Mention
Pour une écoute optimale, l’artiste vous invite à vous munir d’écouteurs lors du visionnement de la vidéo.
Erin Gee utilise des techniques d’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response) afin de stimuler le système nerveux des auditeur·trices de la vidéo. L’artiste parle doucement, voire chuchote à plusieurs moments de la captation. La présence d’un micro accentue les sons ambiants, qu’elle prend parfois le soin d’amplifier (claquement de doigts, clappements de langue, souffles, légers sifflements, etc.)
Transcription
Quand je travaille avec l’intelligence artificielle dans ma pratique artistique, c’est parce que cela m’inspire à remettre en question les relations hiérarchiques et binaires entre l’émotion et l’intelligence. Dans l’idéal, je souhaite que la pensée et l’émotion ne fassent qu’un. Je travaille avec la technologie pour créer des expériences, pour performer (enact) des possibilités et pour voir comment cela peut se produire.
Au XIXe siècle, le philosophe occidental René Descartes a prononcé la célèbre phrase « Je pense, donc je suis ». Cette phrase a été utilisée pour définir l’ensemble de l’activité humaine à travers le prisme de la rationalité occidentale, justifiant l’injection d’immenses ressources dans certains types de technologies humaines tout en sous-estimant la mesure dans laquelle la pensée est largement automatique, inconsciente et sous l’influence de facteurs sociaux et émotionnels complexes. L’intelligence artificielle (IA) est la plus récente des sciences-fictions qui a exercé une puissante influence sur les organismes de financement, les programmes de recherche, la surveillance, l’art et la créativité, largement alimentée par l’illusion que lorsqu’une machine atteindra les fonctions intelligentes d’un être humain, elle ouvrira une ère de prospérité et de potentiel humain insoupçonnés. Les féministes ont longtemps critiqué les systèmes occidentaux, leurs valeurs rationalisées et leurs appels à la « neutralité », recherchant des systèmes de valeurs alternatifs qui s’écartent du rejet de l’universalité en faveur de l’expérience subjective, située et vécue, fondée sur l’expérience émotionnelle et les liens affectifs au-delà du rationnel.
Dans mes performances, je vocalise les sorties textuelles d’une IA entraînée par Sofian Audry dans un style vocal ASMR qui est hautement textural, affectif, social et interactif. En adoptant une posture de soin, du care, j’explique à l’auditeur·trice qu’en assistant à mes performances vocales où une IA apprend et désapprend le langage, iel suit un traitement neurolinguistique subtil qui reconditionne son cerveau vers une plasticité accrue. Je ne nie pas que cela semble farfelu, mais je ne pense pas que la véracité de ces affirmations puisse être confirmée ou réfutée.
Je performe les sorties textuelles de l’IA dans un style ASMR , car ce style de performance a un impact physiologique sur l’auditeur·trice par le biais de déclencheurs psychosomatiques et d’interactions sociales simulées. En travaillant directement avec ces types de déclencheurs, j’adopte des stratégies féministes et performatives. L’approche artistique avec l’IA que je privilégie rend possible le développement d’autres moyens d’accéder à la pensée et d’élargir nos expériences de l’intelligence.
Plutôt que d’exprimer cette dimension affective comme non technologique, j’ai adopté l’utilisation de biocapteurs dans plusieurs de mes autres œuvres. J’utilise des techniques de biofeedback comme moyen de rendre lisibles l’affect et ses effets sur le corps ou pour démontrer les limites de la quantification des données. La traduction de l’émotion en matières sonores détient une influence réduite sur les battements du cœur, la respiration et la conductivité de la peau, mais ce même type de réduction est accepté et adopté par l’intelligence artificielle. J’adopte une posture ambivalente face à ces technologies, mais je suis en faveur de leurs utilisations dans un contexte social où ce sont les humain·es, dans un cadre critique, qui peuvent produire et lire leurs propres données. Par exemple, en faire l’expérience dans un jeu vidéo, écouter un cœur d’enfant ou encore une paire de participant·es qui se touchent les mains afin de déclencher des réactions physiologiques.
Si l’on considère la division entre les sentiments et la pensée, et la manière dont le langage a historiquement séparé ces deux catégories selon des frontières genrées et raciales, on se rend vite compte que notre imaginaire culturel de la technologie et de son caractère « intelligent » ou « émotionnel » est une lutte très complexe, politique et humaine.
En utilisant des approches féministes de ces technologies, par exemple en utilisant des algorithmes dans mes appareils de biofeedback affectif bricolés uniquement pour mesurer les corps par rapport à eux-mêmes, plutôt que d’utiliser l’IA et les données massives (Big Data) pour construire une « intelligence » ou un « corps » abstraits et universels faisant autorité, j’espère que mon travail pourra développer des fictions scientifiques féministes qui mettent en valeur un développement technologique qui embrassent la performance, l’artificialité, l’émotion, les sincérités ambiguës et les relations profondément personnelles avec les données qui sont de nature queer et centrée sur la réduction des préjugés.
GEE, Erin (2022), « Vers une intelligence artificielle douce et psychosomatique », L’Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/vers-une-intelligence-artificielle-douce-et-psychosomatique