Trois personnes s'entrainent dans un studio.

Territoires partagés : de l’écologie des pratiques d’entraînement en danse au Québec

Territoires Partagés

En novembre 2018, je lançais le site Internet Territoires partagés dans le cadre d’un projet de recherche sur la formation et l’entrainement des danseur·euses contemporain·es au Québec (page FRQSC du site Territoires partagés). Cette aventure a été réalisée en collaboration avec Erin Flynn et Natalie Zoey Gauld, toutes deux étudiantes à la Maitrise en danse à l’UQAM, danseuses et enseignantes, et Alexis Trépanier, artiste en danse. L’objectif était de créer une plateforme d’observation et de documentation des pratiques en vigueur dans le milieu professionnel en allant directement à la rencontre des artistes, des artistes-enseignant·es et des programmateur·trices de classes. Des articles, des entrevues et des podcasts habitent maintenant ce site, autant de témoignages qui donnent le pouls d’une communauté très diversifiée et active. Dès le début de ce projet, je souhaitais l’aborder comme une mise en réseau des pratiques, révélatrice d’un écosystème partagé :

Ce qui semble […] évident, c’est que nous faisons partie d’un écosystème riche et complexe, un écosystème foisonnant, créatif dans lequel nous nous croisons, nous interagissons, nous partageons ou confrontons nos valeurs et nos questionnements. Les pratiques d’entrainement construisent notre communauté de la danse comme elles contribuent à ses élans esthétiques. Car si chaque pratique agit sur un territoire avec ses propres codes et sa propre approche de la corporéité dansante, notre écosystème de la danse, lui, reste définitivement vivant et mobile grâce aux déplacements constants des danseurs d’un territoire à l’autre, brouillant les frontières, valorisant ce qui voyage de l’un à l’autre, ce qui est partagé, mis en commun, transformé, hybridé, bref, ce qui traverse plutôt que ce qui s’immobilise. (Présentation du projet dans le site Territoires partagés.)

Deux ans plus tard, le site présente une quarantaine de rencontres et met effectivement en lumière une communauté de pratiques très large mais partageant des valeurs communes d’écoute de soi et des autres, de connexion au vivant (celui qui nous habite comme celui qui nous entoure) dans une double dynamique de recherche d’autonomie et de reliance à son milieu. Les danseur·euses sont engagé·es quotidiennement dans une pratique où l’attention à leurs sensations devient un enjeu primordial pour se relier au monde, mais également où la relation au monde éveille ce même travail des sensations et une connexion profonde à soi-même. Ces artistes du geste et des sens semblent ainsi incarner une démarche écosomatique qui « renvoie à la nécessité de se percevoir en réciprocité dynamique et continue avec son milieu, mais aussi en tant qu’écosystème, milieu de partage d’un commun quotidien avec d’autres vivants. » (Bardet, Clavel et Ginot, 2018 : 11).

Ce voyage au cœur des territoires d’entrainement des danseur·euses contemporain·es me permet aujourd’hui de penser les aspects écologiques de la plupart de ces pratiques en danse à travers trois grands axes : la connexion avec le vivant en soi, la reliance à sa communauté et la pratique comme lieu de résistance pour repenser notre perception du monde, nos manières d’être et de faire. Je déroulerai chacun de ces axes dans le texte qui suit. Ceci dit, ce texte pourra être abordé également en étoile. Chaque lien hypertexte renvoie à un texte, à une entrevue ou à un podcast, chacun révélant une rencontre avec un·e artiste. En donnant la parole aux danseur·euses/enseignant·es dans le projet Territoires Partagés et en lui laissant la plus grande place dans cet article, je reconnais l’importance du terrain de la pratique et de l’expérience vécue pour saisir un milieu. Cette démarche de recherche en est une éminemment écologique alors qu’elle vise à entrer en relation, à écouter, à respirer avec. Ce texte met ainsi en lumière des parcours individuels qui construisent toute une communauté.

 

Se connecter avec le vivant en soi

Classes de danse contemporaine, de ballet, de danse urbaine, classe contemporaine afro-descendante, classes de Gaga (https://www.gagapeople.com/en/), de Fighting Monkey (https://fightingmonkey.net/), Qi Gong, Pilates, Yoga, Crossfit, course à pied… et je ne peux pas tout nommer. Les pratiques d’entrainement des danseur·euses contemporain·es sont nombreuses. Cette multiplicité révèle une biodiversité des besoins, chaque artiste choisissant ce qui lui correspond le mieux en fonction des projets de création traversés et dans le respect des rythmes du corps, des affinités biomotrices et du plaisir à bouger et à sentir. Ceci dit, quels que soient la dépense d’énergie demandée, le niveau d’exercice physique ou le style de mouvements explorés, le raffinement de l’attention et de l’écoute de soi sont des caractéristiques qui traversent l’ensemble des témoignages recueillis. La pratique des danseur·euses en est une de découverte de soi et d’ouverture de son potentiel d’action, nettement influencée par les principes fondamentaux des méthodes d’éducation somatique dont, entre autres, l’approche holistique de l’expérience humaine. C’est ainsi que l’interprète Gabrielle Desgagnés explique que sa pratique d’enseignement en Gyrokinesis et Gyrotonic (https://www.gyrotonic.com/) recherche une harmonie entre le mouvement, la respiration et le rythme, et qu’elle implique un aspect méditatif, une conscience de soi, une conscience corporelle, une attention à soi, tout cela permettant un rééquilibrage entre le corps et l’esprit, dans une quête de bien-être.

Entrainement en Gyrotonic et Gyrokinesis

 

Pour Karla Étienne, danseuse et formatrice à l’école Nyata Nyata (http://www.nyata-nyata.org/), sa pratique de Loketo créée par la chorégraphe Zab Maboungou, revêt même « une forme de spiritualité » (entretien avec Karla Étienne, Territoires partagés) montrant jusqu’à quel point cette conscience en mouvement peut également s’ouvrir sur une expérience à la fois sensible et philosophique du vivant.

 

Photo centrée sur le bassin d'une personne couchée sur le sol, sur son flanc droit. Une personne soutient sa jambe gauche, une autre a les mains sur sa hanche et une dernière lui tient le bras gauche.

Photo : Dominique Bouchard.

Classe de Erin Flynn au Regroupement québécois de la danse (2017)

 

Ce vivant est expérimenté de l’intérieur, en ressentant les rythmes du souffle, le mouvement des cellules, les transferts de liquides, le poids des organes, la tenségrité des systèmes osseux, musculaires et myofasciaux. Dans ce travail sur l’organicité du corps, la respiration par exemple devient un agent puissant de connexion, à soi et aux autres. Sophie Corriveau, interprète et enseignante de classe technique en danse contemporaine, explique ainsi : « Je commence beaucoup, maintenant, par un travail respiratoire, toutes sortes de différentes techniques de respiration, et je cherche à ouvrir l'imaginaire, en même temps qu'à permettre l'abandon au moment présent, à ouvrir les canaux du corps pour jouer avec sa propre énergie » (entretien avec Sophie Corriveau, Territoires partagés). Sébastien Cossette-Masse, danseur et créateur du Gym de la pensée (https://www.gymdelapensee.com/), soulignait de son côté dans son entrevue : « J’ai travaillé beaucoup au niveau vibratoire dans le corps, la cellule, tout le côté fréquentiel; l’électricité, les fréquences en mouvement » (Sébastien Cossette Masse, Territoires partagés). Pour David Rancourt, danseur et professeur de Qi-Gong, c’est le travail du Qi, l’énergie vitale, qui permet d’initier le mouvement de l’intérieur plutôt que par sa forme.

 

Entrevue avec David Rancourt.

 

Ces expériences résonnent avec les propos de Clavel et Legrand (2018) qui affirment que

Ce voyage intérieur des somatiques [de la danse] offre la possibilité de pratiquer la continuité en passant du microscopique au macroscopique, en traversant le commun de la phylogénèse, en commençant par l’unité cellulaire pour rejoindre l’ensemble. Cet exercice est une incarnation des connaissances du vivant tout en étant une écoute de son vivant (43).

Les témoignages des artistes interrogé·es laissent clairement voir qu’effectivement leurs pratiques ne s’ancrent pas du tout dans une approche instrumentale du corps, mais que ce dernier est davantage abordé comme corps vécu, comme soma, voire comme un soma-écosystème (ou Écosoma) permettant de comprendre « l’individu comme environnement » (Clavel et Ginot, 2015 : 95). Les danseur·euses sont sensibles à ce qui les traverse, à ce qui les constitue, à la vie qui bat à l’intérieur de leur corps. Les pratiques d’entraînement des danseur·euses s’apparenteraient alors à ce que Bernard Andrieu et Olivier Sirost (2014) nomment une « écologie corporelle » en visant « l’exploration et l’apprentissage du milieu intérieur du corps » ainsi que la « redécouverte d’une nature intériorisée » (7).

[L]’écologie corporelle (Andrieu, 2011) est une philosophie de micro-écologie du bien-être et de la santé. En modifiant ses pratiques de qualité de vie et de développement durable, l’individu transforme l’écologie à travers des micro-situations et des micro-expériences. L’écologie corporelle n’est pas un discours, c’est une pratique corporelle d’activité physique qui engage notre responsabilité quotidienne : au quotidien à travers une réflexion sur nos gestes et ses conséquences pour autrui et la nature (Andrieu et Sirost, 2014 : 6).

Si les danseur·euses plongent dans un travail raffiné de leurs sensations, dans un voyage intérieur leur permettant de se découvrir eux/elles-mêmes comme milieu, ils/elles s’ouvrent également à leur environnement, à ce qui les entoure, à l’espace comme aux autres danseur·euses. La connexion à soi est alors intimement liée à la connexion à l’autre, dans une capacité accrue d’empathie et de reconnaissance des échanges énergétiques qui habitent les lieux. Linda Rabin, artiste en danse émérite et enseignante en Continuum, le mentionnait dans son entrevue :

Our actions, our movements, our thoughts, what we experience in the body, I’d like to think of it as it’s all for recognising that it’s for connecting with a better aspect of who we are as human beings and opening ourselves up to recognising that we are all connected, that I may be separated from you but quite honestly there is an energetic level of communication and transmission that’s happening despite what I may be saying or doing (https://soundcloud.com/tpdanse/territoires-partages-entretien-avec-linda-rabin).

 

Entrevue avec Linda Rabin.

 

La reliance aux autres, voire le sens de la communauté, est apparue en effet très forte chez les danseur·euses interrogé·es, ce qui constituerait ici notre deuxième axe relatif à la nature écologique des pratiques d’entrainement en danse.

 

Se relier aux autres – une recherche collective

Kelly Keenan, danseuse et enseignante, et Kevin O’Connor, artiste du mouvement aux multiples facettes, témoignaient dans le premier dossier de Territoires partagés : « Dance and movement practice is a social and collaborative culture. In practice shared with others, our experiences become shared modes of a cultural experience which foster both individual and communal corporealities » («The Movement Educator's forum, Territoires partagés). La présence de l’autre dans l’entrainement participe de la qualité de la présence de chacun·e et de la construction d’une corporéité partagée. Kelly et Kevin citaient alors Marc Boivin, danseur et enseignant chevronné qui, lors d’un atelier offert en 2018 dans le cadre du Forum pour les éducateurs du mouvement (Idem), reconnaissait la présence de chacun·e des enseignant·es croisé·es sur son parcours dans sa propre façon de danser : « Angelique Wilkie, Peter Boneham, Irene Dowd, Risa Steinberg, Odile Roquet, Nora Reynolds, Louise Bédard – they are all here with me as I dance » (Idem). Le/la danseur·euse est donc habité·e non seulement par ses systèmes physiologiques mais aussi par ses expériences, par des images et des personnes qui ont traversé sa route, bref par tout un réseau de relations.

Cette reconnaissance de l’autre est très présente dans les classes décrites par les artistes. Corinne Crane, danseuse et enseignante, expliquait par exemple comment la qualité d’être ensemble est là dès le début de sa classe de danse contemporaine : « je dirais qu’aujourd’hui [mon enseignement] irait vers un moment de communion au départ. On est en cercle. On se parle de ce qu’on va faire. On trouve un moment pour respirer ensemble. On trouve un moment pour s’écouter. Souvent je vais amener [les étudiant.e.s] à essayer de s’inspirer des autres » (Corrine Crane, Territoires partagés). La circulation de l’air, de l’énergie, des mouvements crée le lien entre tous·tes :

Quelque chose circule, ne serait-ce que l’air qui stationne dans mes poumons et que je partage avec d’autres. Or, s’il n’y a pas de limite stricte entre moi et les autres, ce n’est pas seulement moi qui suis dans l’action que je mène, mais le [reste du] monde également s’y trouve engagé. Ainsi la responsabilité est-elle toujours partagée. Nous ne sommes jamais seuls, et cela nous engage à prendre en compte la diversité des regards qui construisent (les) monde(s) que nous habitons. (Clavel et Ginot, 2018 : 44)

L’être ensemble devient ainsi le point d’attention de plusieurs enseignant·es comme Alanna Kraaijeveld qui soulignait dans son article : «To keep something going and have it connected qualitatively – to the room, to the community – demands nuance and skill. And I am interested in such a contribution. In meaningful connectedness. In doing something with others, (cause alone is so… alone) » (Alanna Kraaijevel, Territoires partagés).

 

Trois personnes dans un studio: l'une, debout, en position de course; la seconde, genoux fléchis, tient une corde au bout de laquelle se trouve une balle; la troisième tient un ballon entre son ventre et ses cuisses et souffle sur une plume qui se trouve entre les personnes 1 et 2.

Photo : David Wong. Artistes de gauche à droite: Alanna Kraaijveld, Cara Roy et Jenna Beaudoin. Stage « How to fail » au Studio 303 (2019).

 

Dans cette dynamique, plusieurs initiatives de rencontre, d’échange, de recherche conjointe ont vu le jour au cours des dernières années révélant toute la portée sociale et politique des pratiques d’entrainement du/de la danseur·euse.

 

Les pratiques d’entrainement en danse comme lieux de résistance écologique :

S’entrainer tous les jours, en conscience, dans une quête de connaissance de soi en relation avec son environnement, le tout dans une précarité importante rappelons-le, sous-tend un engagement profond dans une pratique à contre-courant des valeurs capitalistes matérialistes. [Le Regroupement Québécois de la danse a réalisé une étude sur la situation socio-économique des danseur·euses en 2011. Le constat était le suivant : « Les trois-quarts des interprètes en danse ont des revenus annuels totaux inférieurs à 25 000 $. Si l’on ne tient compte que des revenus en danse, cette proportion grimpe à 81% des répondants » (RQD, 2011 : 14)].

James Viveiros, danseur et enseignant de la technique Gaga spécifiait ainsi: « We are looking for a way to connect to our strength in a non traditional way, […] with more autonomy, with more of responsibility as artists, as people. It’s about behaving instead of performing. » (https://soundcloud.com/tpdanse/podcast-james-viveiros)

Entrevue avec James Viveiros.

 

L’idée de productivité n’est pas le centre des préoccupations pour la plupart des danseur·euses, la notion de virtuosité étant (re)questionnée dans une optique d’employabilité sur un marché du travail compétitif. Il ne s’agit plus tant d’être capable d’effectuer des prouesses techniques que de mettre l’accent sur la qualité du sentir, de l’être et de l’agir. Cette idée était mentionnée également par l’artiste en danse, enseignante et praticienne Feldenkrais Ami Shulman dans son texte The Freedom of Technique – It’s all in the Mind: « When training in dance we would certainly like to cultivate a mastery of ourselves in relation to the mastery of the movement, and not a mastery of the movement at the expense of the self ». (Ami Shulman, Territoires partagés)

 

De plus, si l’héritage de la danse moderne et de la danse classique occidentales, dans lesquelles la figure du maître était très forte, a longtemps été très prégnant dans le milieu, la multiplicité des pratiques observées aujourd’hui dénote un questionnement profond sur les modes d’apprentissage et sur la dé-hiérarchisation de la relation entre enseignant·es et élèves. Anne Thériault, interprète et chorégraphe, développe depuis plusieurs années une pratique de co-enseignement dans laquelle elle partage la responsabilité de la classe avec un·e autre artiste. Dans cette triangulation entre elle, l’autre enseignant·e et les participant·es, elle témoigne des rebonds d’informations et d’actions entre tous les acteur·trices de la classe : « il y a quelque chose dans cette forme-là de partage qui amène à un territoire très très horizontal. Et moi j’aime beaucoup penser à inviter les gens à réfléchir avec nous. Pour moi, il n’y a pas de vérités absolues » (https://soundcloud.com/tpdanse/podcast-anne-theriault).

 

Entrevue avec Anne Thériault.

 

Le projet des « classes à deux » initié par Corinne Crane va dans le même sens : enseigner à plusieurs permet de décoloniser son regard et sa pratique pour s’ouvrir à celle de l’autre :

« On a fait 6 classes à deux en tout, deux avec Neil Sochasky, deux avec Dominique Sophie qui fait de la danse house et deux avec Iohann Laliberté qui est percussionniste à l’École de danse contemporaine de Montréal. J’aimerais en refaire avec eux mais aussi avec Andrea Nino, avec qui j’étais à l’école, et qui développe son expertise maintenant en danse afro-colombienne. Je suis intéressée à voir comment on peut mixer les genres et qu’est-ce qui se rejoint. La danse afro-colombienne, c’est une manière de se mettre en mouvement qui décomplexe la danse contemporaine. » (Corinne Crane, Territoires partagés)

Que ce soit le Forum pour les éducateurs initié par Kelly Keenan ou la résidence de recherche en enseignement d’Alanna Kraaijveld, l’élan est le même : explorer ensemble autrement pour repenser les modes de faire, pour expérimenter une « utopie collective de la diversité au quotidien » (Clavel et Legrand, 2018 : 31) [J’emprunte cette formulation à Joanne Clavel et Marine Legrand qui l’utilisent pour parler de l’écosoma. J’ouvre ici cette perspective à l’ensemble des pratiques d’entraînement en danse]. Les danseur·euses tentent ainsi de dé-hiérarchiser les relations de pouvoir qui ont longtemps habité les studios de danse en s’octroyant des espaces d’exploration de territoires inconnus. C’est le cas pour le collectif Nous sommes l’été (https://www.lete.ca/) qui organise chaque année des laboratoires d’exploration et de création en encourageant les rencontres entre artistes à partir de trois principes : « l’écoute généreuse, les rencontres et le partage, et l’espace accessible » (https://www.lete.ca/%C3%A0-propos/les-laboratoires). Lucy Fendel, artiste en danse et co-fondatrice de Nous sommes l’été, expliquait dans son texte Nous et la classe l’un de leurs objectifs:

When an artist proposes to give a workshop in the context of the summer laboratory, we encourage them to steer off-road, to propose a model of training or teaching which they have yet to test, and by which other participants have not yet been confronted. The result is that teachers are often working in unfamiliar territory, with people they do not know. The participants are aware that the teacher is exploring, which opens up more space for collective questioning. (Lucy Fandel, Territoires partagés)

Les classes de danse deviennent ainsi de véritables laboratoires de recherche et de création. Les enseignant·es comme les participant·es explorent ensemble de nouvelles manières d’appréhender le geste. Cette prise de risque implique l’acceptation de l’échec, de la vulnérabilité de chacun et la remise en question constante des valeurs qui sous-tendent une pratique collective en mouvement. Comment habiter ensemble le studio? Ou plus largement : dans une perspective écologique, comment habiter ensemble un territoire en valorisant la richesse de la diversité des points de vue et des expériences?

 

Un groupe de personnes autour d'une table basse sur laquelle se trouve un projecteur. La personne complètement à droite est en train de parler.

Photo: Morgan Petroski. Artistes de gauche à droite: Eva Robayo, Solana Del Bel Belluz, Emmanuelle Martin, Stefania Skoryna, Ariane Demers, et Nickle Peace-Williams

Partage et discussion entre artistes pendant le laboratoire estival de Nous sommes l'été (2019).

 

En conclusion, les témoignages recueillis présentés dans cet article laissent envisager les pratiques d’entraînement en danse contemporaine selon au moins deux espaces de résistance face aux enjeux actuels relatifs à notre rapport à l’environnement :

  1. Une résistance à la société de consommation et au matérialisme capitaliste qui vise une croissance constante malgré l’épuisement des ressources naturelles : les danseur·euses axent leurs pratiques d’entraînement sur un développement personnel plutôt que sur un développement matériel. Ils/elles ne produisent pas d’objets matériels, mais génèrent des états, des manières d’agir et de partager un espace commun. Les pratiques d’entraînement en danse pourraient ainsi s’inscrire dans une approche de la décroissance :

    [La décroissance] appelle à décoloniser le débat public de l’idiome de l’économisme et à abolir l’objectif social de croissance économique. La décroissance désigne également une orientation désirée, où les sociétés utiliseraient moins de ressources naturelles et s’organiseraient pour vivre autrement qu’aujourd’hui. « Partage », « simplicité », « convivialité », « care » et biens communs sont quelques-unes des principales expressions de ce à quoi cette société pourrait ressembler » (D’Alisa, Demaria et Kallis, 2015 : 24)

  1. Une résistance à une temporalité contemporaine prônant la rapidité de la productivité : Les danseur·euses valorisent le temps nécessaire à l’attention aux sensations, à la présence à soi en relation avec son environnement. Ornella Calisti, coordonnatrice des services aux artistes du Studio 303 (https://www.studio303.ca/mission/), expliquait ainsi dans une entrevue pour Territoires Partagés: « Ce que [les danseur·euses] semblent chercher, même si c’est difficile de généraliser, ce serait une approche d’introspection qui va vers une approche somatique. Ce serait la capacité de se donner du temps pour plonger en eux-mêmes. […] Il y a quelque chose de l’ordre de se donner du temps, pour soi et pour plonger dans sa recherche, savoir où l’en on est dans sa création ou son interprétation » (Studio 303, Territoires partagés).

Ces deux espaces décrits ci-dessus restent circonscrits aux pratiques d’entraînement. Je ne m’avancerai pas ici à les ouvrir à la sphère élargie du travail des danseur·euses qui recèle de nombreux défis tant humains qu’économiques. En effet, comment cette décroissance se pratique-t-elle lorsqu'il s'agit de gagner sa vie dans un écosystème fragile économiquement? Quels sont les points de résistance interne au milieu? Ces questions se posent, bien évidemment. Une autre recherche serait nécessaire ici afin d’analyser les lieux de tensions entre les aspects écologiques des pratiques d’entraînement en danse décrites dans cet article et les exigences socioéconomiques du milieu. Je forme plutôt les hypothèses suivantes :

• les aspects écologiques des pratiques d’entraînement seraient susceptibles d’ « infuser » dans le milieu de la danse pour, peu à peu, contribuer à des changements paradigmatiques sur les modes de production. D’un point de vue humain, les réflexions en cours dans le milieu de la danse québécoise actuelle laissent en effet présager des changements à venir dans l’ensemble des pratiques de la communauté de la danse (du moins espérons-le) dont une décolonisation des pratiques et une plus grande inclusion (Regroupement québécois de la danse, 2019) ainsi qu’une remise en question des enjeux de pouvoirs dans les studios afin de lutter contre le harcèlement et autres violences (https://www.quebecdanse.org/ressources/ressourceshumaines/prevenir_violences_harcelement).

• L’expertise des danseur·euses sur le travail des sensations, la connexion au vivant et le partage d’un territoire commun pourrait être considérée comme une ressource essentielle en vue des changements sociétaux nécessaires pour faire face aux grands défis qui définiront le XXIe siècle. Les danseur·euses, dans leurs pratiques d’entraînement, en allant au cœur du vivant en eux dans une relation intime à l’autre et à l’environnement, me semblent en effet œuvrer dans les « domaines moléculaires de sensibilité, d’intelligence et de désir » dont parle Guattari (2016 : 6) et qui seront incontournables d’après lui pour offrir une partie de la « réponse véritable à la crise écologique » (idem).

 

Bibliographie

ANDRIEU, Bernard et Olivier SIROST (2014), « Introduction l'écologie corporelle », Sociétés, vol. 125, no 3, p. 5-10, doi:10.3917/soc.125.0005.

BARDET, Marie, Joanne CLAVEL et Isabelle GINOT (2018), Écosomatiques. Penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Deuxième Époque.

CLAVEL, Joanne et Marine LEGRAND (2018), « Respirations communes : les pratiques somatiques comme créativités environnementales », dans Marie Bardet, Joanne Clavel et Isabelle Ginot, Écosomatiques. Penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Deuxième Époque.

D’ALISA, Giacomo, Frederico DEMARIA et Giorgos KALLIS (2015), Décroissance. Vocabulaire pour une nouvelle ère, Montréal, Écosociété.

GUATTARI, Félix (2016), « Les trois écologies ». EcoRev', vol. 43, no 1, p. 5-7, doi:10.3917/ecorev.043.0005.

REGROUPEMENT QUÉBÉCOIS DE LA DANSE (RQD) (2019).,Comprendre les enjeux de l’inclusion en danse – Lexique commenté, [document PDF], Montréal, RQD, https://www.quebecdanse.org/ressources/ressources-humaines/comprendre-enjeux-inclusion-danse-lexique-commente/

REGROUPEMENT QUÉBÉCOIS DE LA DANSE (RQD) (2011), Actualisation de la situation des interprètes en danse (étude), [document PDF], Montréal, RQD, http://www.quebecdanse.org/images/upload/files/RQD_Actualisation_du_portrait_socioeconomique_%20interpretes_en_danse.pdf

 

Sites Internet

Territoires partagés (lien à venir)

https://www.gagapeople.com/en/

https://fightingmonkey.net/

https://www.gyrotonic.com/

http://www.nyata-nyata.org/

https://www.gymdelapensee.com/

https://www.lete.ca/

https://www.lete.ca/%C3%A0-propos/les-laboratoires

https://www.studio303.ca/mission/

 

Entretiens issus de Territoires Partagés

« Karla Étienne »

« Sophie Corriveau »

« Sébastien Cossette Masse »

« Corinne Crane »

« Studio 303 »

 

Articles issus de Territoires Partagés

« Lucy Fandel »

« Alanna Kraaijevel »

« The Movement Educator's Forum »

« Ami Shulman »

 

Podcasts issus de Territoires Partagés

https://soundcloud.com/tpdanse/entrainement-en-gyrotonic-et-gyrokinesis

https://soundcloud.com/tpdanse/territoires-partages-entretien-avec-linda-rabin

https://soundcloud.com/tpdanse/entrevue-avec-david-rancourt

https://soundcloud.com/tpdanse/podcast-james-viveiros

https://soundcloud.com/tpdanse/podcast-anne-theriault

BIENAISE, Johanna (2020), « Territoires partagés: de l’écologie des pratiques d’entrainement en danse au Québec », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/territoires-partages-de-lecologie-des-pratiques-dentrainement-en-danse-au-quebec

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