Corps de texte :

Deux rencontres fugitives1avec le praticien et pédagogue Nicolas Cantin marquent le début de ce texte. « Fugitives », puisqu’elles sont nées d’un court-circuitage dès les premiers moments de la discussion : « [à] l’heure actuelle, ça ne m’intéresse plus vraiment de parler de mes créations. Jusqu’ici, pour moi, il y avait un absolu dans l’art et maintenant je ne sais plus… Je ne sais pas ». Encore aujourd’hui, ce « je ne sais pas » derrière lequel l’artiste se défile résonne jusqu’à moi. Je l’écoute et j’entends le masque de la chercheure tomber dans le fracas des concepts et des savoirs. C’est une chose difficile à entendre. On se sent vite nu·e devant un objet ou un sujet qui refuse de s’identifier et qui se méfie du langage. C’est qu’un large pan de la recherche actuelle s’acharne à éviter de se frotter aux apories et aux questions insolubles. Pourtant, la pratique de Nicolas Cantin me pousse en ces lieux occultés. 

Lors de notre premier entretien, les circonvolutions du praticien et nos voix englouties par la foule du dimanche ont rendu impossible la récupération de l’enregistrement à des fins de recherche. Un tel renversement des attentes ne vient pas sans inquiétude. Que me restera-t-il de cette rencontre? Alors que j’en étais à mes premières années de recherche, avide de nommer le monde qui m’entoure, lui sentait son regard se saturer et en était à ses derniers préparatifs avant un voyage de plusieurs mois sur le continent africain. Ainsi, l’objet et l’objectif des entretiens — comprendre, documenter et analyser une pratique — sont vite devenus épineux. Je voulais entrer en dialogue et lui, il voulait sortir de sa pratique – ou plutôt de sa profession : « il y a une phrase de Jean-Luc Goddart qui parle des “professionnels de la profession” […] je trouve qu’il y a une dichotomie entre “artiste” et “professionnel”. On peut vite s’enfermer dans un langage, dans un cadre; une façon de faire et de voir. » Voilà qui donne une première explication à cette nécessité de prendre de la distance, de partir pour mieux « nettoyer le regard, redéposer les choses, (se) rencontrer de nouveau… et peut-être réactiver l’envie de la création. » 

Quand on connait un peu la pratique minimaliste de Nicolas Cantin, on reconnaît là l’élan duquel il amorce ses processus de création, soit en cherchant constamment à « revenir aux sources », à l’essentiel de ce qui nous constitue comme êtres humains; de notre façon d’habiter le monde et d’être habité par lui, à nos manières de se rencontrer et d’entrer en relation. Dans son théâtre « du presque rien », l’artiste aborde la scène et l’art du spectacle comme une épure, « une esquisse » précise-t-il, cherchant sans cesse à lui conférer fragilité et inachèvement. Au final, on retrouve une scène dansée sans en être vraiment une, du théâtre peut-être, ou encore les coulisses d’un numéro de cirque sans la prouesse. D’abord formé à l’enseignement du masque et du clown, il y a, dans la pratique de cet artiste d’origine française établi à Montréal, l’état d’esprit de la salle de répétition, de la coulisse ou encore de la loge de l’artiste. Ces lieux désenchantés où l’interprète se métamorphose résistent à l’enchantement passager de la représentation. Sur scène, Cantin cultive ces endroits secrets à l’abri du regard extérieur; comme « un enfant qui crée sans s’en rendre compte » sous unecabane de couvertures :

Faire des cabanes : jardiner des possibles. Prendre soin de ce qui se murmure, de ce qui se tente, de ce qui pourrait venir et qui vient déjà : l’écouter venir, le laisser passer, le soutenir. Imaginer ce qu’est, imaginer à même ce qu’est. Partir de ce qui est là, en faire cas, l’élargir et le laisser rêver. Cela se passe à même l’existant, c’est-à-dire dès à présent dans la perception, l’attention et la considération : une certaine façon de guetter ce qui veut apparaîtrelà où des vies et des formes de vies s’essaient, tentent des sorties hors de la situation qui leur est faite; et une certaine façon d’augmenter ces poussées, de soutenir les liens en voie de constitution, de prendre soin des idées de vie qui se phrasent, parfois de façon très ténue, comme autant de petites utopies quotidiennes; oui on pourrait vivre aussi comme ça [je souligne]. (Macé, 2019 : 47-48)

Nicolas Cantin aurait pu écrire ces mots de Marielle Macé alors qu’elle trace les contours de ces « cabanes faites d’idées et d’histoires plutôt que de branches » dans son essai du même titre. En effet, le praticien fait de la création une fragile demeure très près de la vie qui passe entre nous; un espace en dehors du quotidien pour sortir de soi; pour considérer pleinement un regard qui se pose ou une parole qui s’échappe. Depuis ses Trois romances (Grand singe, 2009; Belle manière, 2011; Mygale, 2012), le créateur a poursuivi une quête de la présence anti-spectaculaire en confectionnant sur mesure les « (anti)portraits » de ses rencontres avec des interprètes féminines : Cheese avec Michèle Febvre (2013), Klumzy avec Ashlea Watkin (2014) et Spoon avec Gaïa et Fiona, 8 et 11 ans (2017). « Je fais de la haute couture » dit-il en précisant que sa matière première ce sont toujours les interprètes. Une approche en écho à ce célèbre adage du théologien allemand Johann Gottfried von Herder selon lequel chaque personne possède sa propre mesure, sa propre façon d’être humain — son rythme, sa résonance

Et pourtant, nous voilà, lui et moi, toujours en dissonance. Alors qu’il se défile devant l’exercice des entretiens, je me retrouve devant une impasse avec laquelle je dois maintenant composer. À peine amorcé, le dialogue se replie sur lui-même. Une opacité fait maintenant écran entre nous. J’y vois une manière de résister en même temps qu’une fatigue, une façon de protéger un mystère et surtout, de maintenir une distance. À l’évidence, je me retrouve devant cette énigme comme devant l’une de ses œuvres : à mes pieds, les éclats d’un spectacle brisé avant même qu’il ne commence. Un « puzzle » que je devrai « remonter moi-même ».

Cette dernière formule est joliment poétique, mais la réalité s’avère plus difficile. En l’expérience d’une agnosie commune, je ressens une impossibilité à se re-connaître, à persevoir et à avancer ensemble dans le dialogue. Un choix me reste à faire : saisir cette occasion pour me défiler à mon tour ou pour chercher autrement. Je me retourne donc vers l’écoute d’un « deuxième dialogue » (Maeterlinck, 2008 :107 dans l’espoir que le « lieu de l’écriture » (Fosse, 2009 : 162), bien que solitaire, face advenir cette rencontre fugitive.  

 

Faire le deuil de la rencontre

Dans ses essais, le dramaturge Maurice Maeterlinck écrit qu’« il est dangereux de se taire, car les paroles passent entre les hommes, mais le silence, s’il a eu un moment l’occasion d’être actif, ne s’efface jamais, et la vie véritable, et la seule qui laisse quelque trace, n’est faite que de silence. » Le silence est aussi fait de cette parole du praticien qui, devant la chercheure, ne sais pas, ne sais plus. Une façon qu’a Nicolas Cantin de se détourner de la cible initiale en visant un autre lieu du savoir. Quelque part entre le non-savoir et « l’intelligence du ventre », j’entends aussi dans ce « je ne sais pas » un « peut-être » à lire comme un peut être.

 

Tolérer l’espace d’attente
Respirer dans l’inconfort

Ne pas nommer
Ne pas chercher

Se retirer
Prendre une distance

Laisser-venir
Laisser-passer

et peut-être
voir apparaître

et peut-être
s’entendre

 

De cet écueil, le contact s’est pourtant maintenu. En préparant le second entretien, j’ai eu l’intuition de m’en tenir à la création, mais pas seulement celle des productions artistiques. La deuxième et dernière rencontre2 s’est déployée d’un souffle à partir des souvenirs d’enfance et d’adolescence du praticien. Graduellement, certains principes fondamentaux de sa pratique se sont dévoilés en filigrane. Les réminiscences suivantes témoignent de ces moments d’éclaircie.

 

Réminiscences

En 2012, Nicolas Cantin amorce le processus de création d’un premier anti-portrait, celui de Michèle Febvre, à partir de longs entretiens improvisés menés auprès d’elle. Dans Cheese (2013), on retrouve des fragments de ces discussions où les souvenirs et les hésitations de l’interprète nous parviennent. L’idée initiale de Cantin était de laisser aller la parole en intervenant très peu afin de brouiller l’aspect social et réfléchi du langage. J’ai mené le second entretien avec le praticien dans un état d’esprit similaire. Nous avons filé pendant un peu plus de deux heures à partir d’une seule question comme on jette une sonde à l’eau : du plus loin que tu te souviennes, veux-tu me raconter les souvenirs de tes premières expériences de création?

 

Éphéméritude3

L’entretien s’est ouvert et conclu sur un même souvenir. Ce n’est pas anodin. Dans cette parcelle précoce de la mémoire se trouvent les premiers points d’ancrage de la pratique artistique de Nicolas Cantin et de l’éthopoïétique qu’elle sous-tend : 

Du plus loin que je me souvienne, je faisais des petites sculptures avec des branchages. Je me souviens : j’allais me perdre dans l’hippodrome où nous avions garé la caravane où nous habitions. C’était un lieu immense. Les herbes sauvages poussaient quand les chevaux ne pratiquaient pas. Je faisais alors des petites sculptures que j’offrais à ma mère et à ma sœur. Des sculptures éphémères, très fragiles. Je me souviens que je pouvais me perdre dans les terrains pendant des heures. J’allais dans l’écurie pour aller chercher de la paille et je faisais des petites installations. Je me suis construit toute une mythologie autour de ça. C’était comme de l’art brut. L’art du fou. Celui qui crée des choses, qui fait de l’art sans s’en rendre compte.

Créer pour passer le temps, combattre l’ennui et la solitude. Pour laisser des traces, des souvenirs. Mais surtout pour s’habiter et se raconter : s’inventer une mythologie. Créer à partir de ce qui est déjà là. Faire cas de ce qui se trouve autour de soi et en soi. Plonger les mains dans la matière première. Ici, des brindilles, de la paille, des herbes hautes. On imagine de la terre et des pierres aussi. Créer en faisant des collages de porcelaines brisées. Une dramaturgie de l’assemblage comme on fait de l’art plastique. De petites installations éphémères in situ à l’image de la scène qu’il travaille : un espace vide, une régie à découvert, des objets jonchés au sol, un visage masqué et des murmures. Des actions et des états de corps d’une simplicité désarmante. Des boursoufflures clownesques qui emboîtent souvent le pas. Étrange forme épurée provenant d’un mélange impur. Ready-made ou portrait cubiste? Ça et tout autre chose, quelque part dans les sillons chorégraphiques d’un Jérôme Bel ou d’un Raimund Hogue. 

Dans l’hippodrome, l’enfant construit de petites sculptures fragiles en marge du lieu de performance où se tiennent les chevaux de courses : « […] l’art brut. L’art du fou. Celui qui crée des choses, qui fait de l’art sans s’en rendre compte. » Un regard dedans-dehors. En 2014, lorsque Klumzy est présenté au Festival TransAmériques, le mot « spectacle », répété par Ashlea Watkins dans un micro jusqu’à la distorsion, agit comme un rappel involontaire à la mémoire spectatorielle. Cette répétition manifeste nos attentes désabusées de la machine spectaculaire et de la performance contemporaine en période de festivals. Par moments, Klumzy s’offre comme une méditation de notre regard sur l’art où l’on se voit en train de se regarder voir. Ce mouvement d’autoréflexivité est intrinsèque à l’art brut : l’art du fou, de l’enfant, du naïf. L’art brut cherche à créer des espaces hors-les-normes devant les esthétiques officielles. Il se présente « comme l’une des grandes mutations du regard sur l’art, rendant indissociables, comme pensée de la valeur, la technique en même temps que l’éthique, le savoir-faire en même temps que le savoir-vivre. » (Dessons, 2016) Les manifestations artistiques de Nicolas Cantin semblent provenir d’impulsions intérieures brutes de l’artiste. Décousues, les œuvres naïves de Cantin compressent des morceaux pas tout à fait travaillés et réfléchis, mais non réprimés. C’est par ce caractère inconscient et non contrôlé que se dessine l’accès direct à la profondeur de l’œuvre. Il n’est pas aisé de faire du corps humain une matière brute. Tout le travail artistique et pédagogique de Cantin cherche ces endroits de substance sous une surface, sous un geste « archaïque, dans l’intelligence du ventre. » Avec Spoon (2017), il découvre cette énergie brute auprès de Gaïa et Fiona, 8 et 11 ans. Les enfants propulsent et produisent du sens à chaque instant de manière involontaire. Elles jouent aisément avec ce qui est déjà là sans se préoccuper du regard extérieur. Jusqu’à récemment, Spoon avait marqué la fin de deux cycles de création du praticien (2009 – 2017).

 

Errance  

Une seconde réminiscence, celle de la vie familiale en caravane. L’origine du sentiment de familiarité une fois sur la route. Le praticien se souvient :

Ado, j’avais un ami avec une voiture et un permis. On pouvait passer beaucoup de temps ensemble sur les routes à écrire. Une écriture automatique. On partait et on se posait dans un endroit. On avait de gros carnets qu’on se passait à chaque semaine. On passait un temps fou à écrire, à dessiner, à déchirer et à salir les carnets. Je lisais beaucoup. C’était Rimbaud. Tous les classiques, Baudelaire, Cendrars, Prévert et tout ça. Mais là, avec lui, on était fou. Tout était possible. Je me souviens qu’on allait jusqu’à faire des trous dans les carnets.

Trouver ses points de repère une fois en mouvement. Être désorienté, puis créer. Le parcours de Nicolas Cantin a décidément quelque chose de vagabond. Son enfance bohème et ses nombreux voyages solo à travers le monde en témoignent. Cette errance lui est intrinsèque. On considère à tort la figure de l’errant comme un sage, un être au passé spirituel ou un ancien savant ayant choisi de quitter le monde civil pour s’abandonner à des pérégrinations philosophiques. Cette image est idéalisée. Caïn — figure-mère de l’errance dans les écrits saints — n’est pas un romantique ni un croyant, et encore moins un existentialiste. Il est d’abord un être séparé et solitaire, car il ne peut exister sans Abel, son frère. Caïn est un vagabond, errant hors des lois divines et humaines, un abandonné de deux systèmes de justice. Condamné à être en mouvement malgré une absence de repères, Caïn erre. La présence, le mouvement et le savoir de l’errant se trouvent ainsi liés à la perte et à une mise en tension constante vis-à-vis les disciplines, les circuits, les systèmes, les lois…. Sans jamais s’orienter vers une cible précise, l’errant se meut entre les lignes, échappe à la norme et à la définition. Sans domicile ou discipline artistique fixe, Cantin se faufile partout. Homme de théâtre sans l’être, corps dansant sans danser, clown sans numéro, son errance lui permet de maintenir une posture inassignable qui se scelle, peut-être, par une dramaturgie de la désorientation. 

Cette désorientation créatrice s’exprime particulièrement bien à travers ces jeux d’écriture et de dessin à quatre mains entre amis : des cadavres exquis. Une mise en jeu où l’accident, la faille et la perte de repères propulsent le sens. Cette idée aussi de déchirer, de salir, d’écrire par-dessus, de gribouiller, de faire des trous, rappelle le clown, le misfit, celui qui échoue à s’incarner dans des habitudes et attitudes communes, convenables socialement. L’émergence du sens selon la logique du clown est aussi intimement liée à la désorientation. Sa logique est somatique, voire géographique : l’affect ou le récit clownesque se déclenche par accident ou par surprise, à la croisée de différents parcours plus ou moins aléatoires. Le savoir incorporé de ces deux copains devenus misfits sur la route se situe donc dans la différance derridienne — le fait de « différer », soit la « différence » prise sous son aspect dynamique (et non pas dans une simple opposition statique). En d’autres mots, il s’agit d’un processus relationnel qui cherche à introduire un peu de jeu, de tremblé et de dérapage dans la rencontre menant à la création. Différer c’est « retarder » (remettre à, temporiser), « ne pas être le même » et cultiver un « différend », une divergence. Toujours, le misfit emprunte le chemin de la différance — d’où cet effet d’opacité et de brouillon qu’on retrouve dans les œuvres de Cantin. He is the one who is never at home in the world4. Emblème de la philosophie de Jacques Derrida, la différance est aussi une figure de résistance à même le langage. Elle incarne un enjeu fondamental dans le rapport à la prise de parole chez Cantin. Nous y reviendrons dans la dernière réminiscence.   

 

Espace négatif

Nicolas Cantin œuvre dans l’espace négatif de la rencontre, c’est-à-dire dans le champ extérieur au sujet : le revers; la silhouette. Dans CHEESE, lorsque Michèle Febvre s’avance pour la première fois vers le public, son visage et son corps entièrement dissimulés sous un masque de singe et une couverture, c’est d’un noir profond, voire du néant qu’elle (ou Femina sapiens?) est tirée. Le néant est une notion métaphysique relative à l’existence et pose la question de l’Être en scène. Il y a une quête d’absolu derrière tout ça, mais l’approche et la pratique de Cantin y résistent. Cela s’incarne tout particulièrement dans son approche du langage, de la parole et de la mise en mots. Une dernière réminiscence nous éclaire à ce propos :

Jeune adolescent, j’allais souvent avec mes amis dans les arbres. On montait très haut. Un peu fou, je me rappelle, je me jetais dans les branches. Je me laissais tomber. J’étais un chef de bande à cette époque-là, car j’étais le plus inconscient. J’avais toujours le corps tout égratigné. Des gales et des bleus partout. À l’école, les maîtresses pensaient que j’avais la galle. Ça avait fini par faire une mini commotion : « ah, Nicolas Cantin il a la galle. » Dans ma tête, ça me paraissait fou cette idée. Je répétais : « non, non, ce n’est pas la galle, c’est que je vais dans les arbres et que je m’égratigne! ». Ma mère était venue à l’école expliquer tout ça aussi. Je trouvais ça fou que la parole ne suffise pas. Je disais « non, j’ai pas la galle, je vous l’ai dit que j’étais dans les arbres ». Ça m’a beaucoup marqué. Ma parole devait suffire, mais non. C’était très étrange. 

Nous sommes assujetti·es au langage. Nous formons des phrases et les mots nous forment à leur tour. Ce souvenir reflète la méfiance absolue envers le langage de Nicolas Cantin. S’entretenir avec l’artiste demande de se confronter à un sujet se définissant toujours par la négative : « je dis ça, mais je pourrais dire autre chose », « ce n’était pas voulu », « je ne fais pas exprès », « comme artiste, je fais ce que je peux », « je ne sais pas », « je suis et je ne suis pas », « je me méfie beaucoup du langage, des mots, des interprétations en général. » Dire une chose et son contraire. Travailler à mettre des obstacles. Le jeu de cette différance chez Cantin révèle une parole et une vision hantée par le sens et le visible. L’artiste maintient cette tension entre le désir d’être vu et d’échapper au regard. Une fois isolés, les verbes d’action auxquels revient constamment le praticien pour décrire sa pratique en disent long sur ces diverses stratégies de désorientation : « se méfier », « douter », « désamorcer », « effacer », « masquer », « dissimuler », « enlever », « soustraire », « fragiliser », « épuiser », « assécher », « casser », « enlaidir ». Même chose du côté des indications qu’il donne aux interprètes : « laisse le regard arriver vers toi », « ne va pas chercher », « prends ton temps », « laisse la parole aller », « reste-là », « ne va pas plus loin », « ne force pas », « non, ce n’est pas ça ». Ces indications invitent à un ralentissement, un pas de côté, un recul. Cantin explore ainsi des mouvements de réduction et de rétraction. Il guette les états de corps trop construits et réinjecte des espaces de précarité où la fragilité nous fait perdre le contrôle. Une fine limite entre la contenance et le débordement. 

La scène est le lieu du regard, de ce qui est donné à la vue. Mais à lui seul, le regard laisse toujours « le sujet dans l’ignorance de ce qu’il y a au-delà de l’apparence. » (Quinet, 2004 : 231) En travaillant dans et à partir de ce hors scène; les œuvres de Cantin sculptent des formes, des corps et des récits qui ne seront jamais tout à fait représentés, donc vus. On reconnaît là l’instinct d’une scène symboliste qui évite d’aller jusqu’à la conception de l’idée ou de la forme en soi, toujours dans cet espoir que, de la surface, perce la vraie substance. Dans cette idée d’effacement de la visibilité / lisibilité de la représentation, Cantin travaille le pré-symbole ou le pré-langage sous différentes formes : mimiques, tics, balbutiements, chuchotements, grimaces, sons, états de corps en tension, gestes vifs et non-contrôlés, puis lents, très lents. Se souvenir, puis déconstruire, revenir en arrière pour avancer, partir de la fin pour débuter, retourner à l’essentiel, au fond des choses, avant le langage civilisé : « ce que je dis souvent, c’est que je trouve qu’on est très civilisé, mais moi, mon travail c’est de revenir à la pré-histoire – c’est quoi ta « pré-histoire? »

L’espace négatif est une forme passive, car il est extérieur au sujet, mais il active autre chose. Il met en relief les pourtours d’une situation donnée, d’un moment présent. Et c’est là, d’ailleurs, où l’écueil du premier entretien avec Cantin m’a conduit. Quand le masque de la chercheure tombe, elle s’entend. De ce déplacement de l’attention perceptive naît la présence à soi, à l’autre et au monde. Je pense à cette posture du guet dont parle Marielle Macé dans Nos cabanes : “[…] guetter ce qui veut apparaître, là où des vies et des formes de vies s’essaient, tentent des sorties hors de la situation qui leur est faite […]” (2019 : 25). Un état de veille en attente d’un surgissement dans la nuit. Nicolas Cantin parle souvent de sa pratique comme d’un travail en aveugle. Un travail de la perception, de l’attention et de la considération. À défaut de reculer devant soi, on devient plus attentif·ve, notre écoute se mobilise et l’attention qu’on porte autour de soi se décuple. Bien sûr, s’entendre peut vite devenir cacophonique, surtout si l’on est prompt au dialogue intérieur, mais en apprenant à y rester, on découvre de nouveaux espaces où respirer. Pour habiter ces lieux, on s’en remet à l’instinct et à l’intelligence du ventre, plutôt qu’au savoir-faire et aux connaissances. Bien sûr, « il y a une technique à apprendre de la non-technique. » Comme en sculpture, « plus on enlève de couches, plus la figure apparaît, mais si on assèche trop vite la matière, on ne voit plus rien. » Le secret réside dans un équilibre.

Je vois bien maintenant que les détours de l’artiste ne visaient pas tout à fait la fin d’une discussion. « J’aime travailler avec des gens que je ne comprends pas », m’explique-t-il. Cela permet de garder une écoute active. Finalement, maintenir la question ouverte, résister à la définition et à l’analyse, serait-ce aussi une façon de tendre la main dans un espace de reconnaissance plutôt que de représentation. D’où le champ magnétique de la rencontre autour duquel orbite Nicolas Cantin. Et par là l’espoir de réhabiliter le sens et les liens qui nous unissent au-delà de nos terrains familiers. 

 

Une fragile demeure pour l’interprète

Dans le parcours accidenté et sinueux de ces deux rencontres est préservé l’esprit d’une pratique artistique qui cherche à échapper au diktat du commun, du langage et de la compréhension. En préservant ce point de tension, elle adjoint toute personne qui s’y approche de se frotter aux apories et aux questionnements ontologiques qu’elle soulève. De là m’est venue l’intuition que l’approche artistique de Nicolas Cantin se dévoile comme une promesse hospitalière loin de la maison — une fragile demeure loin des terrains connus où l’interprète peut s’interroger sur l’essence de son être et de son rôle à l’écart des repères habituels de la maisonnée et de ses traditions disciplinaires, idéologiques et institutionnelles. Afin de conclure et d’approfondir cette dernière réflexion, je me permets de lier le travail artistique de Cantin à son approche pédagogique qui s’avère tout aussi importante dans son parcours. Les ateliers de jeu qu’il développe s’adressent à des interprètes de tous horizons disciplinaires. Ayant bonifié ma posture de chercheure à celle d’étudiante durant l’un de ces stages, je peux affirmer avoir expérimenté une approche du jeu libérée du poids de la tradition institutionnelle ou encore des attentes de performance provenant d’une discipline artistique ou d’un savoir-technique. L’approche du praticien semble plutôt permettre à l’artiste de revenir à ce qu’il ou elle est avant même d’être formé·e à l’art du théâtre, du cirque, de la danse ou de la performance : un·e interprète, c’est-à-dire une personne dont la présence et l’attention sont tournées vers un travail de traduction — d’une parole, d’une idée, d’un corps ou d’un affect — qui engage leur être tout entier. 

« Pendant deux jours, on va essayer de se comprendre. » Comme prémisse de départ, le praticien invite au dialogue et à se forger une langue commune à travers le jeu5. En proposant d’explorer les fondements d’un processus de compréhension et d’entente, c’est l’origine même de l’acte d’interpréter qui est mis au jeu. Dans la même veine que ses créations, les stages de Nicolas Cantin proposent des entraînements à la rencontre. L’objectif n’est pas la maîtrise d’une technique, mais bien la qualité de l’entente pouvant résulter d’une rencontre entre soi et un·e autre : que cet autre soit le public, un·e partenaire de jeu, un agrès, une matière, une parole, une action ou encore une autre part de soi-même. Dans le cadre d’une ascension individuelle, puis collective, les exercices sont somme toute très simples : une avancée vers le public, recevoir un regard, offrir une chanson, pleurer, rire, crier, se mettre en mouvement, danser librement, raconter un souvenir, se déplacer en aveugle, créer une chorégraphie sans se parler. À mon avis, l’exercice clé de cette formation est la répétition en solo de la formule « Moi, je ». Il s’agit d’expérimenter une perte de contrôle dans la répétition excessive. Se confronter à son Vide, pour le dire autrement, et voir ce qui peut en émerger. 

Bien sûr, il y a une certaine ironie dans cet exercice qui est voué à un échec : celle de répéter les deux pronoms personnels de la personne qui parle jusqu’à en perdre le sens et l’interlocuteur·trice lui·elle-même. Comme condition de notre existence, la répétition a cette qualité de nous approcher de la transe, d’un tremblement pouvant provoquer un glissement hors de soi momentané; une clairvoyance à certains égards. Ici, est-ce l’interprète qui glisse en dehors du langage ou est-ce le langage qui la pousse en dehors d’il·elle-même?

« Moi, je est une fiction » (Houston, 2008 : 22). Dans L’espèce fabulatrice (2008), Nancy Houston médite librement sur ce qui nous noue au langage, aux histoires qu’on se raconte et qui nous façonnent à leur tour. Le premier chapitre explore notre première fiction : soi. 

On ne naît pas (un) soi, on le devient. Le soi est une construction, péniblement élaborée. Loin d’être toujours-déjà là, en attente de s’affirmer, c’est d’abord un cadre vide et ensuite une configuration mobile, en transformation permanente, que l’on ne fixe que par convention. (Houston, 2008 : 24)

Plus loin elle ajoute que « pour disposer d’un soi, il faut apprendre à fabuler. » Cette logique est inversée chez Cantin et mise en échec par cet exercice, car pour apprendre à fabuler dans ce contexte, il faut d’abord apprendre à se (dé)jouer de soi. Approche particulièrement pertinente dans un contexte spectaculaire où le soi se trouve toujours-déjà sous les projecteurs.

Étonnamment, la méfiance envers le langage de Nicolas Cantin redonne ses lettres de noblesse à l’art de l’interprétation en faisant dévier la cible du sujet. En répétant « Moi, je » à outrance, l’interprète vise le public, mais devient la cible; il·elle tire et il·elle est touché·e en même temps6. Il s’agit d’un exercice de différance; une dérivation de la trajectoire. Un jeu de déséquilibre et de désorientation vis-à-vis l’émergence du sens et de l’instinct créateur. Cantin répète souvent qu’il travaille avec des personnes et non pas des interprètes. Je dirais plutôt qu’il travaille à laisser émerger l’interprète de la personne. Pour le philosophe et herméneute Hans-Georg Gadamer, le travail de compréhension de l’interprète s’incarne pleinement lorsqu’il·elle est en mesure de reconnaître les limites de sa subjectivité et la relativité de sa posture vis-à-vis le sens qu’il·elle cherche à déployer. « L’herméneutique philosophique nous apprend à vivre sans l’idée de vérité » (Grondin, 2006 : 111), disait Richard Rorty, car l’échec positif — le fait de reconnaître sa limite — est la nature même de l’interprète, son point d’origine. On pourrait sans doute parler ici d’un nihilisme actif :

The moment of failure, which is also the moment of consciousness becoming self-aware, marks another truth-effect: the emergence of practical wisdom. The negativity of experience entails humans becoming aware of their finitude. In this, the limits of self-knowledge and practical reasoning are discovered. (Davey, 2017 : 9)

Quelque chose tremble dans cette mise en échec du « Moi, je ». L’interprète possède la parole, mais il·elle lui est impossible de s’accomplir à travers elle. Il·elle se fait donc prendre par la réalisation de ce qui est en jeu à ce moment-là : sa représentation. Au cœur de cet instant fragile, il·elle aperçoit qu’elle doit son sens non pas à ce qu’elle fait ou ce qu’elle dit, mais à son recul devant soi, devant sa parole. Dans cet écart entre soi, sa parole et sa représentation, dans ce Vide, il y a un très grand potentiel de création. Une lecture psychanalytique (Green, 1983) nous orienterait probablement vers le fait que la personne-artiste survit ici à une importante mort narcissique qui la libère d’une pression psychique faisant rejaillir l’instinct créateur. Laissé·e à soi-même, l’interprète accède alors à une inépuisable ressource créative basée sur son regard intérieur (par opposition au regard extérieur du·de la metteur·euse en scène ou du public). L’interprète s’entend. Au cœur de cet exercice charnière, nulle technique, nulle prouesse et nulle discipline pour nous encadrer ou nous orienter. Étonnamment, la fabulation chez Cantin émerge d’un désenchantement : d’une mise en échec du spectacle de la parole. Devant l’âpreté croissante des mécanismes capitalistes de production et d’illusion, le désenchantement est une voie/voix neutre, à rebours certes, mais nécessaire à une quête de vérité et d’authenticité. 

L’interprète est un·e lecteur·trice du monde, un·e passeur·euse d’histoires, un·e vecteur·trice de sensations avant d’être le·la disciple d’une discipline ou le corps-machine d’une technique. Cantin propose une formation qui déforme, qui retire le cadre extérieur, qui n’est plus en tension avec la tradition ou un certain savoir-faire, mais plus simplement avec un savoir-être, une écoute, une conscience, un éthos qui redonne une liberté d’agir et d’esprit fondé sur le potentiel d’entente intérieure de l’interprète. À l’image du funambule dont nous parle Jean Genet (2010) dans son essai du même titre, celui dont la mort se trouve toujours en instance de son apparition sur scène, la dramaturgie de Nicolas Cantin se joue sur la fine ligne entre le péril et la liberté. Ce qui demeure lorsqu’on perd quelque chose est une inépuisable force de vie, et ce, même si elle émerge d’une solitude, d’une colère ou d’une tristesse profonde. Voici la promesse d’une hospitalité loin de la maison

 

Bibliographie

DAVEY, Nicholas (2017), « The (im)possible future of hermeneutics », dans Journal of the British Society for phenomenology, vol. 48 – Issue 3: philosophical hermeneutics and ontology, p. 1-21. 

DESSONS, Gerard (4 novembre 2016), Que devient l’Art Brut?, Conférence inaugurale du colloque Actualité et enjeux critiques de l’Art Brut, Lausanne.  

DERRIDA, Jacques (1998), Demeure. Maurice Blanchot, Paris, éditions Galilée.

GADAMER, Hans-Georg (1976), Vérité et méthode, Paris, Éditions du Seuil. 

GENET, Jean (2010), Le Funambule, Paris, Éditions Gallimard.

GREEN, André (1983), Narcissisme de vie. Narcissisme de mort, Paris, Les éditions de Minuit.

GRONDIN, Jean (2006), L’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France.

HERRIGEL, Eugene (1948), Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy-livres.

HOUSTON, Nancy (2008), L’espèce fabulatrice, Montréal, Leméac éditeur.

MACÉ, Murielle (2019), Nos cabanes, Lagrasse, Éditions Verdier.

MAETERLINCK, Maurice (2008), Le trésor des humbles, Paris, Éditions Grasset. 

QUINET, Antonio (2004), Le plus de regard : destins de la pulsion scopique, Paris,: Éditions du Champ lacanien.

RAFIS, Vincent (2009), Mémoire et voix des morts dans le théâtre de Jon Fosse, Dijon, Les presses du réel.

VATTIMO, Gianni (1987), La fin de la modernité : Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, Paris, Éditions du Seuil. 

  • 1. Les deux entretiens avec l’artiste se sont déroulés le 17 novembre et le 3 décembre 2017.
  • 2. Le praticien a décliné l’invitation à un troisième entretien.
  • 3. Mot inventé : l’éphémère comme attitude. Une imposture.
  • 4. … je paraphrase ici Heidegger. L’anglais me permet de préserver le terme « home », difficilement traduisible en français. « Celui qui n’est jamais chez lui dans le monde. »
  • 5. Le praticien ne laisse aucune place à la rétroaction durant les journées de stage.
  • 6. Pour paraphraser Eugene Herrigel dans Le Zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc.

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