« Études théâtrales », no 66 (2017)
« Thaêtre », no 4 (2019)
De 2017 à 2019, les dossiers thématiques de plusieurs revues, en France comme au Québec, ont témoigné de préoccupations sociales. On souhaite donner la parole aux femmes, et rendre compte de la situation planétaire et des conditions actuelles de la pratique théâtrale. Alors que la revue Jeu a traité consécutivement de la formation de l’acteur·trice et des métiers de la scène, Études théâtrales s’est penchée sur les mutations contemporaines du corps. De son côté, la revue numérique Thaêtre a consacré son chantier aux climats du théâtre au temps des catastrophes, particulièrement celle de Fukushima.
Diversité, transmission et innovation
Raymond Bertin dédie le numéro 169 de Jeu aux regretté·es de la scène théâtrale, Albert Millaire, Gilles Pelletier et Johanne Fontaine, qui ont joué un rôle important dans la transmission de la formation de l’acteur·trice. L’objectif du dossier thématique est de témoigner de certains enjeux actuels des arts vivants, en mettant l’accent sur la diversité de la formation. Il porte sur l’enseignement du jeu et ses différentes approches, et sur l’offre des écoles de théâtre. François Jardon-Gomez a rencontré les porte-paroles des six grandes écoles1 pour faire un bilan de leurs programmes de formation en interprétation. Il les a notamment interrogé·es sur l’adaptation des cours aux réalités actuelles de la scène théâtrale, sur les manières utilisées pour préparer les étudiant·es à intégrer le milieu au sortir de l’école. Tous et toutes s’entendent pour favoriser la diversité et « pour privilégier la polyvalence des types de jeu enseignés ». Les écoles partagent une même perspective : elles insistent sur la pratique, sur l’importance de la répétition dans l’apprentissage du jeu. Suivant le même filon, Sara Thibault s’est penchée sur les réponses des écoles de théâtre face aux demandes grandissantes de l’industrie envers les jeunes professionnel·les. L’industrie a connu une transformation importante au courant de la dernière décennie, notamment avec le développement des technologies numériques. Les cursus scolaires connaissent peu de modifications. Les écoles ont tout de même introduit, dans les dernières années, « des cours de gestion de carrière, d’administration et de préparation au marché du travail », mais aussi des ateliers et des conférences avec des hôtes du Conseil des arts du Canada, de l’Union des artistes (UDA) ainsi que de diverses associations professionnelles œuvrant dans le milieu théâtral. De son côté, la comédienne Pénélope Deraîche Dallaire partage ses réflexions sur les liens entre la recherche-création dans un cadre universitaire et le milieu théâtral. Étudiante à la maîtrise en théâtre à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), elle ressent un sentiment d’imposture qui « témoigne […] d’une tension existante, […] d’un hiatus entre théorie et pratique, entre université et milieu artistique ». Selon la comédienne, un dialogue devrait être plus présent entre l’école et le théâtre, notamment par des initiatives comme celle du groupe de recherche PRint (Pratiques interartistiques et scènes contemporaines), dirigé par Marie-Christine Lesage, qui organise des rencontres où se réunissent, entre autres, des créateur·trices et des universitaires. Raymond Bertin s’est quant à lui entretenu avec Robert Dion et Frédéric Gosselin sur l’importance des approches physiques dans l’enseignement du jeu. Selon eux, « les approches du jeu en vue d’augmenter la présence en scène font l’objet de recherches stimulantes. Les notions de flow et de communitas sont des pistes à explorer en création ». Au théâtre, traditionnellement, la tendance est de traduire les émotions par les mots, le texte ayant prépondérance sur tout le reste. Des pédagogues comme Dion tentent de rectifier le tir avec l’enseignement d’une approche physique du jeu, où l’émotion passerait plutôt par le corps, par le mouvement. Gosselin travaille à partir de la notion de communitas, soit « ce moment où [une] personne se retrouve entre deux états, entre ce qu’elle était avant et ce qu’elle va devenir ». Anne-Marie Cousineau a, quant à elle, épluché l’offre de formation continue pour les interprètes. Dans son enquête, elle s’intéresse notamment aux activités de formation offertes par l’UDA, qui attirent quelque quatre cent cinquante artistes par année. L’univers de la formation continue se sépare en deux branches : d’un côté, les organismes subventionnaires et leurs canaux de financement, et de l’autre, les organismes et associations offrant les formations. « Évidemment, l’UDA est le principal fournisseur de formations disciplinaires pour les interprètes », mais l’Institut national de l’image et du son (INIS) est responsable des formations les plus populaires auprès des interprètes : « doublage, surimpression vocale ou jeu devant la caméra ». Finalement, Françoise Boudreault fait un état des lieux de l’imbrication du jeu théâtral dans la formation circassienne. « Traditionnellement associé à l’art clownesque, écrit-elle, le jeu théâtral en piste a évolué avec l’avènement du nouveau cirque et de la transdisciplinarité du cirque contemporain, où on le retrouve à des niveaux variés ». Au cirque, le texte est relégué au second plan alors que l’action physique devient la matière première : l’expressivité et la présence sont la base du jeu. Les étudiant·es en cirque complètent leur formation avec des cours de jeu, de voix ou de présence scénique. Des cours de jeu théâtral sont aussi disponibles à l’École nationale de cirque de Montréal et à l’École de cirque de Québec, où on enseigne la méthode Jacques Lecoq pour le jeu physique. L’enseignement et l’apprentissage marquent un moment important dans le parcours des acteur·trices. Ce numéro de Jeu dresse un large portrait du milieu de la formation, notamment en ce qui a trait à l’interprétation. Les articles rendent bien compte de l’état actuel de la diversité des pratiques qui s’implante peu à peu dans les écoles.
Les métiers de l’ombre
Dans son éditorial du numéro 170 de Jeu, Raymond Bertin annonce l’objectif du dossier thématique : démystifier la construction des spectacles en arts vivants en revalorisant les métiers de l’ombre. Présenté par Michelle Chanonat, ce dossier souhaite donner la parole à ceux, mais particulièrement à celles, qui travaillent derrière les projecteurs, celles qui dessinent et créent des espaces et des atmosphères. « On parle souvent des scénographes, des éclairagistes, des conceptrices de costumes comme des créatrices de l’ombre », affirme-t-elle. Le dossier met de l’avant certaines conceptrices (mais aussi certains concepteurs) alors qu’elles parlent de leur démarche artistique respective. Anick La Bissonnière (en couverture du numéro) est architecte et scénographe. Elle combine habilement les deux métiers : elle a participé à l’élaboration de plusieurs projets de salles et à la conception de l’espace scénique d’une centaine de productions théâtrales. C’est en préparant son projet final pour l’obtention de son diplôme en architecture qu’elle a rencontré la scénographie. Elle a « développé une sorte de regard du flâneur, celui de la voyageuse qui pose sur le monde un œil inquisiteur et mobile qui n’est pas encore aveuglé par l’habitude. [Elle a] donc proposé de composer [s]on projet sur la base de ce regard ». La Bissonnière prend le regard humain qui déambule dans la ville – autant celui, subjectif et fragmentaire, de la spectatrice que celui, plus objectif, de l’architecte – comme outil de création à son espace architectural, à son espace scénique. Véronique Borboën est, quant à elle, scénographe et historienne de l’art. Elle retrace les différentes étapes de création qui mènent jusqu’au passage à la scène. Elle compare la création d’un costume à un « chaos soigneusement entretenu ». Le costume fait partie d’un tout avec l’éclairage et le décor auxquels il doit s’intégrer : c’est un travail collectif de tous les concepteur·trices du spectacle. Borboën pense « chaque costume comme une sculpture en mouvement. Il forme un tableau mouvant avec les autres costumes, tout en gardant une certaine autonomie ». Dans son travail, l’étape la plus importante est la recherche de documentation. À leur tour, Nancy Tobin et Jean Gaudreau (alias Larsen Lupin), compositeur·trices d’univers sonores, dressent un portrait de leur métier. Tobin a publié un manuel intitulé Guide de la conception sonore selon Nancy Tobin qui « se déclin[e] en dix principes favorisant la réussite d’une conception sonore pour la scène ». Les trois caractéristiques essentielles dans son travail sont la sensibilité à l’autre, l’écoute attentive et la délicatesse de l’approche. Gaudreau préfère composer la musique des productions sur lesquelles il travaille plutôt que d’essayer de trouver la pièce appropriée parmi la musique déjà existante : « C’est un travail qui permet […] de s’effacer, un domaine qui autorise une liberté dont je me sers abondamment pour essayer des choses différentes ». Le dossier thématique présente aussi quelques entrevues. D’abord, Michelle Chanonat s’entretient avec trois artistes qui dévoilent quelques secrets de fabrication. Dans le cadre des spectacles de marionnettes, la scénographie exige d’inventer un univers complet (environnement, personnages, accessoires). Richard Lacroix, concepteur et scénographe pour le Théâtre de l’Œil, « a développé une technique de création inspirée de celle de Yannis Kokkos » qui prend la forme d’un scénarimage. South Miller, directrice artistique des Sages Fous, confie que son équipe et elle « se situent aux antipodes de cette méthode […] [:] pour eux, la conception d’un spectacle est très organique ». La scénographie n’est pas prévue; elle se construit au fur et à mesure des répétitions, les idées venant des objets. Pour Christine Plouffe, conceptrice indépendante, la particularité de la scénographie en marionnettes vient de l’essai-erreur : « On doit tester les marionnettes, les décors, les objets, pour vérifier si ça fonctionne, parce que tout est créé en même temps ». De son côté, Sophie Pouliot interroge Anne-Catherine Simard-Deraspe au sujet de sa profession d’éclairagiste. « [L]es éclairages ont à la fois un côté physique, un côté artistique et un côté technique », c’est ce qui l’a poussée vers ce métier plutôt qu’un autre. Son travail est influencé par les grands maîtres de l’art classique (Vermeer, Vélasquez et Rubens) : elle voit la scène comme une toile. Elle a touché à plusieurs disciplines, mais l’opéra, et sa scène, est celle qui l’inspire le plus. En tant que grande amatrice d’histoire, « elle se sent particulièrement à l’aise dans les œuvres de répertoire ». Sa force, selon elle, réside dans ses compositions d’effets de lumière autour des classiques plutôt qu’autour des pièces contemporaines. En bref, ce dossier thématique arrive à dresser un riche portrait des métiers de l’ombre de la scène, en s’attardant notamment à la diversité des pratiques, en donnant une plateforme, mais surtout une voix, à plusieurs concepteur·trices bien implanté·es sur nos scènes. Jeu arrive à démystifier, dans toute leur complexité, ces rôles souvent méconnus du public, mais ô combien nécessaires, en mettant en lumière la face cachée du théâtre.
La dialectique du corps
« Penser le corps constitue […] un défi majeur de la littérature et du théâtre […] contemporains » : cette affirmation est au cœur des démarches artistiques de bon nombre d’artistes, mais aussi du numéro 66 d’Études théâtrales qui entend explorer l’hypothèse selon laquelle les discours contemporains redéfinissent fondamentalement le corps et son statut. Jonathan Châtel et Pierre Piret, à la direction du numéro et auteurs de l’introduction, proposent d’analyser le corps comme une dialectique : corps parlant et corps vivant. Le numéro, divisé en quatre mouvements, rassemble les réflexions de plusieurs intervenant·es réuni·es lors d’un colloque qui a eu lieu du 15 au 17 mai 2014. La première partie, « Le corps subjectif », convoque notamment le concept d’identification. D’abord, Jean Florence propose d’établir un lien entre le jeu théâtral contemporain et divers discours sur le corps; ce lien est étudié à partir des théories de la psychanalyse, associant intimement corps vivant et corps parlant. Florence s’attarde à la notion de discours au théâtre au sens large, comprenant de multiples instances telles que les institutions sociales, les scènes, les troupes, les comédien·nes, les textes, les personnages et les publics. Il utilise le concept d’identification, fondamental en psychanalyse, pour rendre compte des nouvelles relations créées entre les instances par le jeu théâtral. Selon lui, le corps, tel que construit par le discours, est un mensonge. C’est ce que Nathalie Gillain tente de montrer. Elle s’intéresse plus précisément à la déconstruction des représentations imaginaires du corps à travers l’écriture d’Henri Michaux. Michaux voulait « faire de l’écriture un moyen d’exploration de la “vie intérieure”, il a tenté de dépasser l’opposition alors établie entre l’expérience vraie du corps organique […] et le langage verbal ». Il souhaitait donner du corps au langage pour atteindre son universalité, sa collectivité. Le corps vivant existe lorsque placé devant un Autre qui le reconnaît comme corps : « C’est le stade du miroir, qui procède à l’unification imaginaire du corps ». La section deux de la revue, « Le corps aliéné », « examine [l]es pratiques discursives dominantes et leurs conséquences sur la perception d’un organisme qu’elles réifient et considèrent comme une marchandise ». De son côté, Estelle Mathey s’attarde à l’anatomie, à la dissection et à la réinvention du corps chez Jacques Rebotier. Le projet de ce dernier « témoigne de la nécessité artistique de rendre le corps à sa dimension ontologique. […] Une nouvelle anatomie du corps humain moderne s’y déploie, qui fait éclater son unité. Le corps est décrit à partir du manque qu’il révèle ». Dans son écriture, Rebotier omet certaines lettres ou en ajoute volontairement. Cette méthode, notamment exposée dans la Description de l’omme, vient démontrer l’impossibilité de la langue à exprimer le corps comme un tout complet. Il y a une incompatibilité entre corps et langage. Véronique Lemaire, quant à elle, étudie « le corps du temps » dans El año de Ricardo d’Angélica Liddell. Dans cette pièce, l’autrice et metteure en scène porte « à la scène un corps composite où se fond[ent] dimensions charnelle et symbolique du vivant ». À travers la représentation, Liddell dévoile un corps qui incarne et reformule le temps. L’analyse de Lemaire se fonde sur la biomécanique meyerholdienne, théorie selon laquelle « le traitement du corps de l’acteur incarne l’air du temps dans lequel il évolue ». Dans la pièce de Liddell, le corps est le siège de tensions entre les différents pouvoirs convoqués; il se fait écho de la société. La mise en scène de l’artiste témoigne ainsi de la représentation du corps comme synonyme de cet « air du temps » pensé par Meyerhold. Le troisième mouvement de la revue, « Le corps subversif », pose la question suivante : « [D]e quelles manières et avec quels outils les artistes jouent-ils la carte du corps pour proposer des significations alternatives? » Pour y répondre, Jean-Pierre Sarrazac apporte une nouvelle dialectique – le corps gestuel et le corps viscéral – qu’il développe à partir du texte Terres mortes de Franz Xaver Kroetz. Dans la pièce, les corps des personnages se présentent comme des corps doubles :
D’une part, il s’agit de corps soumis […] à la violence de leurs pulsions […]. Ce type de corps profond, intime, [Sarrazac l’appelle] corps viscéral. D’autre part, [Kroetz nous guide] […] vers un corps plus léger, plus en surface, plus aérien, un corps tel qu’en sont pourvus les personnages des contes, […] un corps épique, un corps gestuel.
Chez Kroetz, le corps viscéral prend la forme de corps morts, de corps martyrs. Sylvain Diaz travaille ensuite sur le corps en crise dans Kliniken de Lars Norén, la dernière pièce de son cycle de « pièces mortes ». Le théâtre de Norén est autobiographique (tout au moins avec des références autobiographiques) : dans ce cycle, il parle de son internement en hôpital psychiatrique lorsqu’il était adolescent. À travers son œuvre, Norén a développé un univers asilaire. Dans Kliniken, c’est le corps malade, le corps médical qui est mis de l’avant. « À tour de rôle, ces [quatorze] personnages en “crise” viennent témoigner de leur histoire souvent douloureuse, liée pour certains d’entre eux à des événements majeurs de notre époque », ouvrant ainsi un dialogue entre le moi et le monde. Le dernier mouvement du volume, « Théâtre, corps et texte », « s’organise en une série de prises de position sur la question du corps en scène ». Catherine Naugrette parle du costume de théâtre, qu’elle situe entre corps et décor. Le costume « est à la fois objet d’art et accessoire scénique, création et réalisation artisanale. Son statut est double sinon multiple […]. Il est par ailleurs indissolublement lié au corps du personnage, en un rapport de contiguïté qui voile et dévoile toujours quelque chose de ce personnage ». Le costume a longtemps été perçu comme un simple accessoire de théâtre avant d’accéder « à un possible statut dramaturgique et artistique » vers la fin du XIXe siècle, avec la naissance de la mise en scène moderne. Peter Missotten s’est, quant à lui, entretenu avec Jonathan Châtel et Pierre Piret au sujet du corps métronome au théâtre. « La force d’un médium, disent-ils, c’est sa capacité de déformer, de plier le temps et de le rendre flexible ». Alors que le cinéma peut accélérer le temps et que la peinture, à l’opposé, peut l’arrêter, le théâtre, lui, a la capacité de recréer une prise d’otages collective dans le temps réel. Demander aux spectateur·trices « de rester à un endroit, ensemble, en silence, pendant un temps indéfini […] devient presque un acte de résistance contre tout ce qui est autour, tout ce qui nous entoure et qui est devenu vitesse ». Pour Missotten, le corps de l’acteur·trice est le métronome du médium qu’est le théâtre alors que toute accélération ou décélération du temps y est impossible. Il va sans dire que le corps est le fondement de l’art théâtral, comme exposé dans ce numéro d’Études théâtrales qui lui accorde une place de choix. Il n’a jamais été autant commenté qu’aujourd’hui, sans doute grâce à l’avènement des nouvelles pratiques scéniques. Le corps est complexe, certes, mais la revue, en le dépliant sous différentes formes, permet au lectorat de comprendre un peu plus ses singularités et les différentes méthodes employées par les artistes dans leurs créations pour traiter de sa diversité et de sa multiplicité. Bref, « [q]ue ce soit dans le discours des artistes eux-mêmes ou dans celui des critiques et théoriciens, le corps semble devenu l’alpha et l’oméga de la scène contemporaine ».
Le théâtre au temps des catastrophes
Dans leur avant-propos du 4e chantier de la revue Thaêtre, Frédérique Aït-Touati et Bérénice Hamidi-Kim reviennent sur la présence de la catastrophe écologique au sein des champs politique, médiatique, intellectuel et artistique. La situation préoccupe particulièrement le monde des arts : il y a une multiplication d’œuvres, surtout au théâtre, qui traitent des changements climatiques, de leurs impacts, mais aussi des rapports entre les humains et le monde. Séparé en trois parties (« I. Anthropo-scènes : penser le nouveau régime climatique », « II. Devenir-terrien : théâtre pour humains et non-humains » et « III. Le théâtre face à la catastrophe naturelle et humaine : Fukushima »), « [c]e numéro explore à la fois la façon dont les questions écologiques […] investissent la scène théâtrale et la manière dont le théâtre est devenu un lieu où se joue une interrogation particulière sur les phénomènes naturels ». La première partie s’ouvre par un manifeste d’Una Chaudhuri et des membres du groupe Climate Lens, « un réseau de créateurs de théâtre et d’acteurs du monde de la culture qui s’efforcent de mettre en place une approche imaginative et étendue des phénomènes de chaos climatique ». Leur critique cible l’anthropocentrisme du monde, soit l’humain qui place ses intérêts et lui-même au centre de tout. Le groupe propose de regarder le climat comme une résistance à cette influence. Dans un entretien réalisé avec Frédéric Ferrer, Bérénice Hamidi-Kim interroge celui-ci sur la manière dont s’articulent la crise écologique ainsi que le jeu sur la forme et les conventions de la conférence dans ses spectacles. La frontière entre le réel et la fiction, le mouvement de l’un à l’autre, est ce qui plaît à Ferrer dans la forme de la conférence, forme qu’il privilégie puisqu’elle permet un espace de questionnement du réel, mais surtout un espace d’échange immédiat. La question de l’écologie est centrale dans son projet Cartographies : atlas de l’anthropocène parce qu’elle « inclut toutes les autres questions […][,] [qu’]elle bouleverse notre vision du monde et notre place en tant qu’humain sur la planète, [qu’]elle interroge notre devenir en tant qu’espèce et à ce titre elle nous concerne tous, en tant que citoyens ». Dans la seconde partie, Éliane Beaufils étudie le déplacement de la scène de l’anthropos dans Conversations déplacées d’Ivana Müller. Les bouleversements climatiques dépassent l’humain, mais sont pourtant dépendants de ses actions. Müller ne s’attaque pas au problème directement : « L’action a lieu dans la nature en ne traitant pas directement de la survie des personnages. […] Il semble que ce soit précisément par l’absence [de l’action] que ce spectacle entende appeler le spectateur à réfléchir, si ce n’est à agir. Il […] tent[e] d’établir un nouveau rapport au spectateur ». Pour sa part, Philippe Quesne fait un spectacle de la nature. Dans un entretien réalisé par Frédérique Aït-Touati et Flore Garcin-Marrou, il révèle que c’est la cohabitation humain / non-humain qui l’intéresse. L’étude de la vie sous toutes ses formes est centrale dans son œuvre. Le nom de sa compagnie, Vivarium Studio, va en ce sens, et provient de son enfance; c’est un hommage à l’enfant qu’il était, qui observe ce qui se passe autour de lui, qui invente, contrôle et essaie d’organiser son petit monde, qui apprend à intégrer la vie d’autres objets ou celle d’animaux à la sienne. « La relation du théâtre au monde de l’observation est peut-être le seul fil conducteur de toutes mes pièces », précise-t-il. La troisième et dernière partie du dossier porte davantage sur la recherche-création, en présentant quelques chantiers de création autour de la catastrophe naturelle et humaine qu’est Fukushima. Bérénice Hamidi-Kim, Patrick de Vos et Charlotte Durand réalisent un entretien avec Toshiki Okada. Celui-ci aborde la question du quotidien affecté par la catastrophe, mais aussi la place de l’écriture dans le processus de création. Il a, entre autres, travaillé un cycle avec les spectacles Ground and Floor, Current Location et Time’s Journey Through a Room, trois pièces nées dans le même contexte de l’après-Fukushima, où « [i]l est question du sentiment d’espoir né après la catastrophe ». Bérénice Hamidi-Kim s’est également entretenue avec Chiaki Soma sur les répliques artistiques et politiques de la catastrophe du 11 mars 2011 au Japon. Soma a été directrice de la programmation du Festival de Tokyo de sa fondation en 2009 jusqu’en 2013. Deux des éditions qu’elle a programmées ont été consacrées à l’après-Fukushima. Au Japon, le théâtre n’a pas l’habitude de s’approprier l’actualité et de tenir un discours critique face aux événements et aux décisions politiques. « [L]’idée, dit-elle, était de montrer comment le théâtre peut être une force d’interrogation de la société. […] Le 11 mars a fait brutalement surgir la question : que peut l’art face à une crise? » Que peut faire l’art devant une situation qui dépasse l’imagination? Le dernier carnet du chantier porte sur le projet de recherche-création « Quelles vies quotidiennes après Fukushima? », lancé à l’automne 2015. Le projet, piloté par Hamidi-Kim, réunissait des chercheur·euses et des artistes français·es et japonais·es; l’idée était de « penser en théâtre la catastrophe de Fukushima ». Le carnet est divisé en dix sections, chacune permettant de revenir sur « les enjeux et les défis épistémologiques qu’implique ce type de projet théorico-pratique, intellectuel autant que sensible[,] […] de revenir [aussi] sur les réalités, matérielles et imaginaires, que [le projet a] voulu approcher, et que recouvre le syntagme “la catastrophe de Fukushima” » dans un mélange de différentes temporalités. Fukushima est le passé, le présent et l’avenir du Japon. Il touche à plusieurs sphères : politique, médiatique, intellectuelle et artistique. Bref, le quatrième chantier de la revue Thaêtre présente les multiples façons dont le théâtre s’est emparé de Fukushima, montre comment la catastrophe est devenue un sujet de création notoire malgré la destruction dont elle est synonyme. Le chantier se fait le témoin fidèle d’un sujet d’actualité de plus en plus présent sur nos scènes – la catastrophe écologique –, en offrant un regard privilégié sur plusieurs projets qui ont su mettre de l’avant les liens entre les impacts des changements climatiques et la scène théâtrale, qui ont su témoigner de l’importance de la situation dans les rapports entre les humains, le monde et l’art.
Les revues publiées de 2017 à 2019, dont cet article dresse un rapide portrait, auront été riches en réflexions concernant, notamment, les conséquences de l’avènement des technologies numériques et les impacts des changements environnementaux. La pluralité des perspectives et des positions abordées illustre précisément la pertinence des questionnements face au constat suivant : les pratiques scéniques sont en train de changer. L’offre de formation tente tant bien que mal de suivre l’évolution du milieu et de répondre à la polyvalence demandée aux acteur·trices qui se tournent davantage vers l’écriture ou la réalisation à la sortie des écoles. La notion de corps bouge, se complexifie : on redéfinit ses fondements et son statut. Le corps dialectique, ou le corps multiple, se retrouve au cœur des créations de bon nombre d’artistes. L’actualité prend de plus en plus sa place au sein des champs politique, médiatique, intellectuel et artistique. La situation environnementale préoccupe le monde des arts : il y a une multiplication d’œuvres, particulièrement au théâtre, qui traitent des enjeux relatifs au climat et de leurs impacts sur notre monde. En somme, les revues Jeu, Études théâtrales et Thaêtre proposent des pistes de réflexion intéressantes sur l’état actuel des scènes contemporaines.
- 1. François Jardon-Gomez a rencontré Bernard Lavoie et Ghyslain Filion de l’École de théâtre professionnel du Collège Lionel-Groulx, Frédéric Dubois de l’École nationale de théâtre du Canada, Luce Pelletier de l’École de théâtre du Cégep de Saint-Hyacinthe, Jacques Leblanc du Conservatoire d’art dramatique de Québec, Benoît Dagenais du Conservatoire d’art dramatique de Montréal et Lise Roy de l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal.