L’univers du talk-show : analyse comparative de Grande écoute de Larry Tremblay et de Small Talk de Carole Fréchette

 

On ne compte plus les pièces au Québec qui portent un regard critique sur divers aspects de la télévision. Au cours de la décennie 2010, presque au même moment, deux auteur·trices québécois·es de premier plan ont abordé l’univers du talk-show : Carole Fréchette publie Small Talk en 2014, très peu de temps avant que Grande écoute de Larry Tremblay ne soit créé, en février 2015, à l’Espace Go, dans une mise en scène de Claude Poissant. J’y ai vu l’occasion de poursuivre les recherches que je mène depuis une quinzaine d’années et à plusieurs niveaux sur les interactions entre théâtre et médias (Guay, 2010; Guay et Ducharme, 2013). Dans le présent article, je m’intéresserai principalement, pour paraphraser Nathalie Heinich (1998), à ce que la télévision fait à la dramaturgie. C’est ce qui m’incite à comparer les pièces mentionnées plus haut, d’autant que les auteur·trices s’attachent tous·tes deux au format télévisuel du talk-show. Je désire observer en quelque sorte comment la remédiation de la télévision par le théâtre (Bolter et Grusin, 1999) transforme l’un et l’autre hypermédias, pour continuer à employer le vocabulaire de Freda Chapple et Chiel Kattenbelt (2006) qui, dans leurs écrits, voient aussi bien la scène que la télévision comme des médias capables d’en intégrer d’autres. J’utiliserai l’espace qui m’est imparti ici pour comparer la manière dont le dialogue, la création d’images et le rapport à l’intimité sont transformés au sein du texte dramatique par Fréchette et Tremblay, dès lors que l’univers du talk-show s’invite au théâtre. Je conclurai en faisant ressortir la représentation de la télévision différenciée qu’offrent les deux auteur·trices au sein de leur pièce respective. Car écrire sur les médias pour un·e auteur·trice dramatique, c’est presque toujours en faire la critique. Et parmi les éléments de cette critique, certains concernent souvent le·la téléspectateur·trice et ce que les médias suscitent en lui·elle.

 

Critique de la télévision

Au moment de la création de Grande écoute à l’Espace Go, la presse n’a pas été sans remarquer la peinture acide des médias brossée par Tremblay. Dans Le Devoir, Marie Labrecque qualifie la pièce de « réflexion grinçante sur la célébrité » et prétend que l’auteur réagit à « la banalisation du discours sur les tribunes médiatiques » ainsi qu’à « l’exploitation racoleuse de la vie privée et du human interest aux fins d’indices d’écoute » (2015). Dans La Presse, Marc Cassivi signale que l’auteur n’épargne personne dans sa pièce : « Ni le milieu de la télé, complice des cotes d’écoute, ni les spectateurs, qui font des talk-shows racoleurs des succès populaires » (2015). De son côté, Aurélie Olivier, sans pointer directement les médias, juge que la pièce dénonce « la recherche de l’émotion à tout prix » (2015) qui semble tout de même en être l’une des caractéristiques. Gabrielle Deschamps, dont le mémoire porte en partie sur Grande écoute, estime pour sa part que Larry Tremblay déplore avant tout « les effets dévastateurs que les médias ont sur les individus » (2019 : 135) en soulignant entre autres « le caractère larmoyant » (ibid. : 137) de certaines formes médiatiques. Enfin, les analyses que Stéphanie Nutting consacre à Grande écoute se concentrent sur les « rouages du potin spectaculaire » (2024 : 25) qu’exploitent à son avis aussi bien le théâtre que les médias.

Small Talk a suscité une réception plus restreinte que Grande écoute, la pièce de Fréchette n’ayant pas fait l’objet d’une mise en scène professionnelle au Québec, bien qu’elle ait été représentée deux fois dans des écoles de théâtre renommées : au Conservatoire d’art dramatique de Montréal en 2020 et à l’École nationale de théâtre du Canada en 2023. En fait, la comédie dramatique a été créée dans les Vosges, en France, au Théâtre du Peuple de Bussang, qui a la particularité de réunir sur scène des amateur·trices et des professionnel·les. La mise en scène était de Vincent Goethals. La critique s’est peu attardée à la présence des médias dans la pièce, même si elle a noté que la communication en est un thème central. Hannah Volland (2020) se limite à mettre en relief le narcissisme et la vantardise de Charlie, l’animateur de talk-show, qu’elle décrit comme antipathique. Pour sa part, Nutting, qui se consacre au rôle du potin et de la parole oiseuse dans le théâtre contemporain d’expression française, voit avant tout dans l’émission de Charlie imaginée par Fréchette l’un de ces « rituels favorisant l’aveu » (ibid. : 282) dans une perspective où les actes de langage qui s’y déroulent participent selon elle à la création de liens nécessaires à la formation d’une communauté chez les téléspectateur·trices. Quant à Nicole Nolette (2017), si elle analyse les défaillances de la conversation dans la pièce, elle ne cherche pas non plus à en rendre coupables les médias; elle soutient plutôt – de manière assez optimiste – que le théâtre de l’autrice des Quatre morts de Marie (1995) réussit à les pallier par sa capacité de provoquer la rencontre. Selon elle, « l’apport de Fréchette est dans le déplacement effectué de la langue au langage, où le social disloqué redevient le lieu d’associations » (Nolette, 2017 : 161). Il est possible d’extrapoler de son propos – et c’est ce que je ferai à la fin de cet article – que le modèle dramatique s’oppose au modèle médiatique dans Small Talk. Suivant ce point de vue, certaines formes médiatiques échoueraient par conséquent à recréer des liens entre les êtres quand ils sont isolés.

Observons d’abord que l’univers du talk-show n’occupe pas la même importance dans les deux pièces. Ceci est signalé par le fait que le protagoniste de Grande écoute, Roy, est un animateur de talk-show, alors que Justine, l’héroïne de Small Talk, est une obscure laborantine dont le frère commence par être un populaire présentateur de quiz avant de se faire offrir un talk-show. On assiste dans la pièce de Tremblay au déclin progressif de Roy, qui sera détrôné de sa position de vedette de la télévision par un jeune barman avec qui il entretient une relation trouble. Le texte de Fréchette présente plutôt les efforts de Justine pour maîtriser l’art de la conversation, incapable qu’elle est de s’adonner au small talk qui lui permettrait de s’intégrer à la société actuelle et la sortirait de la solitude dont elle souffre cruellement. Or son frère Charlie manie à merveille l’art de l’anecdote, sans qu’il ait eu besoin, lui, de suivre des cours pour « papoter » (Fréchette, 2014 : 51) avec de parfait·es inconnu·es. Non seulement Grande écoute accorde beaucoup plus de temps aux séquences télévisuelles – ces scènes constituent environ 60 % du texte dramatique –, mais elle les parodie longuement, l’animateur tentant de recueillir les confidences de pas moins de cinq invité·es. En comparaison, Small Talk offre une seule scène de talk-show qui totalise neuf des quatre-vingt-une pages du texte dramatique, et ceci inclut la préparation de l’émission et la fuite de Justine hors des studios de télévision, sur laquelle s’achève le tableau, ce qui laisse à peine trois feuillets à l’émission elle-même. L’univers du talk-show n’en demeure pas moins capital dans cette pièce, puisqu’il permet à Justine de déverser son fiel sur tous·tes ceux·celles qui, contrairement à elle et à d’autres sans voix, savent faire les intéressant·es et sont habiles à divertir leurs congénères par des tas d’anecdotes sans importance.

 

Dialogue et soliloque

La première conséquence de la remédiation de l’univers télévisuel dans les textes dramatiques est de reconfigurer le rapport au dialogue. C’est dans le texte de Fréchette que cet effet se fait le plus sentir, la télévision, qui exemplifie la parole légère et libre de toute entrave, s’opposant ici au dialogue empêché qui traverse toute la pièce. Je donnerai plusieurs exemples de procédés dont use l’autrice pour construire ce dialogue empêché que l’on peut définir comme un dialogue qui multiplie les accidents de langage, empêchant ainsi la conversation de se nouer vraiment entre deux ou plusieurs individus, de produire une discussion fonctionnelle entre ceux-ci. Chez Tremblay, le dialogue est transformé différemment : pour alimenter sa parodie du discours « talk-showesque », l’auteur émaille les répliques de l’animateur de l’émission d’une attention démesurée à la fois à l’interlocuteur·trice et au·à la destinataire. Roy insiste naturellement sur le caractère sensationnel de l’invité·e grâce à un abus du superlatif, mais, paradoxalement, il fait aussi un sort aux évidences et aux clichés qui sortent de sa bouche, ce qui a pour effet d’alimenter le discours délirant de l’interviewé·e. Tous ces procédés soulignent l’artificialité de la mise en spectacle du discours à laquelle donne lieu l’animation du talk-show, d’autant que le ton et le vocabulaire de l’animateur contrastent fortement avec le cynisme et les mots crus qu’il emploie à l’extérieur du studio. Ainsi, la valorisation de l’invité éclate par les « Très clair » et « Très juste » dont Roy gratifie le jeune boxeur Gary, qui a formulé l’évidence selon laquelle pour arriver au sommet de son sport, « [i]l faut faire des sacrifices » (Tremblay, 2015 : 11). L’animateur suscite le sensationnalisme par l’emploi de qualificatifs tels que « Surprenant! » (ibid. : 5), « Ahurissant » (ibid. : 23), « Intéressant » (ibid. : 38) et « Formidable » (ibid. : 46), qui s’adressent tout autant aux téléspectateur·trices qu’aux invité·es. Des remarques de Roy visent encore plus précisément son auditoire, par exemple quand il lance au boxeur qui veut montrer son « tatou » : « La terre entière regarde avec moi » (ibid. : 13). Le procédé revient quand il amorce son commentaire sur le suicide de la mère d’une autre invitée par « Comme tout le monde », et termine d’un « Ça nous tue » (ibid. : 40), observe « [l]a décadence de notre civilisation » ou encore réplique « C’est ce que nous voulons tous savoir » (ibid. : 48) à Sony qu’il veut voir révéler l’emplacement du billet de loterie gagnant à l’origine de son incommensurable fortune. Il est à remarquer que la complicité que cherche à obtenir l’animateur du public télévisuel le métamorphose en manipulateur de bas étage aux yeux du·de la spectateur·trice de théâtre, établissant un rapport de surplomb du public savant du théâtre sur le public populaire de la télévision.

Chez Fréchette, le dialogue empêché prend diverses formes. La première et plus importante réside dans l’incapacité de son héroïne à discuter avec qui que ce soit, ce qui la force à prendre des cours de conversation. Fait significatif, c’est à l’ordinateur qu’elle suit l’un de ces cours, ce qui illustre clairement son incapacité à communiquer avec ses semblables. Mais tout aussi éloquente est sa participation en chair et en os à l’atelier « L’autre et soi », dont les participant·es apprennent à apprivoiser les blancs de la conversation ou, si l’on préfère, ses ratés (Fréchette, 2014 : 41-47). La présence d’un narrateur qui suit Justine et Timothée, le jeune suicidaire dont elle s’amourache, et l’usage du soliloque auquel il·elles s’adonnent tous·tes deux exemplifient de même la difficulté des personnages principaux de se faire entendre et comprendre des autres. Le soliloque au théâtre est en effet un « [d]iscours qu’une personne ou un personnage se tient à soi-même » (Pavis, 1996 [1980] : 332). La situation de Timothée, hanté par le souvenir du suicide de la femme qu’il aime, tout en cherchant lui aussi à mettre fin à ses jours, rend improbable le désir de penser à nouer une conversation. La forme du dialogue entravé surgit par surcroît par le biais du personnage de Reine, la mère de Justine, grâce à celui de Gilles, le père de Justine, et à celui de sa seconde femme, Christiane, qui est sourde, ainsi que par l’intermédiaire de celui de Galina, la copine de Charlie. Les quatre ont en commun de ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir dialoguer adéquatement avec les autres. Reine n’y parvient pas, parce qu’une commotion cérébrale fait en sorte que, comme chez Jean Tardieu, elle prend sans cesse « [u]n mot pour un autre » (1951); Gilles s’y refuse parce qu’il préfère contempler la nature; sa femme Christiane ne peut le faire qu’en utilisant le langage des signes que peu de personnes comprennent; enfin, Galina, d’origine ukrainienne, est bien décidée à entrer en dialogue avec sa belle-sœur, mais elle multiplie les malentendus et les quiproquos en raison de sa piètre maîtrise du français. En fait, l’être le plus fonctionnel de la pièce sur le plan conversationnel est lui-même aux prises avec une famille très dysfonctionnelle qu’il doit malgré tout réunir pour la première du talk-show Les gens ordinaires ont des histoires extraordinaires qu’on vient de lui confier. Il sauve d’ailleurs de justesse l’émission du désastre par le truchement du montage qui lui permet de masquer les ratés conversationnels qui en ont ponctué l’enregistrement.

 

Irruption de l’intermédialité

Autre manière dont le petit écran s’immisce dans l’écriture dramatique : la présentation d’extraits et l’inclusion d’images télévisuelles dans la pièce. La chose est plus fréquente dans Grande écoute en raison des nombreuses scènes montrant l’animateur en train d’interviewer un·e invité·e. La projection d’images est notamment indiquée dans les didascalies de la quatrième scène, où l’on peut lire « Projection d’une scène où on voit une femme se vider sur la tête un bidon d’essence, craquer une allumette. Elle brûle devant un centre d’achats » (Tremblay, 2015 : 29). Plus loin, Roy et Dany écoutent un extrait de DVD où est filmée l’entrevue d’Amy, une chanteuse populaire (ibid. : 37). On retrouve également des « Projections d’extraits vidéo de Willy pratiquant différents sports et le montrant, enfant, avec Roy, son père » (ibid. : 54) et l’introduction du nouveau talk-show où Dany remplace Roy. Chez Fréchette, la présence des caméras est mentionnée par le narrateur : « Des caméras, des projecteurs, un décor de salon moderne et froid » (2014 : 62). Hormis ce passage clairement métathéâtral, où est dépeinte la fabrication du talk-show, l’extrait télévisuel est surtout utilisé pour créer la surprise et de l’invité·e et de l’auditoire. D’ailleurs, dans les deux textes, ce qui aurait pu être réalisé sous la forme d’un extrait vidéo dans un véritable talk-show devient dans quelques cas un numéro présenté en direct : par exemple, le boxeur Gary est censé réaliser « une démonstration impressionnante de boxe » (Tremblay, 2015 : 11), tandis que la chorale de Reine, Les mots retrouvés, fait une apparition subite durant le talk-show animé par Charlie. Dans Small Talk, le caractère métathéâtral dont sont dotés les extraits télévisuels revient à maintes reprises sous la forme de diverses répétitions auxquelles se livrent les personnages devant le public qui les observe en train de se donner en spectacle, que ce soit Justine à l’arrêt d’autobus, les participant·es des cours de conversation ou, indirectement, quand on apprend que le témoignage de Galina a fait l’objet d’une mise en scène très peu subtile. La chose arrive aussi dans Grande écoute quand Dany et Roy décident d’imiter une entrevue accordée par une chanteuse à Roy. L’écriture dramatique des deux auteur·trices se fait ainsi intermédiale et mène entre autres au dédoublement de certains personnages. Le·la lecteur·trice ou le·la spectateur·trice est alors appelé·e à observer l’écart entre l’image publique et l’image privée qui existe chez eux.

 

Mise en scène de l’intimité et de l’extimité

Sans surprise, l’univers de la télévision permet aux deux auteur·trices de mettre en évidence le phénomène de l’« extimité », défini par Serge Tisseron comme « le mouvement qui pousse chacun[·e] à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique » (2001 : 52). Si la surexposition de l’intimité est exploitée par Tremblay et Fréchette, la seconde ne l’associe pas uniquement à la télévision. Elle attribue cette tendance à Galina, qui doit sa venue en Amérique à un réseau clandestin la destinant à la prostitution. Pour sa part, Tremblay oppose la persona charmante de Roy quand il est en ondes aux scènes qui le dépeignent comme un individu odieux dans son couple comme dans la relation malsaine qui le lie au barman Dany. Toute la pièce repose d’ailleurs sur cette opposition qui prend la forme de l’alternance entre les scènes de talk-show, de ménage et de relation amant-fils non avouée qui se noue entre l’animateur et le barman. Dany deviendra littéralement son héritier en reprenant son rôle d’animateur au détriment de son véritable fils, qu’une tentative de suicide a laissé lourdement handicapé. D’ailleurs, l’enfant fait l’objet, à deux reprises, d’une tentative d’exhibition de ses secrets personnels afin de faire grimper les cotes d’écoute. Chez Fréchette, la télévision est un espace public parmi d’autres, et les désirs cachés des personnages trouvent à s’exprimer par deux moyens : par le truchement de la narration, qui raconte ce qui se passe à l’extérieur de l’action dramatique, mais aussi grâce aux soliloques de Justine et de Timothée, qui donnent accès à leurs pensées les plus intimes. La principale différence avec la pièce de Tremblay réside dans le fait que le spectacle, la volonté de divertissement et de mise en scène et la faculté d’invention d’anecdotes ne sont pas dévalués par Fréchette. L’invention est d’ailleurs présentée comme une qualité qui, malheureusement, n’est pas également répartie entre tous les êtres humains. Elle est aussi mise sur le même pied, qu’elle survienne dans un média ou dans d’autres aspects de la vie. C’est même au moyen d’une anecdote que Justine parvient à sauver la vie de Timothée et à accepter la nécessité d’une certaine légèreté, sans quoi la vie serait difficilement supportable : « C’est peut-être pas complètement vrai, mais c’est ça, non, une anecdote? Prendre un petit bout de réalité et le reconstruire, le réinventer pour le rendre fascinant, plus punché » (Fréchette, 2014 : 75). Pour Fréchette, la télévision se nourrit de la fiction pour rendre la vie plus palpitante au même titre que bien d’autres fables, y compris le théâtre et le small talk quand ils sont utilisés à bon escient. Sa critique de la télévision vient surtout de ce que ses artisan·es coupent souvent, au montage, ce qui n’est pas consensuel, idéalisé ou conforme au rêve américain. C’est par là que le petit écran verserait dans l’excès de légèreté prêté au small talk. La vacuité du contenu télévisuel est aussi soulignée par Tremblay. Roy l’exprime crûment par sa théorie délirante selon laquelle « le trou, c’est ce qui attire le public » (Tremblay, 2015 : 31). Ce segment de phrase fait écho au titre de la pièce, Grande écoute, qui laisse entendre que l’auteur désire accuser la télévision d’un autre mal, exemplifié par le talk-show. En s’adressant au plus grand nombre possible de consommateur·trices, ce type d’émission est pour lui un outil de marchandisation et de déshumanisation qui frappe tout ce qu’il touche, même en dehors du temps réservé à la publicité. Pas un·e invité·e dans le talk-show de cette pièce qui n’essaie de vendre sa salade ou qui ne soit précisément là pour gonfler les cotes d’écoute, pas un·e téléspectateur·trice qui ne soit aussi un·e voyeur·euse. Deschamps en vient à une conclusion similaire au sujet de trois pièces de Tremblay liées aux médias qu’elle analyse. Ce que reproche surtout l’auteur dramatique à ceux-ci, selon elle, c’est « le processus de déshumanisation que déclenche et encourage l’univers médiatique » (Deschamps, 2019 : 138).

Je ferai ici appel à la théorie du·de la spectateur·trice impartial·e empruntée à Adam Smith (2014 [1759]) par la philosophe Martha C. Nussbaum (2015 [1995]) pour revenir sur l’image que se fait Larry Tremblay de l’amateur·trice de talk-show dans sa pièce. La thèse de Nussbaum sous-jacente à cette théorie est que certaines formes artistiques s’avèrent utiles au débat public dans la mesure où elles contribuent à développer ce qu’elle désigne sous l’appellation d’« émotions morales » (2015 [1995] : 19). Elle entend par là que certaines émotions et l’imagination qu’elles alimentent, semblables à celles que l’on expérimente au théâtre ou dans la littérature, peuvent, lorsque bien employées, aider l’individu à affiner son jugement sur des questions de morale et de politique. Toutefois, alors que le·la spectateur·trice impartial·e peut mettre ses émotions et son imagination au service « de la rationalité publique » en « lui fournissant des motivations puissantes d’une conduite juste » (idem), le·la téléspectateur·trice décrit·e par l’auteur de Grande écoute ne paraît pas placé dans des circonstances favorables pour « construi[re] l’empathie et la compassion de manière tout à fait pertinente pour la citoyenneté » (ibid. : 43). En effet, Grande écoute ne le·la soumet pas à des situations qui « sont d’intérêt pour la citoyenneté », l’émission se contentant de l’appâter « par des sentiments grossiers et l’évocation de fantasmes qui reposent parfois sur la déshumanisation d’autrui1 » (ibid. : 44). C’est tout le contraire de ce qui est réclamé par Nussbaum pour que l’émotion soit utile à la réflexion politique, en dépit de la prétention des promoteur·trices du format télévisuel de participer au débat public. En fait, au lieu d’un·e spectateur·trice impartial·e équipé·e pour y prendre part, le·la téléspectateur·trice esquissé·e par Tremblay est exposé·e à une exploitation éhontée de situations sensationnalistes expressément fabriquées pour faire jaillir des émotions primaires. Plonger le·la téléspectateur·trice dans les affects le·la transforme du coup en participant·e de l’événement, ce qui l’empêche de faire preuve de détachement et d’exercer le sens critique qui caractérise le·la spectateur·trice impartial·e à qui Smith et Nussbaum demandent d’être un témoin plein de sympathie de ce que vit autrui pour mieux comprendre ce qui lui arrive. Le second problème, c’est que les situations auxquelles le·la téléspectateur·trice est confronté·e durant le talk-show de Roy sont dénuées de complexité. Dès lors, elles ne sont guère propices à la reconnaissance de « l’individualité, la liberté et la différence qualitative » (ibid. : 106) propres à chaque être, qui sont la marque de son humanité. En revanche, le·la spectateur·trice de théâtre qui assiste tant à ce qui se passe devant les caméras qu’en coulisses et jette un œil critique sur les comportements des personnages principaux est amené·e à en saisir la profondeur. Il·elle arbore ainsi davantage les traits du·de la spectateur·trice impartial·e envisagé·e par Smith et Nussbaum.

Le regard moins sombre de Fréchette sur le petit écran remonte à son enfance : « la télévision constituait pour moi à la fois une fenêtre ouverte sur le réel, sur la souffrance du monde, et un voile, un écran de superficialité qui cache cette souffrance sous des divertissements anodins et souvent abrutissants » (Fréchette, citée dans Guay, 2013 : 20). Selon Nolette, c’est pourtant à la scène que Fréchette confie le soin de rétablir le dialogue au-delà des défaillances de la conversation. La télévision n’a pas l’air d’y être propice, en tout cas, dans le contexte d’un talk-show. Qu’est-ce qui empêche ce média de ressouder les liens entre les êtres? C’est que le dialogue qui s’engage dans ce genre d’émission doit tenir dans des limites temporelles contraignantes, mais surtout parce que les rapports de pouvoir entre l’intervieweur·euse et ses invité·es sont inégaux. L’hôte·sse pose des questions, le plus souvent déjà préparées, et l’invité·e y répond en tâchant de faire preuve de répartie, ce qui défavorise tout particulièrement ceux·celles qui en sont dépourvu·es ou qui ne maîtrisent pas les codes médiatiques. Par surcroît, ce dialogue est empêché par la présence de l’écran, qui ne permet pas au·à la spectateur·trice d’y participer par ses réactions comme il·elle peut le faire au théâtre, situation de communication qu’Anne Ubersfeld désigne sous le nom de « double énonciation théâtrale », puisque l’énonciation scénique, qui permet les réactions du·de la spectateur·trice et en fait « un[·e] allocutaire présent[·e] et muet[·te] » (1996 : 21), se superpose à l’énonciation fictionnelle, qui l’exclut à moins qu’il·elle ne soit aussi un personnage. La télévision, même si elle recourt au même dispositif, se restreint par conséquent à une rencontre intrapersonnages davantage scriptée, factice et prévisible, puisque la rétroaction est différée. Le talk-show, contrairement au théâtre, ne répare rien. Dans Small Talk, il brouille même le frère et la sœur; tout ce qu’il peut faire pour dissiper les défaillances de la conversation, c’est les camoufler au montage, en associant les êtres sans leur consentement. Ici, c’est le drame qui recrée de la sociabilité en convoquant la communauté à assister aux démêlés des un·es et des autres en un même lieu, la télévision renvoyant quant à elle les individus, isolés dans leur résidence, à un happy ending arrangé avec le gars des vues, mais qui ne se donne pas comme tel.

 

***

Somme toute, Fréchette continue de penser qu’il peut sortir du bon de la télévision, bien qu’elle voie dans le théâtre un véhicule plus adapté pour parler de la vulnérabilité humaine. Tremblay, quant à lui, considère que la télévision produit de la déshumanisation et exploite sans vergogne les sentiments des spectateur·trices, phénomène auquel échapperait selon lui le théâtre sérieux sans qu’il s’en explique vraiment2. Cette différence de points de vue sur la télévision se manifeste, entre autres, sous la forme de la bonne ou de la mauvaise surprise que ménage la causerie télévisée dans leur pièce respective. À l’émission de Charlie, l’arrivée de la chorale Les mots retrouvés soulage un moment Reine de sa difficulté à s’exprimer, tandis que, durant la sienne, Dany, qui a remplacé Roy dans son rôle d’hôte, tente de le piéger en lui demandant de faire une imitation « de quelqu’un qu[’il] admir[e] » (Tremblay, 2015 : 60), alors qu’il n’en a pas la moindre envie. En humiliant celui qui l’a précédé à la tête de lémission, Dany ne manque pas de créer un malaise, démontrant ainsi qu’il se soucie peu de la réaction d’autrui à ses exigences, pourvu que le public en soit diverti. Les surprises ont beau viser le divertissement dans les deux cas, l’une est anodine, tandis que l’autre ridiculise une personne en position de faiblesse. Conséquemment, la vision de la télévision et les moyens dont Fréchette et Tremblay usent pour la représenter ne coïncident que partiellement. L’un et l’autre n’en montrent pas moins que l’écriture dramatique peut « s’intermédialiser » sans pour autant renoncer à être axée sur le langage. Il·elles font également la démonstration qu’il est tout à fait possible pour la scène d’incorporer un média tout en gardant un certain recul critique à son égard.

 

Couverture : Grande écoute, avec Alexandre Bergeron, Macha Limonchik, Jean-Philippe Perras et Denis Bernard. Espace Go, Montréal (Canada), 2015. Photographie de Gunther Gamper.

 

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  • 1. Je généralise ici la théorie de Martha C. Nussbaum, qui prend surtout appui sur la littérature pour l’élaborer, même si Adam Smith, sur lequel elle se base, n’hésite pas, lui, à doter le théâtre des mêmes pouvoirs. La philosophe américaine prétend que seules les formes artistiques sérieuses sont susceptibles de développer des émotions morales. Pour elle, les formes populaires en sont incapables, car elles ont tendance à simplifier des situations et des individus qui doivent absolument être présentés de manière complexe pour que cet apprentissage ait lieu.
  • 2. Stéphanie Nutting exprime son désaccord à cet égard : « Le théâtre est sournois en ce qu’il peut critiquer les autres arts de la performance [et j’ajouterais ici les médias] tout en convoquant et en instrumentalisant lui-même plusieurs des mêmes phénomènes qu’il critique » (2024 : 237).

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