Retour sur une exposition et un spectacle à ciel ouvert dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, à Québec
Le projet prenait comme matière première le quartier Saint-Jean-Baptiste (à Québec) ainsi que ses habitant·es. Il a donné lieu à un spectacle déambulatoire circulant dans une version utopique et post-apocalyptique de ce quartier. À ceci s’ajoutait une exposition à ciel ouvert présentée par les fenêtres des maisons. La montée des eaux s’inscrivait dans le sillage du roman Saint-Jambe (prix Robert-Cliche, 2018) et s’incarnait dans une démarche de mythologisation du territoire.
Pour avoir un aperçu de l’atmosphère de l’île de Saint-Jambe, voici un vidéo du spectacle déambulatoire.
1. Une nuit au Moulin
Mai 2019
C’était l’une de ces soirées obscures où, sur le coin d’une table, tout se joue : et le futur, et le passé.
Sans doute Mélina l’a-t-elle pressenti lorsqu’elle est entrée avec fracas au Moulin, les cheveux encore emportés par le vent, en s’écriant : « Il fait tempête dehors! Avez-vous des vivres? » Puis elle s’est apaisée à la vue de la table qui croulait; de plus, il y avait en stock des lentilles pour une armée.
Après avoir mis un disque et tamisé la lumière comme il se doit, Alice dut toutefois se rendre à l’évidence : la tempête faisait rage plus que d’ordinaire et la lumière vacillante laissait présager que l’électricité manquerait. Elle descendit donc chercher des chandelles à la cave. Elle eut tout juste le temps de remonter que déjà, les ampoules, après avoir agonisé d’un dernier grésillement, s’étaient éteintes.
Lorsqu’une situation de ce type survient, Alice ne peut résister à la tentation de monter sur la table et de réciter des vers avec exaltation. Rapidement toutefois, elle bifurqua de sa trajectoire et poursuivit de façon tout aussi enflammée sur un sujet beaucoup plus sérieux, celui d’un mystérieux projet qu’elle caressait depuis plusieurs mois déjà. À la tournure que prit la conversation, les autres personnes quittèrent peu à peu la table, laissant Alice et Mélina seules.
— Écoute Mélina, ça va être complètement incroyable! Sébastien [NDLR Brunel, qui a réalisé la page couverture du roman Saint-Jambe en 2018] a accepté de venir dessiner les paysages de Saint-Jambe devenu une île où il fait bon vivre! C’est un SPÉCIALISTE du domaine, il a déjà représenté son quartier de la Croix-Rousse, à Lyon, en France dans la même atmosphère utopique post-apocalyptique! … Tu t’imagines ce que ça représente? J’organise sa venue pour l’automne! Ce sera l’occasion de rassembler les gens du quartier pour des discussions collectives sur la façon dont ils·elles imagineraient cette île. Et puis, ces paysages saint-jambiens seront exposés dans les fenêtres des gens. Pour mettre en valeur le quartier, ce sera tellement coquet.
Mélina, à ce moment-là, avait déjà envie de prendre le projet à bras le corps, mais elle émit, juste pour jouer l’avocate du diable, un doute :
— Mais tu crois que ça va marcher?
Et Alice de répondre :
— Je n’ai aucun doute! Tu sais, j’ai la conviction que les gens sont avides de beauté et de rassemblement. Ça leur permettra de faire partie du processus, de rencontrer d’autres personnes, de sortir dans la rue et d’échanger sur l’œuvre d’art qui sera dans leur fenêtre. N’est-ce pas cela, faire société? N’est-on jamais autant citoyen·nes qu’en ces moments finalement gratuits où le sens de la vie se joue, s’instaure, s’étoffe?
Et Mélina de poursuivre :
— Et pour donner vie à ces images, il faudra bien les incarner, les mettre en scène! Je pense à un rassemblement citoyen et artistique! Nous irons de performance en performance, de stationnement en balcon! Ce sera une déambulation magique... guidée par un orchestre, pour propager la joie contagieuse qui, peut-être plus que tout, constitue le passeport vers l’île de Saint-Jambe. Tu sais, je crois que beaucoup de choses doivent changer dans le milieu artistique. Il faut faciliter la rencontre et le regroupement des artistes, au-delà des institutions culturelles et scolaires qui parfois excluent au lieu d’inclure. C’est à nous de créer nos occasions, on a tous et toutes notre rôle à jouer. Puis, c’est ça qui est merveilleux à Saint-Jambe. Il faut rendre hommage aux gens de la communauté, aux voisin·es qui font l’excentricité et le cachet de ce quartier!
Et cetera et cetera, comme lors de ces nuits sans heure qui défilent d’un seul souffle.
À l’issue de cette soirée de grand rêve, une évidence s’imposait à Alice et Mélina, une évidence qui faisait déjà son nid depuis un moment en elles. Elles commençaient à comprendre qu’elles n’étaient plus les instigatrices du projet, mais bien les marionnettes du quartier. Elles acceptaient donc qu’à travers elles se réalise ce qui voulait et devait se réaliser.
2. La collecte de témoignages ou comment relancer la balle du rêve
Dans leur chemin sinueux de recherche de financement et de partenariats, elles se rendirent jusqu’aux portes de la Maison de la littérature, qui leur proposa de réaliser une résidence de création lors du festival Québec en toutes lettres 2019. La thématique du festival était, cette année-là, Pour la suite du monde. Alice eut l’idée d’organiser une collecte de témoignages pour récolter les paroles des gens sur le sujet de la montée des eaux. La richesse de ce qui jaillit de cette semaine de résidence passée à discuter, dans une bibliothèque, un bar et une librairie de la rue Saint-Jean allait devenir le souffle qui fit lever les voiles du projet.
Emportées par leur enthousiasme, Alice et Mélina, bien loin de l’analyse marketing de l’appellation du projet, entamèrent un premier contact avec le public avec leur affiche de carton titrée « COLLECTE DE TÉMOIGNAGES SUR LA MONTÉE DES EAUX ». Pour le fanclub saint-jambien, c’était une évidence que ce titre référait aux « Grandes marées », dernier chapitre du roman Saint-Jambe. Mélina avait déjà déclaré, à voix basse lors d’un huis-clos de balcon :
— À mon sens, ce chapitre-là est né de l’impuissance face à tout ce qu’on voudrait délaisser de l’humanité et duquel on se sent prisonnier. Dans l’histoire, le vent pousse de grandes marées incommensurables qui nettoient tout sur leur passage. Cet événement transforme le quartier en une île délaissée par le reste du monde, et délestée du poids de siècles d’hommeries. En soi, c’était une prémisse utopique.
Pour le reste du monde, qui constitue la grande majorité des gens, ce titre n’avait rien d’utopique. Le cadre de référence de notre époque de bouleversements climatiques exclut de prendre cette question de la montée des eaux à la légère. Après deux jours de collecte de témoignages, Alice et Mélina commencèrent à douter du projet. La terreur dans les yeux des gens à la vue des lettres dorées « LA MONTÉE DES EAUX », et surtout le cynisme strident des témoignages qu’elles recevaient, les atteignirent avec une profondeur insoupçonnée. La candeur ressemble parfois à s’y méprendre à la maladresse. L’intention n’était pas d’aborder frontalement un sujet « environnemental », encore moins un sujet « alarmant ». Voulut naître en elles un sentiment d’imposteur·e, celui de ne pas être légitimes d’aborder ces enjeux environnementaux. Fallait-il donc, à ce stade, embrasser la cause environnementale?
À notre époque, ce sujet est tellement omniprésent qu’on peut même se demander s’il est possible d’en faire l’économie, dans quelque projet que ce soit.
Cette confrontation avec le point de vue du public les amena à raffermir leur angle d’approche. Elles reprirent du poil de la bête en prenant une décision qu’elles durent se répéter à plusieurs reprises par la suite : leur sujet était l’utopie. Ce qu’elles avaient à apporter, c’était une perspective. Et puisque le discours des gens s’enracine dans leur époque, le sujet des bouleversements climatiques en ferait partie, sans être l’exclusive focale. Il y a tant d’autres choses à aborder, qui sont, de toute manière, interreliées.
Alice avait abordé K. lors d’un jour de pluie où rien n’allait plus. Cette dernière s’était braquée à la proposition de discuter, paralysée par sa peur des bouleversements climatiques. Alice lui avait expliqué que le but de la discussion n’était pas de remettre en doute cet état de fait, mais plutôt d’imaginer ce qui pourrait être agréable, beau et joyeux pour le quartier dans ce contexte. K. n’avait pas l’air très inspirée et Alice est rentrée chez elle dépitée, se disant qu’elle préférerait largement ne rien faire plutôt que faire du mal. « Est-ce que c’est ça, mon rôle d’artiste, se disait Alice, de faire de la peine aux gens sans pouvoir les aider? » Toutefois, le lendemain, elle est retournée à la collecte, car elle croyait plus que tout au pouvoir de la parole et de la fiction. Et elle fut récompensée! K., pimpante, la retrouva et lui dit : « Écoute, j’ai pensé à ça et j’ai imaginé mon utopie. Ma vision est axée sur l’ancien cimetière Saint-Matthew… » et elle lui raconta ainsi pendant près d’une demi-heure les visions et les rêves qu’elle avait eu envie d’élaborer en réponse à sa réaction de repli de la veille.
« Ma vision est axée sur l’ancien cimetière Saint-Matthew. J’aimerais y installer un gros bateau pour en faire une ferme pour le quartier Saint-Jean-Baptiste, une ferme qui est complète avec tous les animaux qu’on doit avoir pour se nourrir, avec des œufs, etc., etc. Je vois un grand bateau avec des conteneurs, une ferme autant pour l’hiver que pour l’été, je vois les gens arriver là en bateau le matin, aller chercher leur lait, leurs œufs, il pourrait même y avoir une boulangerie sur un autre bateau. Il faut penser à notre hiver canadien, donc les bateaux pourraient geler là et les gens se promener, aller là directement. Pour la culture maraîchère, les toits seraient aménagés pour les oiseaux, pour nos animaux de compagnie, il pourrait y avoir des palissades qui relient chaque bâtiment pour qu’on puisse se promener. Moi je ferais des jardins flottants, des îlots flottants aménagés sur – peu importe – pour qu’on puisse avoir de la vie partout, amener les papillons, les insectes, les oiseaux, leur faire des îles flottantes. Il y aurait des plantes utilitaires, des plantes médicinales, aromatiques pour attirer les insectes, les guêpes.»
– Extrait du témoignage de K.
3. De l’utopie à la dystopie (et inversement)
La réflexion sur l’utopie a donc d’abord, en pratique, été alimentée par la dystopie. Lors des entretiens, les questions qui initiaient la discussion étaient les suivantes :
« Advenant que le quartier devienne une île utopique, comment est-ce que cela se passerait? »
« Qu’aimeriez-vous voir disparaître? Que souhaiteriez-vous conserver? »
Bien souvent, Alice et Mélina devaient baliser la perspective utopique tout au long de l’entrevue, puisque c’était leur parti pris, leur mise en situation. En premier, plusieurs personnes leur dessinaient d’atroces mondes apocalyptiques, des mondes qui exacerbaient les défauts de notre société actuelle, avec beaucoup de discriminations, de misère, d’ultra-technologie – étonnamment, cette dernière était davantage présente dans les scénarios dystopiques. En bref, ils·elles s’imaginaient devoir survivre au sein d’un environnement très hostile. Alice et Mélina, au fil de l’entrevue, leur demandaient :
« Qu’est-ce qui pourrait faire en sorte qu’on évite d’en arriver là? »
Par exemple, qu’est-ce qui éviterait que les riches s’approprient tout, causant misères, famines et luttes violentes? Lorsque la question était posée ainsi, les réponses étaient renversantes, car les gens, spontanément, avaient des solutions à proposer, comme si la simple question suffisait à relancer les dés du monde.
Accédez à la galerie visuelle de l’exposition en cliquant ici.
Extraits de témoignages
« Sur l’île de Saint-Jambe, plongeur·euse et scaphandrier·ère sont des métiers prisés et nombre d’objets hétéroclites sont ramenés des combles de “L’ancien monde”. On les expose pour ne pas oublier les erreurs du passé. »
« L’ascenseur du Faubourg, ça serait vraiment hot que ça descende dans l’eau. Mais l’ascenseur du Faubourg comme un genre d’aquarium géant. Je ne sais pas si on pourrait sortir ou si ça serait juste pour voir. »
« Les épaves de bateaux deviennent des refuges pour la faune marine, c’est elle qui reprend ses droits là-dedans. »
Un jour, quelqu’un a quitté l’entrevue en disant que jamais personne ne lui avait demandé de s’imaginer une utopie. À cet instant, Alice et Mélina comprirent qu’il est, ici et aujourd’hui, normal, trop normal, de s’imaginer le pire. Elles ré-entendent toutes les voix des gens qui leur ont dit et répété « oui, mais c’est de l’utopie ça! », avec un petit ton condescendant qui tuait dans l’œuf les idées positives et joyeuses.
Il est commun de penser qu’il est plus raisonnable de dresser une dystopie, alors qu’objectivement, l’utopie est aussi irréelle que la dystopie.
Notre univers culturel est saturé de fictions apocalyptiques et dystopiques, même le discours écologiste prend souvent le ton de la menace. Il est si commun de scénariser notre fin et notre effondrement qu’une discipline, la collapsologie, s’est fédérée autour de ces questions. Sans nier les risques qui pèsent actuellement sur l’humanité, le duo voulait inviter le public vers un imaginaire d’un autre type.
Lors de la conférence de la sortie de résidence, Alice dira : « L’utopie, c’est comme un grand cheval qui nous tire vers l’avant. » On pourrait donc aussi croire que la dystopie en est un, qui nous tire vers l’arrière. Au terme de cette conférence, des dames, jeunes et âgées, vinrent les voir, des étoiles et des larmes dans les yeux pour leur offrir leur aide, parce que selon elles ces rêves utopiques étaient incontournables pour la suite du monde.
4. Le quartier comme matière première
« En fait, vous êtes tout le temps en train de jouer »
– Raphaël Ramirez, médiateur culturel
Le processus de collecte de témoignages s’est ainsi révélé être un point de départ exceptionnel dans la création, d’abord par la rencontre qu’il a permis avec les gens du quartier et leurs paroles. Ils·elles se rêvaient, se jouaient ils·elles-mêmes, rajoutant une couche de fantasme et de fantaisie à leur vie quotidienne. Auprès d’eux et d’elles, de nouveaux mondes émergeaient. Il s’imposa à Alice et Mélina qu’elles ne pouvaient plus simplement « en faire à leur tête ». Elles eurent le sentiment qu’elles devaient honorer les témoignages reçus ainsi que la confiance qui les accompagnait. Cela prit quelques mois avant que la centaine d’heures d’entrevues, qui semblait écrasante sur le coup, soit digérée et rejaillisse en un imaginaire propre au projet.
Le duo travailla au plus près de l’écriture de plateau, en composant avec la matière qui était là. Il s’agissait de se mettre à l’écoute de ce qui émergeait pour en faire un spectacle.
Le plateau, dans ce cas-ci, c’était le quartier, qu’Alice et Mélina accompagnaient pour qu’il joue son propre rôle.
Écouter ce qui émerge d’un quartier qui se performe, ça prend plus que des oreilles, ça nécessite de concevoir chaque récurrence comme une fibre à tisser et chaque bizarrerie comme un joyau potentiel. Cette réceptivité constituait l’angle d’approche pour tous les plans du projet, de la collecte de témoignages aux rencontres impromptues, en passant par les propositions des performeur·es ainsi que la recherche des lieux dessinant le parcours. Alice et Mélina découvrirent par exemple que, sur l’île de Saint-Jambe, on joue de l’harmonica. Trois performeur·es, qui ne s’étaient pas consulté·es, l’avaient proposé, l’un·e à la suite de l’autre. Enthousiasmées par leur idée sur le coup, ce n’est que plus tard qu’elles virent ceci comme un moyen d’appuyer la trame du spectacle, tout en permettant à un « fait culturel » de se manifester.
Ce « plateau » a été érigé à coup de « OUI », grâce à tous les lieux qui furent prêtés. C’est ainsi que cet espace-personnage, Saint-Jambe, avec sa scénographie singulière, joua à organiser les rencontres « fortuites » qu’allaient faire les spectateur·ices.
Pour en savoir plus :
Qu’est-ce que les Saint-jambien·nes qui ont accepté de prêter fenêtre pour l’exposition ont à dire? Découvrez-le en écoutant ces capsules audio réalisées par Simon-Olivier Gagnon, Mélina Kerhoas et Raphaël Ramirez.
Au cours de la collecte, Rosalie Beaucage a offert son rêve d’une échassière approchant de l’île. L’idée a mûri et après diverses hypothèses, elle est ressortie et s’est transformée en une invitation à Josette Lépine, qui l’a incarnée avec brio au cours de la déambulation. Elle est ainsi devenue, sous la plume d’Alice et les projections de Mélina, une postière veillant autour de l’île en récoltant des phrases de sagesse déposées par la mer.
Les rencontres avec Josette, dans le stationnement même où elles allaient présenter le numéro, ne manquaient pas de charme. Quelques noctambules s’extasiaient devant la beauté de la scène découverte au hasard d’une promenade au clair de lune. Le stationnement en question, avec ses mini-lampadaires, ses rosiers débordants et la vue qu’il offrait sur les toits, était des plus cozy.
Il faut dire qu’au cours de cet été pandémique [2020], les divertissements en chair et en os se faisaient rares dans la ville. Le duo avait donc le champ libre pour semer le doute entre fiction et réalité, travaillant à rendre poreuses les frontières entre ces catégories. Bien simplement, les artistes de La montée des eaux eurent l’air de jouer dehors d’une manière fantasque. Ils·elles vaquaient alors – souvent sans en avoir l’air, tant leurs actions se fondaient dans le registre performatif habituel du quartier – aux préparatifs du spectacle et ils·elles devaient être dehors en raison du virus. En voyant ces personnes qui égayaient un coin de rue la nuit, un passant déclara : « MAUDIT QUE J’AIME MON QUARTIER! ». En de tels moments, il devenait clair que le « spectacle » – et ce qui le précédait – ne constituait pas une finalité, mais plutôt un moyen de faire mousser une vie de quartier enrobée d’un imaginaire commun.
En quelque sorte, le spectacle avait déjà commencé bien avant la première. Il se rejouait et se déjouait à la faveur de chaque toquage de porte et de chaque rencontre à bicyclette.
La troupe de performeur·euses, qui prenait forme, commençait à se rendre compte de l’aspect performatif qu’il y avait à arpenter le quartier continuellement. Le travail artistique s’inscrivait en effet dans le spectre de la quotidienneté, mettant en lumière, par exemple, que la personne qui vend le pain à la boulangerie est aussi un·e poète. À mesure que le tracé de leurs pas imprégnait le trajet de La montée des eaux, à mesure que l’on remarquait leur présence et que les relations se tissaient, Saint-Jambe s’incarnait, car Saint-Jambe, c’est avant tout un lieu où règne le plaisir d’être et de faire ensemble. Alice et Mélina se dirent que par la troupe se réalisait peut-être déjà l’utopie de l’île, ouvrant la porte à la réalisation de toutes les autres utopies.
Au passage du cortège, les gens sortaient volontiers à leur balcon, ébahi·es et enjoué·es, pour écouter la fanfare accompagnant la marche, et c’était peut-être eux et elles, le vrai spectacle à regarder! Des habitant·es aux fenêtres se réjouissaient, dansaient, répondaient aux grands signes de bonjour des performeur·es – comme si nous nous connaissions tous et toutes. Soudain, deux canoéistes en portage traversaient la rue, marquant un point tournant dans la compréhension du public : la frontière entre la réalité du quartier et les réalités du spectacle se brouillait. Entre les représentations, des enfants en pyjama venaient essayer des instruments inventés par un performeur, un habitant offrait un feu de bengale, les affiches « Ne pas nourrir les baleines » étaient photographiées, si bien que les gens en venaient à croire que le déménagement d’une laveuse constituait un moment fort du spectacle! À ce moment-là, l’objectif avait été atteint : TOUT était digne d’être un spectacle!
5. La prophétie saint-jambienne comme une prémonition de l’isolement pandémique ou quand l’espace public vient du privé
La crise sanitaire a offert au projet une réception tout à fait inenvisageable. D’abord, le format imaginé pour La montée des eaux se prêtait étonnamment bien aux restrictions sanitaires : exposition par les fenêtres et parcours extérieur. Le duo, fort de son indépendance, choisit contre vents, vagues et marées, de porter le projet, qui occupa une place laissée quasi-vide dans l’espace culturel de la ville.
Les habitant·es du quartier étaient disponibles pour le projet, enthousiastes de pouvoir participer à quelque chose de joyeux. L’isolement insulaire de Saint-Jambe, en plus de faire un clin d’œil à la solitude qui accable notre société, faisait aussi écho à leur confinement et à la situation dans laquelle ils·elles étaient plongé·es. Par exemple, l’autarcie de l’île imaginaire mettait en lumière les vertus de l’autosuffisance alimentaire, dont il avait beaucoup été question au cours du printemps 2020. De plus, l’après-crise dans laquelle s’inscrivaient les paysages saint-jambiens était interprétée dans la perspective d’une sortie de crise sanitaire, suscitant de l’espoir pour le futur et une certaine ouverture au changement.
Nombre d’embûches administratives apparurent bien vite sur la route du projet. Rapidement, le duo, qui prévoyait des performances dans des parcs et espaces municipaux, dut se résoudre à ce que la Ville de Québec ne s’associe pas au projet. Si, en temps normal, ce type de partenariat pouvait déjà se révéler complexe, à l’été 2020, la complexité habituelle était amplifiée par le flou et la charge de responsabilités liée à la situation sanitaire. En temps normal, pour faire les choses en bonne et due forme, il fallait par exemple s’adresser à trois comités différents pour pouvoir jouer sur le parvis de l’église; pour faire un numéro dans le cimetière Saint-Matthew, attenant à la bibliothèque du quartier, il fallait faire approuver le projet par un·e archéologue, etc.
Il y avait, sans surprise, matière à se poser de sincères questions sur la gestion de « l’espace public ». Cette question était d’autant plus brûlante que les espaces intérieurs n’étaient officiellement plus des lieux « publiquement » accessibles.
Devant cette impasse, Alice et Mélina se tournèrent rapidement vers des lieux ouverts appartenant à des citoyen·nes. Ainsi, le spectacle entra dans le domaine du spectacle privé, dans un côtoiement (léger) de l’espace public, car il fallait bien emprunter le trottoir pour passer d’un lieu privé à un autre! Au total, une cinquantaine de citoyen·nes consentirent à prêter une ruelle, deux balcons, une terrasse, trois stationnements collectifs (chapeau à ces automobilistes qui durent déplacer sept fois leur voiture!), deux rangements, onze fenêtres et bien plus. Sept personnes, tout au long du trajet de la déambulation, offrirent aussi accès à l’électricité. Ce procédé, qui impliquait moult démarchages, se révéla toutefois plus efficace que ne l’aurait été une collaboration avec la Ville. Cette dernière, bien que favorable à La montée des eaux, ne pouvait pas agir assez vite pour les besoins du projet, ralentie qu’elle était par sa lourdeur administrative à laquelle s’ajoutaient les aspects relatifs à la pandémie. Le soutien de tant de citoyen·nes rendait aussi le projet beaucoup plus solide. De cela s’est dégagé une force qui a raffermi les liens, donnant le cœur de mettre le pied sur la frontière d’un espace dit public, mais qui se révèle légalement ne pas être un espace commun.
C’est ainsi, paradoxalement, mais en toute cohérence, que le vrai charme de Saint-Jambe a pu se révéler.
D’un point de vue esthétique, cette alliance citoyenne permit de mettre en valeur le fait que Saint-Jambe est une île où la nature reprend ses droits, pour le plus grand bien de tous et toutes. Les ruelles, cours et stationnements qui ont accueilli les performances étaient habités par cette nature qui foisonne dans les interstices, pleine de promesses. Ces herbes folles, ces fleurs sauvages, ces arbres miraculés, pêle-mêle, juraient avec l’aspect propret des grandes artères de Québec. Ces lieux un peu en retrait proposaient déjà, d’eux-mêmes, une dramaturgie singulière, qui ne manqua pas de produire son effet.
Ainsi, lors de la déambulation, les spectateur·trices se sont promené·es dans leur quartier fantasmé en découvrant des recoins qu’ils·elles ne connaissaient parfois pas, en ayant l’impression d’être ailleurs tout en étant chez eux et elles. C’est qu’ils·elles redécouvraient leur quartier devenu une île.
6. En guise de conclusion : le paradoxe est là; paradoxalement.
Les Tyroliennes saint-jambiennes, de 2016 à 2019, ont tourné avec deux spectacles de « salon » ou de « jardin ». Cette formule leur avait déjà permis de relever un paradoxe : la dénomination spectacle privé semblait contradictoire avec le fait que ces lieux de représentation donnaient accès à un public... plus public qu’en des lieux conventionnels de spectacles.
En effet, cette façon de faire permettait aux Tyroliennes de se produire devant des gens qui ne seraient peut-être jamais allé·es au théâtre.
Toutefois, ayant été invité·es dans le salon de leur proche, ils·elles faisaient le pas d’aller voir un spectacle de rétro-projections et poésies. Ce confort familier est de surcroît plus accessible aux personnes âgées. Ainsi, ce qui, dans une salle conventionnelle, aurait touché un public assez restreint ayant un goût pour l’art expérimental, touchait, dans le salon des gens, un public plus hétéroclite. Cette formule offrait de plus une ambiance de proximité, propice aux échanges. Le fait d’aller rencontrer le public en des lieux de la vie quotidienne donnait l’impression au duo de rencontrer plus intimement les gens.
Elles avaient ainsi le sentiment de retourner vers des traditions culturelles que la post-modernité désignerait comme étant populaires. Pour elles, la culture, bien plus qu’un acte de consommation, constitue un fruit de la société humaine, dans tout ce qu’elle implique d’interrelations. Ainsi, cette conception de la culture s’apparente à une façon de faire société, ensemble, grâce aux histoires que l’on se raconte et aux échanges qui tissent le filet social. Le duo découvrit qu’un fil relie ce que l’on désigne comme étant explicitement politique aux normes culturelles que l’on élabore en recevant de la visite chez soi. Elles décidèrent, armées de leur archet, de jouer sur cette corde et d’observer les résonances engendrées de part et d’autre.
Fortes de cette expérience, Alice et Mélina, avec le projet La montée des eaux, n’hésitèrent pas à exploser les murs du salon pour s’établir au grand air. Ce faisant, elles prenaient position pour un art de quartier, participatif, inventif et émancipateur. Cette aventure les amena à souhaiter que chaque quartier se dote d’un organisme communautaire ET culturel pour accompagner les citoyen·nes dans des projets qui font fleurir l’imaginaire collectif.
7. Générique final
La montée des eaux
Septembre-octobre 2020, quartier Saint-Jean-Baptiste, Québec
Un projet dirigé par les Tyroliennes saint-jambiennes
Alice Guéricolas-Gagné & Mélina Kerhoas
Illustrations : Sébastien Brunel
Co-organisation : Raphaël Ramirez
Direction technique : Lorena Bouchard-Mugica
Régisseure : Danielle Bertrand
Captation et montage : Marie-Chloé Racine
Documentation photo : Débora Flor
Graphisme : Julien Dallaire-Charest
Guides musicaux : L’Ensemble klezmer de Sainte-Nigoune
Radio Saint-Jambe : Jordan Jack
Canoétistes en portage : Sami-Jai Wagner-Beaulieu, Élia Wagner-Beaulieu, Michel Beaulieu et Ève Tremblay
L’Académie des Beaux-Arts Saint-Jambe
Maître : Kaël Mercader
Assistant : Antoine Sirois
La postière de l’île
Interprétation : Josette Lépine
Projections : Mélina Kerhoas
Texte et interprétation : Alice Guéricolas-Gagné
Duchesse de Saint-Jambe : Hélène Matte
Duchesse de la Cité sous-marine : Alix Paré-Vallerand
J’ai du mal à croire aux bleuets
Scénographie et dramaturgie : Aglaë de la Taïga
Mise en scène et interprétation : Lauriane Charbonneau
Interprétation : Mathilde Ouellet et Heidi Brown
Assistance : Maya Guy
Artistes à tout faire : Laura Dp et Eve Mequignon
La sorcière de Saint-Jambe : Clara Barbieux
Dessins du kamishibaï : Crystin
Les musiciens de la ville engloutie : Yohan Bonnette (guitare) et Michel Côté (maïkotron)
Accueil des journalistes internationaux : Margo Ganassa
Pêcheur au banjo : Pierre-Antoine Tanguay
Introduction à la naissance de l’île
Texte et interprétation : Alice Guéricolas-Gagné
Projections : Mélina Kerhoas
Merci à tous·tes les enthousiastes qui ont prêté fenêtre, cour, stationnement ou rallonge à l’initiative! Merci aussi aux bénévoles qui ont rendu la déambulation possible!
Contactez-nous à iledesaintjambe@gmail.com
GUÉRICOLAS-GAGNÉ, Alice et Mélina KERHOAS (2021), « L’île de Saint-Jambe : là où l’utopie chatouille la métaphore : Retour sur une exposition et un spectacle à ciel ouvert dans le quartier Saint-Jean-Baptiste, à Québec », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/recit-de-pratique-article/lile-de-saint-jambe-la-ou-lutopie-chatouille-la-metaphore