« Notre travail, c’est notre corps » (Zab Maboungou)
Conversation avec Zab Maboungou par Katya Montaignac
« [L]e mot travail signifie en ancien français "tourment et souffrance", et découle du latin tripalium, qui désigne un instrument de torture à trois poutres. L’idée que le travail, réservé aux esclaves, puisse être conçu comme une source de liberté aurait paru pour le moins saugrenue aux Anciens »
(Jean-Philippe Warren, 2016, p. 34)
L’arrêt de travail imposé par la pandémie m’a poussée à engager une réflexion collective sur la précarité et les inégalités de nos conditions de travail en tant qu’artistes – sujets qui nous préoccupaient déjà bien avant la COVID-191. Dans le cadre d’un cycle d’ateliers organisé par le Regroupement québécois de la danse (RQD), j’ai invité la chorégraphe et philosophe Zab Maboungou à questionner la valeur du « travail » au sein du milieu chorégraphique dans le but d’imaginer des champs d’actions pour transformer nos pratiques en arts vivants.
Peut-on demeurer philosophe dans cette tourmente? Zab m’a aussitôt répondu : « Bien sûr! On n’a pas le choix! Ce sont les périodes de crise qui nous imposent de nous réajuster! C’est finalement très sain! » Cependant, comment valoriser nos professions considérées « non-essentielles » et repenser nos manières de travailler au sein d’un système capitaliste qui nous assaille de toute part? L’artiste en art visuel Guillaume Adjutor Provost (2020) qui aborde dans ses œuvres des thèmes longtemps demeurés en périphérie des discours historiques dominants tels que la conscience des classes ou la contre-culture, souligne comment le terme de « travailleur·euse essentiel·le » s’est imposé avec l’épidémie de COVID-19 autour de valeurs néolibérales telles que la circulation du capital et un système de reconnaissance basé sur la « méritocratie »2. A-t-on vraiment les moyens, en tant qu’artistes pris·es dans un cycle de travail et de production, de résister aux normes du capitalisme? Ce texte présente une synthèse de notre discussion menée le 20 novembre 2020 sur notre rapport au « travail », agrémentée d’une traversée dans le répertoire de Zab Maboungou.
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Zab Maboungou : Le travail est un moteur essentiel pour l’humain. C’est ce qui nous constitue, foncièrement, comme êtres vivants et actifs. Il y a un lien étroit entre travail et identité. La première question qu’on nous pose quand on rencontre quelqu’un est révélatrice : « Que fais-tu dans la vie? » Nous sommes engagé·es dans une activité qui nous permet de contribuer à la société. Le travail nous donne un statut social. Lié à un sentiment d’accomplissement, le fait d’exercer une activité professionnelle, de poser des gestes concrets dans ce contexte et d’acquérir une expertise instaure un système de valeurs qui trace une trajectoire pour assurer l’organisation et la survie de notre société.
Comment sommes-nous engagé·es dans ce travail qui consiste à vivre en société? La pandémie nous a isolé·es, mais tous ensemble : n’est-ce pas la grande découverte des sociétés noyées dans l’individualisme social et économique, en Occident particulièrement? Les publicités du gouvernement nous l’ont rappelé en ramenant ce sens du collectif – « Protège-toi, donc protège-nous » – à travers un soin à apporter qui compterait plus que tout. Notre identité ne se situerait-elle pas, au fond, dans cette idée de partage?
Qu’est-ce que représente le travail pour toi ?
1. POÉTIQUE (le travail comme rituel)
Zab Maboungou : Parler de la « poétique du travail » nous permet de nous distancer des notions qui lui sont généralement associées dans la société occidentale en tant qu’effort, charge, source de fatigue et de stress, devoir pour gagner sa vie… Nous détacher de ce rapport à la production/consommation que nous entretenons culturellement avec le travail est une manière de nous inviter à un retour sur nous-mêmes. Nous sommes vivant·es parce que nous travaillons à nous accomplir, jour après jour. Senghor (1964) écrit d’ailleurs : « Et le travail, qui célèbre les noces de l’Homme et de la Terre, est encore relation et poésie. » (p. 206)
Au cœur de la citation de Senghor3, cette poésie relie l’humain au cosmos dans une dimension sacrée : il danse et chante sa vie à travers son travail. Parallèlement, quand il joue, l’enfant se situe directement dans cette relation avec le cosmos. Cette dimension que l’humain entretient avec son environnement l’engage dans un rapport social qui fait fondamentalement partie de la vie, comme un soin que nous rendons aux autres et à soi.
Entonner, chanter et danser est une mise en scène du rapport au cosmos présente non seulement en Afrique mais dans l’histoire de toutes les sociétés. Que serait le blues sans les chants de travail? Que serait notre culture moderne de la musique et du chant sans cette capacité d’entonner notre rapport au travail qui fut un acte de résistance pour la vie?
Katya Montaignac : On retrouve cette idée à travers le concept de « rythmiculture » que tu as théorisé et qui embrasse non seulement les événements reliés à la vie mais également l’organisation même d’une société autour d’une culture rythmique spécifique : « Les rythmicultures mettent en place, font évoluer et pérennisent des modes d’appréhension (connaissance et spiritualité) et d’appréciation (esthétique) de la vie dans le temps […]. Véritables institutions mobiles, ces rythmicultures vivent et évoluent dans et par le chant, la danse, la musique (le socle), la poésie, la littérature, les arts visuels, le théâtre, le rituel, la divination, la thérapeutique, la politique, la rhétorique, etc. » (Maboungou, 2018). Dans Incantation, ce rapport incantatoire au corps vise à détourner l’effort physique de son exigence terrestre : « la gestuelle (voix, corps et percussions) qui se dégage de cette œuvre demeure entièrement vouée, aux lieu et moment mêmes où elle se déploie » (compagnie Danse Nyata Nyata).
Extrait du solo Incantation (1995)
Chorégraphe et interprète : Zab Maboungou
Composition musicale : Zab Maboungou et Paul Miller
Musiciens : Daniel Bellegarde et Paul Miller
Éclairages : Pascale Delhaes
Ingénieur du son : François O’Hara
2. CORPS (entre célébration et soins)
« C’est une véritable performance que d’être un corps » (Zab Maboungou, à propos de Mozongi)
Zab Maboungou : Notre relation au travail est inévitablement reliée aux conditions historiques et socioéconomiques dans lesquelles nous vivons. Elle est déterminée par son organisation en lien avec son produit, son temps de production et la valeur monétaire qui en découle et que nous recevons entre autres sous forme de salaire. Suite à Adam Smith, Marx a engagé une réflexion critique à travers la dynamique de pouvoir, la domination de classe et les luttes sociales impliquées au sein même de cette organisation du travail. Nous sommes ainsi contraint·es d’être des salarié·es dans un monde où le capital est défini par l’idée de propriété. Si nous repensons à la citation de Senghor qui parle de la relation entre l’humain et la terre, une question se pose : quand la terre ne nous appartient pas, qu’advient-il de notre capacité à nous célébrer?
Toute histoire humaine se place à travers des relations de coercition où l’effort de chacun·e pour assurer sa survie est court-circuité par la force d’un·e autre. Cette domination des uns sur les autres s’insère dans l’organisation même du travail à travers les relations de pouvoir. C’est ainsi que le travail devient un obstacle à notre accomplissement car son organisation s’impose sur notre vie. Nous ne parvenons plus à retrouver le lien entre vie et travail. Au contraire, nous les séparons en compartimentant les temps de repos et de production.
Or, en tant qu’artiste en danse, tout particulièrement, notre corps est notre travail. Nous partageons notre art par le prisme de notre corps. Nous devons donc lui apporter tout le soin nécessaire pour pouvoir l’utiliser sur le plan artistique et le faire exister en tant qu’œuvre.
Katya Montaignac : Tu précises d’ailleurs que « chorégraphier, ce n’est pas écrire, mais configurer ». Il s’agit avant tout de configurer un espace de jeu qui permet notamment l’interrelation entre la musique et les corps, à travers une organisation spatiale spécifique et la lumière. Tu précises : « L’espace est résonance : voir, c’est entendre. La matérialité des corps en présence (des interprètes et des instruments, de l’éclairage) doit "entrer en résonnance", aménageant un "espace à dimension variable"4. » Dans ta démarche artistique, la chorégraphie repose sur un échange poétique entre le tambour et tes pas : ceux-ci font résonner celui-là et vice versa. Tous deux agissent réciproquement comme caisse de résonnance. Ta posture s’ancre dans le battement du tambour qui l’inscrit dans la durée. Puis tes mouvements prennent le relai du tambour pour prolonger ses battements dans le silence. Corps et musique, à la fois en écho et profondément indépendants.
Extrait de Réverdanse (1991)
Chorégraphie et interprétation : Zab Maboungou
Composition musicale : Zab Maboungou et Paul Miller
Musiciens : Daniel Bellegarde et Paul Miller
À propos du solo Réverdanse que tu as créé en 1991, Ann Cooper Albright (1997) mentionnait cette relation dialectique à travers la polyrythmie de ta danse et la configuration à la fois poétique et politique de l’espace :
« Ce qui me frappe dès la première minute en regardant la danse de Maboungou, c’est comment elle a construit une performance qui a résisté [au] regard colonial. En prenant place dans un studio intime où il n’y avait pas de proscénium pour séparer l’espace du public de la performeuse. Le plan d’éclairage qui illuminait son corps dansant incluait le public. De plus, sa présence physique semblait promener une fine ligne entre une générosité ouverte et un regard centré sur soi. Nous sommes ainsi capables de voir les minutieux détails de son mouvement se répercutant à travers son torse. C’est clair qu’à partir de son attention intériorisée, de son visage tamisé et de son utilisation tridimensionnelle de l’espace (plutôt qu’exclusivement frontale), nous devenons témoin de sa danse qui dans un sens exige l’intégrité de cette expérience » (traduction libre).
Tu soulignes à ce titre la force de l’instant présent dans Gestes dé/libérés en déclarant : « Le mouvement est engagement, jamais reporté ni délayé ».
Extrait de Gestes dé/libérés (2009)
Chorégraphie, danse et costume : Zab Maboungou
Musiciens : Marc Keyevuh et Elli Miller-Maboungou
Éclairage et direction technique : Jacques Pilon
3. VIE (liens à la nature)
« Les rythmes réalisent et incorporent les faits de culture sous forme de partition archivée de la vie, du temps et de l’espace » (Zab Maboungou, 2018)
Zab Maboungou : En Occident, l’industrialisation nous a précipité·es dans un univers de productivité économique qui a inévitablement modifié le rapport que nous entretenions avec le travail. Cette activité s’est trouvé socialement réglée dans le but de contrôler la productivité. La mère au foyer ne travaille pas : elle reste à la maison pour élever les enfants, contrairement à son mari qui part travailler à l’extérieur du domicile. Une coupure drastique sépare désormais le travail de la vie. Face à cette dévitalisation du travail, quel lien entretenons-nous avec la nature? Il nous faut repenser entièrement notre rapport à la vie. Mon travail est-il sacré et à quel niveau? Ce n’est pas le travail qui est sacré, c’est la vie! C’est parce que le travail est intrinsèquement lié à la vie, porteur – et même moteur – de la vie, que le sacré trouve sa place et son sens. On parle d’ailleurs du travail à propos des femmes qui accouchent pour mettre un enfant au monde. Nous sommes tous et toutes issu·es de ce travail qui est au cœur de la vie.
Au-delà du soin au corps, c’est le soin évidemment au spirituel, à la capacité que nous avons de nous sentir comme partie de. C’est là que se situe le sacré : lorsque je fais partie d’un tout. D’où les chants et la danse. La danse et la vie sont intimement liées. Je suis fascinée par la grâce qui se dégage du corps au travail! De la danse pour piller le manioc à la danse qui chante l’indépendance dans les champs. Ces derniers mois, le regard porté sur les artistes dans la société a évolué : les gens ont besoin de revoir leur rapport au travail et à « l’essentiel »… comme à la vie.
L’idée d’industrie culturelle rivalise avec le domaine des affaires. S’y conformer trahit notre incapacité à saisir que cette entreprise-là doit se distinguer au niveau de la convivialité. Et ce terme de « convivialité » réfère à cette relation au collectif invoquée par Senghor. Le convivial renvoie à notre capacité d’être ensemble, c’est-à-dire à nous sentir partie prenante d’un tout. La destination du travail de la danse ne consiste pas à vendre un produit mais à enrichir la vie.
Katya Montaignac : J’aime le lien que tu établis entre ce vaste concept du travail et l’engagement de nos corps dans la vie. À quoi nous dédions-nous au fond? Comment choisissons-nous d’œuvrer (au sein de notre art comme dans nos vies)? Ça me semble très concret : quelle que soit notre profession, comment choisissons-nous d’honorer notre relation aux autres? À l’image du spectacle Wamunzo dans lequel tu convoques littéralement «un tribunal des affaires internes», ton langage chorégraphique active l’engagement. Tu déclares : « Quand on me demande "Que faites-vous en tant que chorégraphe?", je réponds : "J’explore notre situation du monde."… et je n’ai jamais cessé de le faire. » (Pierre-Dufour, 2021) Ta danse célèbre une généalogie d’histoires de corps à travers les rythmes – « ce sont par eux que les ancêtres parlent » (Pardo, 2020).
Extrait du solo Wamunzo (2018)
Chorégraphie, composition musicale et danse : Zab Maboungou
Musique : Lionel Kizaba, Elli Miller Maboungou, Bruno Martinez
Éclairage : Pierre Lavoie
4. DEVENIR (le travail de la danse et de l’identité)
« Pendant que nous comptons nos actions, le temps les défait » (Zab Maboungou à propos de Décompte)
Katya Montaignac : Dans Choregraphing Difference : The Body and Identity in Contemporary Dance, la théoricienne américaine Ann Cooper Albright (1997) relie ton travail chorégraphique à « l’identité performative » théorisée par Judith Butler (p. 23). Les variations de mouvements qui se répètent soulignent la performativité d’une identité toujours en devenir : « le fait que Zab est toujours en mouvement, toujours en train de créer et dissoudre aussitôt les images, lui permet à la fois de promulguer une identité et de refuser sa stabilité. Sa danse est à propos du processus de devenir et non de ce qui est devenu. […] cette différence force le spectateur […] à suivre les nuances dans son expérience très personnelle de cette identité » (p. 23). Tu résistes par ton identité plurielle à la construction des stéréotypes car ton travail ouvre un dialogue croisant ses multiples influences : « Cette interconnexion des corps et des identités crée ce que [Cooper Albright] considère comme le pouvoir de transformation du spectacle vivant. » (1997, p. 25-27)
Cet extrait du solo Décompte que tu as créé en 2007 s’ouvre d’ailleurs avec l’exergue suivante : « Pendant que nous comptons nos actions, le temps les défait ». La répétition du mouvement n’existe pas tant il est amené à se – et à nous – transformer indéfiniment. Soulignant ce paradoxe, tu énonces également au sujet de cette pièce que « le corps y est interpellé dans la mesure de sa capacité à persister tout en s’altérant » (Compagnie Danse Nyata Nyata).
Extrait du solo Décompte (2007)
Chorégraphe et interprète : Zab Maboungou
Composition musicale : Jean-Sébastien Bach, Zab Maboungou
Interprétation en direct : Marc Keyevuh et Jean-Christophe Lizotte
Scénographie : Chryso Bashonga
Éclairages : François O’Hara et Éric Duval
Costumes : Moov design
INTERMÈDE DANSÉ
Je vous propose d’interrompre un moment votre lecture afin d’activer le corps, la pensée et l’imaginaire.
Je vous invite à une petite danse sur la musique originale du film Caramel réalisé par Nadine Labaki composée par Khaled Mouzanar à partir des consignes suivantes :
- Commencez en position debout (vous pouvez faire l’exercice assis)
- Fermez les yeux et commencer par respirer. Laissez votre respiration circuler dans votre corps.
- Prenez conscience de vos points de tension et mobilisez-les doucement dans le but de les délier.
Pour terminer, prenez le temps de noter quelques pensées qui vous ont traversé l’esprit durant l’exercice. Comment le mouvement a travaillé votre corps? Votre réponse peut se composer de mots, d’images, de sensations ou de réflexions.
5. (SE) DÉBATTRE (l’art comme vecteur de transformation)
« Que fait la danse ? » (Zab Maboungou)
Katya Montaignac : Notre dialogue à propos de la notion de travail prolonge une discussion que nous avions échangée en février 2018 au sujet de la danse comme acte de résistance. Je te demandais alors si l’art pouvait encore espérer changer le monde. En effet, peut-on véritablement résister à la spirale économique du marché de l’art? Tu m’avais répondu par cette citation de Deleuze (1987) : « Il y a, dans tout acte de création, quelque chose qui résiste et s’oppose ». Soulignant le travail de l’art à travers son pouvoir de subversion, des stratégies de résistances (notamment à la production du spectacle et à ses normes dominantes) s’exercent dans le champ chorégraphique : « Explorer, c’est se mettre en question » m’avais-tu confié. Parallèlement à ta carrière de chorégraphe et de danseuse, tu enseignes la philosophie. À ce titre, tu précises que « La danse est une manière de poser des questions et d’y répondre » (Lallier, 2013). En tant qu’artiste née en France et élevée au Congo alors en pleine ébullition post-indépendantiste et révolutionnaire, puis finalement installée au Québec, l’art et la danse représentent un espace de transformations.
Zab Maboungou : À travers la mécanisation du travail, l’Occident a imposé son rapport à la productivité à d’autres sociétés. Si on pense à l’esclavage : comment les esclaves ont-ils et elles fait pour survivre? Je réponds : c’est parce qu’elles et ils ont décidé de vivre, et non de survivre. Ils et elles ont survécu dans leur refus de se soumettre à une règle du travail socialement déterminée. Il a fallu s’élever au-delà de ce cadre social pour pouvoir vivre, par-delà la traite, par-delà le fait que ces êtres n’étaient plus considérés comme des êtres humains mais comme des biens meubles et des outils de travail.
En Occident, le rapport au travail est « esclavagisé » au point que l’effort physique est perçu comme un obstacle à l’épanouissement, et non plus comme le moteur même de cet épanouissement5. Les rituels qui se pratiquent encore dans les sociétés traditionnelles africaines, entre autres, consistent à dérégler la vie sociale pour la régénérer et à vous rappeler que vous procédez de la nature. En organisant le dérèglement du rapport au social, l’objectif du rite permet de nous réinsérer dans le champ de la nature, et ce afin de pouvoir re-naître dans le champ du social.
Ce n’est pas pour rien que le christianisme interdisait la danse qui était perçue comme une déchéance, y compris au Canada où on interdisait la danse chez les Autochtones : c’est que la danse est une forme d’éloignement du travail tel qu’il était alors envisagé.
Ce rapport au corps a souvent été remis en question à travers de nombreux allers-retours, en lien avec l’idée qu’on entretient entre le corps, le travail, le social, la nature et éventuellement le sacré. En tant que danseur·euses, nous sommes foncièrement concerné·es. La danse contemporaine s’est définie en rupture avec d’autres formes de danse. Un des aspects qu’elle a mis de l’avant consistait à rompre avec une image idyllique et perfectionniste de la danse afin de la présenter dans l’effort. Le travail et la mise en scène de l’effort sont ainsi une des caractéristiques de l’esthétique en danse contemporaine. Travailler en danse, c’est se débattre. Nous nous débattons. Avec la société, avec nos corps, avec le monde. Et la question est : quel va être, non pas le destin, mais la destination de ce débat?
Extrait de Nsamu (2003)
« En kikongo, langue des deux Congo, Nsamu veut dire "ce dont on débat". La symbolique dans NSAMU est aussi rythmique; elle juxtapose signe, sons et pas, et trace un parcours probable, celui qui va du geste à la parole » (Compagnie Danse Nyata Nyata)
Chorégraphie, interprétation et composition musicale : Zab Maboungou
Musiciens : Diolkidi et Dominic Kofi Donkor
Scénographie : Chryso Bashonga
Éclairages : François O’Hara
Costumes : Guylaine Tlemyo et Denis Lavoie
6. RELATION(S) (forces en présence)
« Apprendre à danser, c’est apprendre à entrer dans le cercle » (Maboungou, 2005)
Zab Maboungou : Quel est le travail de la danse? Quelle est sa destination? Comment nous chorégraphions? Est-ce que la chorégraphie est une manière d’invoquer?
Même si nous nous sentons emprisonné·es dans des modèles dominants (le capitalisme néolibéral notamment), la destination de notre travail n’est pas nécessairement dirigée vers le capital. Elle est dirigée vers celles et ceux avec qui on travaille, en direction du collectif, en direction du social et c’est le moment de faire la différence, pour distinguer le modèle néolibéral de ce genre d’approches, davantage en lien avec l’économie sociale. Nombre d’actions sont faites au Québec entre autres pour contrer les effets du néolibéralisme : les artistes qui ont le mérite de s’insérer finalement dans le cadre d’une économie sociale, dans leur champ artistique de développement, font un effort de mettre en place les notions, les terminologies et les actions qui contribuent à identifier l’œuvre de « convivialité » pour cesser de se définir via le néolibéralisme et ses modes de productivité dont on a tant de difficulté à se débarrasser. Paradoxalement, et cela mérite réflexion, ces artistes se définissent désormais comme des « entrepreneur·euses »!
De quelle manière les artistes désirent-iels prendre en charge leur travail d’artiste? Ce qui n’implique pas forcément de devenir un·e entrepreneur·euse au même titre que celui ou celle qui lance une startup. Il s’agit d’une prise en charge de la question même de l’art dans la société. Comment dois-je m’engager, quel est mon rôle – et non pas mon statut – en tant qu’artiste? Cette conscientisation a un effet direct sur la façon dont nous envisageons nos conditions de travail.
Katya Montaignac : Pour toi, le travail et tout l’art de la danse se définit avant tout dans notre capacité à prendre en charge notre propre actualité, active et attentive. Ce qui rappelle qu’engagement et contemporanéité vont de pair : « À travers le sacré, le mysticisme, le collectif, la société, l’histoire, on constate l’incroyable capacité des corps à se construire et à se dé[cons]truire, mais aussi à se transformer »6. Dans ton livre Heya… danse! Historique, poétique et didactique de la danse africaine, tu soulignes à ce titre « la capacité inhérente du geste à nous révéler notre propre langage, notre propre désir, notre propre centre à partir duquel il nous est possible de réinventer le mouvement » (2005, p. 81). Entrer dans le cercle de la danse implique de « reconnaître les éléments qui le constituent et dont on fait partie afin de pouvoir enfin, par sa propre action participative, dynamiser et faire progresser le cercle de la danse (ce qui revient à créer sa propre danse) » (p. 104).
Dans un même ordre d’idée, « expérimenter des alternatives aux modes de vie existants » représente pour Guillaume Adjutor Provost (2020) un enjeu actuel important du travail des artistes. Ce créateur et chercheur interdisciplinaire nous exhorte à entretenir les liens d’amitiés et à développer des valeurs contre-hégémoniques (de convivialité, de compassion et de bienveillance) afin de réimaginer notre vision du collectif. Dans une approche similaire qui remet en perspective corps, soin et performativité, Carmen Salas imagine l’avenir de l’art à l’aune des pratiques du care : « Que se passerait-il si, pour une période d’un an, un grand nombre d'artistes (établi·es et non établi·es) décidaient de changer leurs pratiques "studio-ermite" et leurs productions artistiques basées sur des objets pour un non-objet, non matériel = pratique plus participative, sociale / communautaire? » (traduction libre). Ces pistes de réflexion nous encouragent à multiplier en tant qu’artistes des liens solidaires qui sapent le diktat néolibéral de la compétitivité afin de valoriser l’entraide et la mise en commun. Coopératives, partage des ressources et autres structures autogérées proposent à ce titre de nombreuses pistes alternatives pour repenser nos pratiques.
Bibliographie
ADJUTOR PROVOST, Guillaume (2020), De l’utilité des artistes, La vie des arts, https://viedesarts.com/dossiers/dossier-en-suspens-lart/de-lutilite-des-artistes
AMICEL, Gérard et Amine BOUKERCHE (2020), Autopsie de la valeur travail. Avons-nous perdu tout sens de l’effort ? Éditions Apogée (ateliers populaires de philosophie).
BLAIS. Caroline Blais, Virginie JOURDAIN et Mercedes PACHO (2017), Entre don, résilience et épuisement : jusqu’où et comment travailler? In Troubler la fête, rallumer notre joie / To spoil the party, to set our joy ablaze, p. 14-21, https://issuu.com/journeesansculture/docs/jsc_publication_online_sp
BRUNETTE, Édith et Olivier CHOINIÈRE (2016), Les artistes du modèle d’affaires, Liberté, 313, p. 28-31, https://id.erudit.org/iderudit/83386ac
COOPER ALBRIGHT, Ann (1997), Choregraphing Difference : The Body and Identity in Contemporary Dance, Wesleyan University Press, p. 22-27.
DELEUZE, Gilles (1987), Qu’est-ce que l’acte de création? Trafic n° 27, Paris, POL, automne 1998.
LALLIER, Alain (2013), Philosophie et danse au rythme de Zab Maboungou, Portail du réseau collégial, https://lescegeps.com/pedagogie/personnalites_marquantes/philosophie_et_danse_au_rythme_de_zab_maboungou
LEFEBVRE, Pierre et Alexis MARTIN (2020), À propos d’une autre contamination, Liberté, https://revueliberte.ca/article/1512/%C3%80_propos_d_une_autre_contamination
MABOUNGOU, Zab (2005), Heya… danse ! Historique, poétique et didactique de la danse africaine, Montréal, éditions du Cidihca, http://www.nyata-nyata.org/book/
MABOUNGOU, Zab (2018), Symposium « Pas juste de la danse », MAI, décembre.
PIERRE-DUFOUR, Carmine (2021), Zab Maboungou, Office national du film du Canada (ONF/FNB), https://www.onf.ca/film/zab-maboungou-en/
PARDO, Henri (2020), Afro-Prospérité, Black Wealth Media.
SALAS, Carmen (2020), What should we expect from art in the next few years/decades? And what is art, anyway? Medium.com, https://medium.com/@CarmenSP/what-should-we-expect-from-art-in-the-next-few-years-decades-and-what-is-art-anyway-be9f75c3d1ae
SENGHOR, Léopold Sédar (1964), LIBERTÉ tome 1: Négritude et humanisme, Paris, Seuil.
WARREN, Jean-Philippe (2016), Manger, s’amuser, réussir, Liberté, 313, p. 34-36, https://id.erudit.org/iderudit/83387ac
- 1. En témoigne le recueil Troubler la fête, rallumer notre joie / To spoil the party, to set our joy ablaze, publié en 2017 suite à la Journée sans culture du 21 octobre 2015 dont l’article « Entre don, résilience et épuisement : jusqu’où et comment travailler? » coécrit par Caroline Blais, Virginie Jourdain et Mercedes Pacho, p. 14-21. [En ligne : https://issuu.com/journeesansculture/docs/jsc_publication_online_sp]
- 2. Sur l’hégémonie du vocabulaire néolibéral dans les pratiques artistiques : Édith Brunette et Olivier Choinière, « Les artistes du modèle d’affaires », Liberté, 313, automne 2016, p. 28-31 [] ou encore Pierre Lefebvre et Alexis Martin, « À propos d’une autre contamination », publié sur le blogue de la revue Liberté en 2020 [https://revueliberte.ca/article/1512/%C3%80_propos_d_une_autre_contamination].
- 3. Ce poète, qui fut le premier président du Sénégal indépendant et le premier Africain admis à l’Académie française, a écrit des pages magnifiques sur le rythme
- 4. Correspondance personnelle avec Zab Maboungou.
- 5. Voir Gérard Amicel et Amine Boukerche (2020), Autopsie de la valeur travail. Avons-nous perdu tout sens de l’effort?
- 6. Conversation personnelle avec Zab Maboungou en préparation de l’atelier sur la Résistance, janvier 2018
MONTAIGNAC, Katia (2023), « Repenser notre rapport au travail », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/recit-de-pratique-article/repenser-notre-rapport-au-travail