Ce texte et la vidéo attenante portent sur la recherche-création à propos des matières résiduelles, réalisée pendant une période de dix ans avec Ælab ma cellule de recherche en art cofondée en 1996 avec le compositeur et spécialiste en son immersif Stéphane Claude. La méthode documentaire d’Ælab saisit sur le vif les opérations des lieux d’enquête, afin de créer de manière expérimentale avec la photo, l’audio et la vidéo. Les modes d’opération des lieux de traitement des matières résiduelles ou la pollution se sont décliné en structurations des cinq œuvres de la pentalogie.
Mais avant d’en présenter les prémisses, je reviens brièvement sur un projet intitulé DATA (2003-2008) pour élucider mon intérêt pour les matérialités et pour tracer comment le stylet est arrivé dans ma pratique de la performance audiovisuelle. Le projet DATA a d’abord été réalisé auprès des scientifiques Vicki Meli et Bruce Lennox dans le cadre d’une résidence au Nanolab du département de Chimie de l’Université McGill à Montréal et a fait l’objet de plusieurs œuvres pendant une période de cinq ans. Le laboratoire nous a donné un accès direct aux problématiques de l’assemblage moléculaire des matérialités dans leurs composantes chimiques, géométriques et énergétiques. Le microscope à forces atomiques (AFM) est muni d’une sonde, et par le balayage de la pointe du levier optique sur l’échantillon, sa hauteur, sa friction et son magnétisme peuvent être mesurés. Ma fascination pour le microscope à forces atomiques s’est répercuté dans mon intérêt pour le stylet et la tablette graphique qui sont au cœur des expérimentations de la pentalogie. Le dessin avec le stylet permet l’événement de la performance, la composition en direct de l’image, de la lumière, du lieu, des matériaux et du texte combinés avec le travail sonore et les gens. C’est en 2006 qu’a commencé l’étude d’Ælab des divers modes d’opération des matières résiduelles et de la pollution : le traitement des eaux usées, le lieu d’enfouissement technique des déchets, ainsi que la pollution atmosphérique et électromagnétique. En alliance avec la philosophie processuelle de Félix Guattari et de Gilbert Simondon, Ælab s’est penché sur ces traitements et procédés, pour contrer un sentiment d’impuissance face aux accumulations.
Commençons par caractériser la relation et l’information dans la pensée de Gilbert Simondon, les deux notions étant activées par ce philosophe des sciences dans sa théorie de l’individuation où il importe de spécifier qu’il n’y a pas d’individu (humain ou technique) prédonné. Le mot information a deux sens souvent confondus : le premier, étymologique, signifie l’organisation d’une matière ou la prise de forme (l’in-formé); et le deuxième sens est l’action de communiquer une connaissance (l’informatif). Simondon met ainsi en lumière un processus, en s’éloignant d’une communication unidirectionnelle. Ainsi pour Simondon, « l’être » ou en d’autres mots, la relation, s’élabore à chaque instant et contribue sans cesse au devenir, par le milieu de la rencontre, par le milieu de la relation. Comment caractériser le milieu? L’usage qu’en fait Simondon dynamise sa portée : il s’agit de saisir les relations à partir du milieu actif, où peut surgir la relation de différences. Le milieu et l’individu (humain et technique) participent activement à leurs modulations respectives. Les technologies sont des coévolutions entre humains et environnement par le milieu, sous le moteur de la créativité et générant des ponts pour l’agir. En fait, tout se passe au seuil d’une nouvelle information qui les traverse, soit le potentiel qui les pousse à sortir d’eux-mêmes en modifiant leurs limites.
C’est ainsi que lors de notre résidence au Nanolab, la visualisation des matérialités avec les microscopes a provoqué en nous, de manière inattendue, un désir de mettre l’art en résonance avec les énergies des matérialités déchues. Nous nous sommes ouverts aux opérations des déchets. Contre toute préconception et tout préjugé, c’était étonnamment stimulant.
À présent, j’aborde les cinq œuvres de la pentalogie.
light, sweet, cold, dark, crude LSCDC (2006-2014) est un cycle de microévénements audiovisuels avec dessin, vidéo, son, et lumière portant sur le traitement des eaux usées. On s’est d’abord penché sur les Eco-Machines du biologiste John Todd. Les bassins comprennent bactéries, algues, plantes et génèrent une chaîne de relations. Ce sont des écosystèmes miniatures qui vivent grâce à la photosynthèse. Sans ce que soit planifié, nous avons fait des tournages dans divers déserts aux États-Unis durant la même période. Le mot désert en anglais ancien est « wastum » ou « waste » : désignant un espace perdu, car vide d’humains. Le désert fait preuve néanmoins d’une incroyable créativité avec très peu d'eau. Par la suite, les opérations de la Station d’épuration des eaux usées de Montréal se sont rajoutées. Avant les années 1980, les eaux usées étaient évacuées directement dans le fleuve Saint-Laurent. La construction de cette station en 1984, il y a trente-cinq ans, répondait au besoin urgent de modifier cette pratique.
LSCDC est la première œuvre de la série où le stylet est au centre actif des relations, des différences. Il y a expérimentation avec les fentes, entre écrans de projection, entre les miroirs, entre les plantes, entre les bassins et entre les systèmes audio qui séparent et relient les opérations. Mise à l’épreuve d’abord dans une maison en perturbant son eikos, huit versions de l’œuvre ont vu le jour à Montréal et à l’international : dans un théâtre, des salles de conférences, un jardin botanique, un terrain vague. Chaque fois l’œuvre changeait.
Dans la philosophie de l’individuation de Gilbert Simondon, les technologies ne sont pas au service de l’humain. Les technologies peuvent être des « individus », car elles se transforment, rythmées par les environnements physiques et les humains qui les coproduisent. Simondon a élaboré un « mode d’existence des objets techniques » dans son livre éponyme de 1958 qui a nourri ma réflexion portant sur le stylet. Pour ce philosophe, l’objet technique contient de l’humain et du naturel et pour comprendre son évolution, il s’agit d’en discuter en termes de problème rencontré, posé et résolu.
Je suis intéressée par le stylet, ce qu’il donne à dessiner. Son étymologie en latin signifie tige de plante, pieu ou poinçon. Les stylets de l’antiquité étaient faits de roseau, taillés aux bouts en pointes et en aplat. Au 17e siècle, le stilet désignait « un poignard à lame étroite et très pointue » et la guérison des plaies était compromise par cette lame redoutable. Le crayon optique (light pen) est une interface graphique conçu par Ivan Sutherland en 1963 pour le premier programme graphique de l’ordinateur TX-2. Le crayon optique a contribué à un nouvel échange entre humain et ordinateur qui se perpétue aujourd’hui. Le stylet est à présent augmenté de résonance électromagnétique. Il est plus précis que le doigt à l’écran tactile.
Dans mon travail artistique, le stylet occasionne le contact avec les résidus et la pratique artistique et les propulse ailleurs, où l’art génère une relation avec des questions collective plus larges. Les multiples écrans et les fragmentations proposent une nouvelle ouverture pour les déchets de l’eau, les agençant avec le son, le lieu, le texte, la lumière et les interstices des flux vidéo, troués, composés en direct par l’action du stylet empreinte d’une vibration.
Des traitements des eaux usées, passons maintenant à la zone mitoyenne entre Terre et Cosmos par une réflexion traitant de la pollution atmosphérique. La perturbation – ou l’information – ayant occasionné l’installation médiatique L’espace du milieu (2011) est une photographie prise par les astronautes en 1984. L’œuvre était d’abord une projection architecturale de particules en imagerie 3D sur les fenêtres de la Fonderie Darling, une galerie à Montréal, une émanation de l’intérieur de l’édifice. Les animations jouent sur des lignes de forces dessinées avec le stylet, les gaz, les vapeurs et les fumées informatiques. Nous avons aussi fait basculer l’axe vertical de la photo en zones multiples dans la petite galerie. Les échafaudages, utilisés en construction, en rénovation et aussi dans des situations d'urgence, créent une architecture temporaire. Les tulles noirs créent de l’interférence avec les lumières DEL, les animations de particules et les courants d'air des ventilateurs. Trois systèmes sonores sont simultanément actifs : une « chambre noire » avec des haut-parleurs tactiles sous une plateforme, un système sonore surround 4.1 avec une chaise et des enceintes planars qui donnent une sensation d’élévation spatiale. Les visiteurs sont invités à se déplacer, à se coucher ou s'asseoir dans les zones. Divers capteurs tiennent compte de l’activité qui s’y déroule. Le vernissage de l’exposition était le 11 mars 2011, le même jour que la catastrophe nucléaire de Fukushima. La tragédie continue.
Les expérimentations artistiques d’Ælab se poursuivent avec la production de l’œuvre Forces et milieux (2011) et l’enquête au lieu d’enfouissement technique de déchets (LET) situé à Lachenaie, au nord-est de Montréal, où nous avons analysé toutes ses opérations : transport, étalement, écrasement, stratification, production de lixiviat, de méthane et d’électricité. Le surplein de la consommation/production capitaliste effrénée, et le bas fond, le creux de l’amoncèlement indifférencié du lieu d’enfouissement technique de déchets. Explicitons ce qui fait du surplein des déchets un excès de potentialité. Les déchets deviennent potentialisés par la nouvelle relation; autrement dit, les déchets eux-mêmes ne sont pas le potentiel – le potentiel vient de la nouvelle relation. C'est dans leur rapport à la démarche artistique technologique que les déchets accèdent au potentiel, l'individuation que l'art produit avec eux. Dans l’installation performative Forces et milieux, ce qui est habituellement inaccessible, fermé, scellé, devient expérience d’ouverture processuelle. La « chambre noire » avec haut-parleurs tactiles est installée de nouveau et donne un ancrage physique fort aux visiteurs. Le stylet de la tablette graphique est agencé aux lumières rotatives qui donnent une nouvelle découpe du lieu de présentation. Les tulles noirs et les écrans jouent sur la référence à l’étymologie du mot perspective, c’est-à-dire perscapere – ce qui signifie « passer à travers ».
Dans son avant-dernier livre, Les trois écologies (1989), Félix Guattari a pensé l’eikos en tant que questionnement en train de transiter au travers de situations particulières et avec des répercussions plus larges. Les crises de l’environnement se répercutent dans des crises sociales, politiques et existentielles qui sont de plus en plus répandues. Les trois écologies regroupent trois dimensions, soit le mental, le social et l’environnemental. En tant que sensibilité traversée par la différence, par l’in-formation – le potentiel émergent est actualisé, la solidarité de la relation entre les trois écologies.
Milieux associés (2014) est une installation médiatique et performative. L’œuvre explore de nouveau les opérations du lieu d’enfouissement technique de déchets et la relation entre technologies et matérialités, dans un nouvel agencement de toutes les œuvres antérieures de la série. Il y a la vidéo, la membrane plissée de couleur or et argent qui bouge sous les impulsions d’air et qui diffracte la vidéo partout dans l’espace. La space blanket développée par la NASA vient perturber la démarche avec les matières résiduelles et relance les processus de création. La membrane plissée performe plusieurs choses en même temps : elle réfléchit, elle diffracte et elle voile le flux vidéo, elle ne génère aucune forme précise mais bien une vibration, des contours mobiles qui n’enferment rien. La membrane tourne, les visiteurs tournent autour d’elle, elle fait dévier lumières et images, elle émet sa propre sonorité de par sa légèreté plissée et ondulante. La nuit, la projection sur les fenêtres du Centre Phi à Montréal se déverse dans la rue et la membrane continue à générer une nouvelle fente.
Dans ce grand travail de recherche-création, l’oeuvre ne « parle » pas au nom des matières résiduelles. C’est le résidu qui a une action sur la pratique artistique, car leur relation circule de manière inusitée au travers et entre les situations, les actions, les gens, les machines. Une zone d’échange s’ouvre des situations concrètes rencontrées avec les actants qui changent la pratique artistique, au-delà de l’expérience dite inviduelle. Par l’acte artistique cocréé, le résidu touche à une nouvelle énergie qui se déploie et se déplie au travers de la rencontre avec les arts technologiques.
Irradier.Irradiate (2015-2017), le dernier segment de la pentalogie, est conçu avec l’artiste et programmeur Guillaume Arseneault. Ce sont toutes les œuvres antécédentes qui ont ouvert cette recherche, différente et semblable. Irradier traite des émanations électromagnétiques venant du nombre élevé d’appareils qui sollicitent les antennes-relais et les radiofréquences utilisées par la télévision, la radio, la téléphonie mobile, le WiFi, les services de secours, etc. Le titre de l’œuvre provient d’un verbe : lorsque intransitif, il signifie rayonner, se propager, briller et, lorsque transitif, il signifie s’exposer à des radiations. Il s’agit d’une projection architecturale grande échelle d’une ligne modulée par des forces environnementales en direct – le vent et les radiofréquences – génère une nouvelle expérimentation des préoccupations des projets antérieurs. Le dessin s’accomplit grâce à l’agencement du vent à une antenne et le logiciel libre de radio Web GQRX-SDR développé au Danemark. L’architecture du pavillon du Président-Kennedy de l’UQAM devient un immense récepteur radio, de toutes les radiofréquences communes et actives à la place des Festivals à Montréal, elles sont toutes présentes en même temps mais une seule est visualisée à la fois. La projection architecturale performe avec l’antenne et les ondes; à présent c’est la fine pointe de l’antenne qui recueille et dessine l’onde. Je suis ailleurs dans l’agencement.
En résumé, l’action des informations sont devenues les œuvres de la pentalogie. Chaque fois, la création artistique a été changée par la relation entre lieux, procédés et situations. Les œuvres ne sont pas un commentaire sur les modes d’opérations des matières résiduelles ou de la pollution, les modes d’opérations sont le tissu même des œuvres, leur conceptualisation et fabrication : ce qui se passe et ce qui passe de l’un à l’autre : la fascination pour le fonctionnement du microscope à forces atomiques s’est étendue dans le désir de travailler avec le stylet, qui a été a été transformé par l’arrivée de l’antenne; un appel à projets sur l’importance de l’eau ouvrira sur une décennie de productions qui commencent dans l’eikos fissuré d’une maison; une phrase du biologiste John Todd « waste is incomplete design » relancera la relation entre dessin et stylet; une photo prise par des astronautes provoquera la création d’une installation sur la pollution; les expérimentations avec les traitements des eaux usées et la pollution atmosphérique déclencheront l’intérêt pour les opérations du lieu d’enfouissement technique de déchets; l’architecture et l’emplacement du pavillon Président-Kennedy de l’UQAM ainsi que le logiciel libre ouvriront la voie à l’expérimentation avec le vent et les radiofréquences.
Chaque oeuvre est la rencontre de forces entre les matérialités déchues et les matérialités des installations : miroirs, écrans, tulles, space blanket et architectures. Ainsi l’activité vibratile du dessin rejoint l’activité vibratile des matérialités et des technologies vidéo, capteurs, lumière et audio réunies.
Ainsi se crée une relation nouvelle entre l’art technologique et le résidu, au travers du milieu actif de leurs différences. Dans la pratique d’Ælab, il s’agit ainsi d’expérimentations qui sont guidées par la philosophie, mais non pas en tant que discours global : l’art a un rôle à jouer, celui d’une nouvelle sensation avec le déchet.
Photo de couverture : Ælab au Lieu d'enfouissement technique de déchets (2011). Photo de Jacques Perron.
Bibliographie
Ce texte est recomposé à partir de ma thèse de doctorat, sous la direction de Brian Massumi, où les questions sont traitées en plus grand détail. Voir Gisèle TRUDEL (2016), Dessiner une écosophie transductive: matières résiduelles, milieux associés, arts technologiques, thèse de doctorat, Université de Montréal, http://hdl.handle.net/1866/18444.
CENTRE NATIONAL DE RESSOURCES TEXTUELLES ET LEXICALES (2012), STYLET: Étymologie de STYLET, http://www.cnrtl.fr/etymologie/stylet
GUATTARI, Félix (1989), Les trois écologies, Paris, Galilée.
JEAN, Georges (1987), Writing. The Story of Alphabets and Scripts, New York, Harry N. Abrams.
JOHN TODD ECOLOGICAL DESIGN (s. d.), Eco-machines et le biologiste John Todd, https://www.toddecological.com/
SIMONDON, Gilbert (2005), L'individuation à la lumière des notions de forme et d'information, Grenoble, Éditions Jérôme Millon.
SIMONDON, Gilbert ([1958]1989), Du mode d'existence des objets techniques, Paris, Aubier.
SUTHERLAND, Ivan (1963), Sketchpad: A man-machine graphical communication system, (Doctor of Philosophy), Cambridge, Massachusetts Institute of Technology.
TRUDEL, Gisèle (2020), « Une relation étonnante entre arts technologiques et résidus », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/une-relation-etonnante-entre-arts-technologiques-et-residus