Alors qu’en Allemagne les Dramaturg détiennent une place indéniable dans l’écosystème théâtral, le métier en est encore à s’inventer au Québec : traditionnellement absent du processus de création d’une œuvre théâtrale, il s’exerce essentiellement sans référent. Le dramaturge Stéphane Lépine, de par sa longue et étroite collaboration avec la metteure en scène Brigitte Haentjens, fait de facto office de pionnier de la dramaturgie, lorsque celle-ci s’entend comme l’accompagnement d’un·e metteur·e en scène dans le cadre d’un processus de création. Depuis 2009, Lépine dispense le cours « Le [sic] conseiller en dramaturgie », offert aux étudiant·es de premier cycle de l’École supérieure de théâtre (ÉST) de l’Université du Québec à Montréal, concentration études théâtrales, par lequel la plupart des dramaturges actives se sont familiarisées avec ce travail, dont nous, autrices de ce texte.
Une fois le baccalauréat complété, nous avons acquis chacune des expériences assez différentes, mariant divers accompagnements dramaturgiques auprès d’artistes et d’auteur·trices, prises de parole et recherches académiques. Sophie Devirieux complète actuellement un doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal et entretient un fort intérêt pour les langues et la traduction, tandis que Marilou Craft, qui s’est illustrée sur plusieurs plateformes dans des débats de société, poursuit des études en droit à l’Université McGill. Bien que chacune accomplisse son travail dramaturgique à sa façon, nous le faisons toutes deux dans un contexte de création théâtrale québécois, et surtout montréalais. Contrairement à nos collègues rattaché·es à une institution, notre travail est ponctuel et nous astreint à un certain état d’itinérance. Nous nous attachons parfois à une œuvre, parfois à un·e artiste ou à un collectif, et dépendons de contrats pour assurer notre survie dans le milieu théâtral. C’est de ce contexte qu’émerge notre réflexion.
Si nous mentionnons d’emblée notre parcours et le contexte dans lequel nous œuvrons, c’est à la fois pour aiguiller la lecture et pour mettre au jour notre propre orientation au sein du milieu où nous agissons, au sens où l’entend Sara Ahmed : « Les orientations façonnent non seulement notre manière d’habiter l’espace, mais aussi notre manière d’appréhender ce monde d’habitation partagée, et ce vers “qui” et “quoi” nous dirigeons notre énergie et notre attention1 » (Ahmed, 2006 : 3). C’est seulement en se localisant dans un espace, en situant son propre corps par rapport à ce qui l’entoure, que l’on peut parvenir à s’y repérer et à y naviguer (ibid. : 6). Il serait donc impossible, selon nous, de faire un état des lieux du travail dramaturgique en contexte de création sans se pencher sur qui parle – une notion éminemment politique, tout en étant intimement liée à l’affect.
Il peut sembler contre-intuitif d’évoquer politique et affect pour parler du travail dramaturgique, souvent perçu comme théorique et objectif. Or, ramener une œuvre théâtrale à sa dimension technique, c’est effacer à la fois ses objets et l’aspect relationnel nécessaire à sa création. De plus, comme le rappellent nombre de théoriciennes féministes, l’objectivité masque une posture située : Sandra Harding parle de standpoint (« point de vue ») et Donna Haraway de situated knowledges (« savoirs situés »), alors qu’Adrienne Rich, avec ses politics of location (« politiques de localisation »), souligne l’importance de prendre conscience de son propre point de vue afin d’éviter les angles morts où les oppressions peuvent se reproduire. Elsa Dorlin, quant à elle, suggère que la subjectivité n’est pas à proscrire, mais à utiliser comme point de départ épistémologique. Ainsi, c’est seulement par l’appréhension de sa propre subjectivité qu’il est possible de déconstruire une ontologie potentiellement oppressive. Nous croyons que, tout comme le « je » de l’artiste doit être assumé afin d’en libérer le plein potentiel, il en va de même pour celui de la dramaturge. D’ailleurs, nombre de dramaturges assument et affirment une posture située, ancrée dans le politique. Marianne Van Kerkhoven, par exemple, considère que « la microdramaturgie en salle de répétition devrait communiquer avec une macrodramaturgie du social2 » (Van Kerkhoven, citée dans Stalpaert, 2009 : 124) et qu’il doit y avoir osmose entre le théâtre et le monde, puisque le théâtre est dans le monde. Katherine Profeta suggère aussi qu’il est important de tenir compte de ses propres affiliations culturelles pour appréhender la dynamique collaborative : « La manière dont la dramaturge manifeste ses affiliations, performe son identité, ou même tout simplement existe dans l’espace, affectera inévitablement ce qui se passe en salle de répétition3 » (Profeta, 2015 : 18). Ainsi, nous croyons que pour réfléchir avec justesse à la situation des dramaturges dans la pratique théâtrale québécoise actuelle, il nous est nécessaire de savoir nommer notre propre posture dans le milieu où nous évoluons et dans les processus de création où nous intervenons4. C’est donc depuis nos expériences et postures respectives, enrichies par un savoir expérientiel, que nous tenterons de saisir à quels écueils se confronte le rôle de la dramaturge et quelles propositions peuvent être faites pour majorer, d’une perspective critique, la pratique de la dramaturgie. À travers cet article, nous nous permettons d’utiliser le terme dramaturge au féminin puisque nous sommes majoritairement des femmes à exercer ce métier actuellement et que le genre n’est pas étranger à notre réflexion.
Une formation unique qui se heurte à des attentes immenses
La majorité des dramaturges actives a suivi la formation en études théâtrales à l’ÉST, qui cherche à créer des « spécialistes de théâtre au plus près de la pratique » (Université du Québec à Montréal, s.d.). Ses cours, à la fois théoriques et pratiques, visent l’acquisition « d[’]outils théoriques et conceptuels pour l’analyse du phénomène théâtral » (idem). Les dramaturges qui en sont issues sont donc formées à critiquer et à appréhender le fait théâtral par le biais de nombreuses « perspectives analytiques » (idem). Toutefois, la critique et l’analyse que met de l’avant cette formation sont-elles vraiment les meilleurs outils de la dramaturge?
Malgré l’importance indéniable du cursus de cette formation, il y a lieu de se demander si la dramaturgie est seulement une pratique qui s’enseigne. Force est d’admettre que la relative nouveauté5 de la présence de dramaturges dans la création théâtrale québécoise fait en sorte que le conseil dramaturgique se définit surtout sur le terrain. En l’absence de tradition bien établie, de référents quant aux différentes modalités de dialogue possibles entre artistes et dramaturges, la pression est grande pour les dramaturges : chacune de leurs expériences est susceptible de créer un précédent. Ainsi, une collaboration infructueuse peut être perçue comme représentative du travail dramaturgique en tant que tel, plutôt que comme un simple « mauvais match » entre les personnalités, approches et méthodes des personnes impliquées. D’une part, cette perception peut dissuader les artistes de faire appel aux dramaturges. D’autre part, face à la crainte de nuire à leur profession, les dramaturges peuvent ressentir une pression de se conformer aux attentes des artistes, aussi divergentes soient-elles, quitte à négliger de soutenir l’œuvre elle-même. Cette situation délicate se superpose au fait que le rôle de dramaturge est souvent confondu avec celui d’assistance à la mise en scène, lui-même pouvant être traité comme un poste d’assistance personnelle. Ainsi, de la même manière qu’un·e assistant·e à la mise en scène peut se voir contraint·e de veiller, dans le moindre détail, au bon déroulement technique du processus, la dramaturge peut se sentir obligée d’assurer un soutien moral complet aux artistes, incarné par une amitié intellectuelle indéfectible. Au mieux, cette relation relève d’une vision romantique du compagnonnage artistique, où la dramaturge stimule intellectuellement l’artiste sans toutefois remettre en question ses idées, vision qui puise dans le mythe de la communauté artistique comme grande famille où personne n’ose se remettre en question. Au pire, ce romantisme peut s’avérer toxique pour la dramaturge, la coinçant dans un rapport de force où l’artiste a le pouvoir d’assurer ou non sa survie dans le milieu, voire la pérennité de son métier.
Le piège de la validation intellectuelle
La conception idéalisée de la relation entre un·e artiste et sa dramaturge expose cette dernière au risque de devoir assurer à l’œuvre une certaine validité intellectuelle, un rôle qui s’apparente à celui d’une « police de la pensée ». On pourrait évoquer à cet effet les liens étroits entre l’accompagnement de la création et les dispositifs de médiation mis en place lors de la diffusion d’une œuvre, que l’on voit s’intensifier dans un contexte de politisation croissante de la pratique artistique et qui se retrouvent souvent confiés à la dramaturge. Les espaces de médiation, comme les discussions post-spectacle, bien que nous les souhaitions discursifs et ouverts au public, servent hélas souvent à justifier la démarche de l’artiste. Les dramaturges y sont alors placées dans un rôle d’animation, « au front », devant défendre l’œuvre contre toute éventuelle « attaque », et ce, au moyen d’une rhétorique à toute épreuve, peu importe leur propre rapport aux choix des artistes. Le réflexe de confier aux dramaturges un tel mandat émerge de la fausse idée que celles-ci peuvent et doivent régler tous les problèmes éventuels, dont celui de la légitimité de l’œuvre. Elles seraient dès lors des garde-fous, des pare-balles contre la critique, comme si leur rôle s’apparentait à celui des stratèges politiques ou des sensitivity readers6 (« lecteurs sensibles »), selon la nature de la création. Dans les cas où la dramaturge est spécifiquement choisie pour son appartenance à une identité marginalisée – pensons à une femme racisée qui accompagnerait le travail d’un·e artiste blanc·he sur une problématique spécifique à la communauté à laquelle elle appartient –, le piège de la validation intellectuelle la place alors dans une posture particulièrement vulnérable. Non seulement ses compétences et son jugement risquent d’être remis en doute par une équipe de production qui ne partage ni son identité ni son savoir, mais elle risque aussi de voir sa simple présence, au sein du projet, utilisée comme gage de validité de l’ensemble des choix artistiques, qu’elle soit d’accord ou non avec chacun d’entre eux.
Ainsi, parce que le travail dramaturgique dans le cadre d’une création est très personnalisé, l’absence de référent quant au mandat de la dramaturge vulnérabilise cette dernière, surtout s’il s’agit d’une personne marginalisée : la superposition de la pratique et de l’identité ne crée pas un environnement propice à l’émergence de pratiques distinctives. La petite échelle du milieu théâtral québécois serait-elle en cause dans cette maigre pluralité des voix, qui menace de restreindre la pratique à la norme dominante? Déjà que l’artiste pourrait étendre son impression à l’ensemble des dramaturges en général dans le cas d’une expérience négative avec une dramaturge, le danger est encore plus grand lorsque l’identité de cette personne est marginalisée, puisque c’est sur cette identité que risque de rebondir l’opprobre – à plus forte raison quand cette dramaturge est la seule à être connue pour cette identité. Au final, les œuvres se retrouvent perdantes : la diversité et la fluidité des pratiques théâtrales actuelles sont incompatibles avec une homogénéisation de la pratique dramaturgique.
Celle « qui peut dire non »
La dramaturge est celle « qui dit toujours “oui” » (2010), conseillait Stéphane Lépine à la première génération de dramaturges ayant suivi son cours à l’ÉST; c’est celle qui soutient la création par l’affirmative, qui prend le relai pour l’amener plus loin. Or, dans le cadre d’un processus de création, dire toujours oui peut se traduire par une certaine neutralité, voire une passivité. La dramaturge devient alors assistante de recherche : elle déniche informations et faits, et use de rhétorique pour élaborer un argumentaire logique apte à soutenir n’importe quelle démarche ou posture, sans nécessairement accomplir un travail d’interprétation ni de critique. Dans un contexte où les dramaturges sont généralement de jeunes femmes cherchant à assurer leur place dans un milieu précaire, ce conseil peut être entendu comme le lean in de Sheryl Sandberg (2013) : pour réussir, il ne suffirait que de se prendre en charge et de foncer. Le succès serait ainsi le fruit d’un investissement personnel et dépendrait de la volonté de chacune d’accepter, d’aller dans le sens qui lui est proposé. Mais servir l’artiste en lui disant « oui », est-ce nécessairement rendre service à son œuvre? Tout comme le postulat de Sandberg est de plus en plus remis en cause par des voix se revendiquant d’un féminisme intersectionnel, critiques des solutions individuelles aux iniquités systémiques et de la tendance à responsabiliser les victimes de leur propre oppression, est-il possible d’envisager d’autres modalités de dialogue entre dramaturges et artistes?
Considérant que les dramaturges sont, de par leur cursus universitaire et les différentes attentes qui les concernent, d’emblée positionnées en spécialistes de théâtre, il y a lieu de se demander si leur potentiel n’est pas négligé par ce « oui » normatif. Que se passe-t-il lorsque la dramaturge devient celle « qui dit oui, mais » ou celle « qui peut dire non »? La nuance, la critique et le refus sont-ils incompatibles avec son travail? Au contraire, il nous semble qu’un réel dialogue intellectuel peut se produire dès lors qu’existe la possibilité de questionner le geste artistique – non pas pour le remettre fondamentalement en question, ni pour le fragiliser, mais pour veiller à en assurer la solidité, voire à le renforcer. La dramaturgie est alors au service de l’œuvre, de la vision artistique, plutôt que limitée au seul point de vue de l’artiste.
Le difficile exercice de la réflexivité
Malheureusement, dans un contexte de production, l’exercice de la réflexivité est parfois interprété comme un procès d’intention contre l’artiste, ou encore comme une atteinte à la relation privilégiée entre l’artiste et sa dramaturge. Il est donc difficile pour cette dernière d’entretenir une conversation intellectuelle critique tous azimuts sur un processus de création en cours – comme si une œuvre était hors d’atteinte jusqu’à sa présentation publique. Cette difficulté s’expliquerait, en partie, par le contexte historique particulier de la pratique théâtrale québécoise, traditionnellement inscrite dans une promotion et une défense de la langue française et d’une identité québécoise. Inutile de rappeler que celles-ci, à l’époque de la Révolution tranquille – qui coïncide avec la formulation des premières politiques culturelles – étaient considérées, à juste titre, comme menacées. Le français étant une langue minorisée au Canada, et même dans la province de Québec, il est alors relégué aux milieux populaires, où les personnes qui en sont locutrices subissent une pression démographique et politique face à la majorité anglophone. De plus, l’autorité symbolique de la France et des standards de l’Académie française placent le français québécois dans une posture subalterne. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que la création théâtrale se soit vue porter, tout au long des années soixante et soixante-dix, époque phare pour le développement des arts au Québec, un mandat d’autopromotion et de validation culturelles. Le théâtre serait donc, au même titre que la chanson et ses poètes nationaux, vecteur de construction et d’unité nationales, ce qui relève d’une fonction réparatrice et réconfortante. Cette confusion perdure probablement aujourd’hui, alors que la pratique théâtrale demeure relativement jeune et que le réflexe d’autoaffirmation marque encore l’élan créateur de plusieurs œuvres québécoises. C’est ce que note Frank Weigand dans une comparaison au contexte théâtral allemand où l’identité nationale est autrement mise à mal :
Là où les Allemands se contentent de faire l’état des lieux de leur société de manière plutôt fataliste, les Québécois semblent plus idéalistes, voire utopiques : au lieu de remettre en cause la capacité de l’être humain à vivre ensemble, ils mettent en avant la nécessité de construire une communauté, même en dehors de tous les liens traditionnels (Weigand, 2014 : 22).
Cette attitude trouve, en outre, un terreau particulièrement fertile dans le rythme actuel de la production théâtrale, marqué par la cadence vertigineuse des diffusions et la contingence du marché. Chaque œuvre étant soumise à la compétition, elle se doit d’être défendue et vendue pour être « réussie ». Il y a un argumentaire promotionnel à développer, travail généralement relégué à la critique journalistique qui, obéissant elle aussi à un rythme effréné, n’est souvent traitée que comme une extension du département des communications de la production. On peut alors comprendre l’urgence des artistes à défendre la visibilité de leur spectacle par un recours à une dramaturge prête à légitimer, à confirmer la validité des choix artistiques, et que les objections de cette dernière soient perçues comme menaçantes7.
Mais y a-t-il vraiment à perdre dans la réflexivité? Pour les artistes, une relation moins qu’idéale avec une dramaturge peut effectivement mener au doute. Celui-ci peut entraver le travail de création en occasionnant une perte de repères, ou encore une déviation du parcours souhaité. Toutefois, rappelons que l’artiste a toujours la possibilité de rejeter les conseils de la dramaturge, voire de mettre fin à une collaboration, afin d’éviter ce risque. Du côté des dramaturges, le danger est plus élevé. Puisque cette fonction est encore peu présente dans le milieu, les personnes qui l’exercent – en grande partie des jeunes femmes – se trouvent dans une situation de grande précarité : leur survie dans le milieu théâtral dépend de leur réputation, donc de leur bonne entente avec les artistes. Ironiquement, alors qu’on les sollicite pour leur apport discursif à un processus artistique, les dramaturges peuvent ainsi craindre de partager librement leurs réflexions. De plus, il peut leur être difficile de se dissocier des choix artistiques de l’artiste : dès lors que leur nom est associé à une création, leur entière approbation tend à être présumée. Les dramaturges peuvent donc se sentir entravées dans leur travail, ou même choisir de se retirer du milieu pour préserver leur intégrité intellectuelle. Un tel phénomène a pu être observé, par exemple, dans la démission en bloc de cinq jeunes femmes – soutenues par un homme – du comité de rédaction de la revue Jeu, à la fin de l’été 2018, en pleine polémique autour de la pièce SLĀV : dans leur lettre de démission, ces femmes critiquaient notamment un manque d’écoute de la part de la direction, face à leur désir de contribuer à « la valorisation d’une variété de discours » (Delgado et Lalonde, 2018).
Propositions pour une posture critique de la dramaturge
Il nous apparaît que le travail d’une dramaturge se situe justement autour de la critique. Critiquer, c’est créer un doute qui peut être constructif et mener à identifier les manières dont une œuvre est susceptible d’être reçue ou interprétée par son public. Entretenir le doute, c’est permettre à l’artiste d’éclairer ses propres biais – en d’autres termes, de mettre au jour les angles morts à l’origine des contradictions internes d’une œuvre. Le débat pouvant résulter de la mise en doute peut certes éveiller des craintes, car il semble de prime abord improductif : il repousse le moment où on peut tirer des conclusions sur l’œuvre, dans un contexte de production où le manque de temps contraint déjà cruellement la création. Or, pour le bénéfice de l’œuvre, nous croyons que l’artiste doit être prêt·e à envisager de changer d’idée. Si les dramaturges possèdent un « savoir situé », comme évoqué précédemment, les artistes ont aussi une posture par rapport au contexte où leurs créations s’inscrivent, sans toutefois nécessairement en prendre conscience : « Lorsqu’on est orienté·e, il est possible de ne même pas remarquer que nous sommes orienté·e, de ne même pas penser à y penser8 » (Ahmed, 2006 : 5). Le travail des dramaturges cherche à susciter la prise de conscience des artistes. Pour ce faire, il est essentiel de les placer ou de les maintenir dans un état de désorientation, ou de mise en cause des réflexes et des présupposés.
Si la dramaturgie doit désorienter pour être effective, une posture marginale de la part de la dramaturge est alors non seulement légitime, mais utile à l’accompagnement du geste créateur : la personne issue de la marge est susceptible de présenter « un point de vue spécial sur soi, sur la famille et la société9 » (Collins, 1986 : S14) et de « puiser à même ce point de vue pour produire des analyses distinctives de race, de classe et de genre10 » (ibid. : S14-S15), pour reprendre les mots de Patricia Hill Collins. Ce point de vue externe et marginal est d’autant plus nécessaire pour faire accéder l’œuvre à une plus grande pluralité, mais il est également un vecteur important de la création :
Être à la marge, c’est faire partie de l’ensemble, mais hors du corps. […] En vivant à la marge, nous avons développé une façon particulière de percevoir la réalité. Nous en observions l’intérieur depuis l’extérieur, tout en observant l’extérieur depuis l’intérieur. Notre attention était tournée à la fois vers le centre et vers la marge, et nous comprenions les deux. Ce mode de perception nous rappelait l’existence d’un univers entier, un corps constitué d’un centre et d’une marge11 (hooks, 1984 : s.p.; nous soulignons).
Cependant, la perte de repères causée par une désorientation est une posture inconfortable pouvant entraîner un réflexe défensif de déni, puisque « lorsqu’on est désorienté·e, on peut percevoir l’orientation comme quelque chose que l’on n’a pas12 » (Ahmed, 2006 : 5-6) : l’artiste peut considérer que la dramaturge tente de plaquer une idéologie sur une œuvre qui n’en a pas et donc rejeter son travail. Or, comme nous l’avons vu, toute proposition artistique est orientée, que l’artiste en ait conscience ou non. L’analyse de ses orientations n’est pas une attaque idéologique, mais la nature même du travail dramaturgique. L’artiste qui perçoit ce travail comme une attaque de la valeur de ses propositions, comme un jugement de valeur injustifié, et qui rejette ainsi son apport, ne se prive-t-il ou ne se prive-t-elle pas d’une aide précieuse à la création? L’apport d’une dramaturge, par son regard à la fois intérieur à la création, mais aussi extérieur à l’artiste, peut permettre une telle prise de conscience, et ainsi clarifier et solidifier la communication des intentions de l’artiste à son public. Ce faisant, son travail peut empêcher le glissement vers une idéologie consensuelle où le point de vue orienté de l’artiste est considéré supérieur, moralement et philosophiquement, à celui de ses pairs comme à celui du public.
Quelles considérations pour l’avenir de la pratique dramaturgique dans la création québécoise?
Sur le terrain de la création, un accompagnement dramaturgique critique n’est pas simple. La maintenance d’un climat de travail sain est difficile dans un milieu où les rapports de pouvoir peuvent mener à des iniquités et même à une certaine forme d’exploitation. Bien sûr, puisque nous travaillons en contexte de production, notre travail se rapproche du rythme des artistes et nous sommes par conséquent soumises aux mêmes contraintes. La clarification des contrats de travail des dramaturges et des attentes envers celles-ci pourrait leur assurer une plus grande sécurité et éviter des conflits dus à des disparités entre les perceptions sur leur mandat. Ainsi, un·e artiste pourrait choisir d’embaucher une dramaturge pour un mandat de recherche documentaire, en précisant ne pas vouloir entendre son avis sur la production – ce que, toutefois, la démocratie de façade complique. Libre ensuite à la dramaturge d’accepter ou non d’associer publiquement son nom à la production – ce que, concrètement, peu d’entre nous peuvent se permettre, l’intégrité intellectuelle ayant un coût prohibitif nécessitant une certaine autonomie financière.
De toute évidence, la création d’un environnement de travail propice au travail dramaturgique est ardue, d’autant plus dans un contexte où l’acte artistique et l’ethos de l’artiste sont socialement valorisés, au point de nommer ce dernier ou cette dernière un·e « créateur·trice », comme en référence aux dieux. Par comparaison, le profil de l’intellectuelle, porteuse du doute et responsable de la désorientation, fait pâle figure. Surtout que, dans les rapports de force qu’implique déjà l’organigramme traditionnel de la création théâtrale au Québec, la question du genre intervient comme point d’orgue à notre réflexion : la plupart des personnes qui pratiquent la dramaturgie sont des femmes qui « prennent soin » de la création, naturellement associées au travail du care et au soutien. Nous croyons que le regard d’une dramaturge est encore plus important : il permet, de par sa posture particulière, d’offrir le recul nécessaire à la culture du doute, à la remise en question des choix et à la mise en lumière des orientations du geste artistique.
Par ailleurs, si la création relève de l’artiste, la réception est du domaine public. La dramaturge, en se trouvant à la fois d’un côté et de l’autre, tout en n’appartenant à aucun, est souvent la seule personne pouvant assurer le relai communicationnel entre ces deux pôles de l’œuvre. Au lieu de chercher à tirer des conclusions d’une œuvre où le « message » – de sensibilisation ou de provocation – est peut-être trop souvent considéré comme le but du geste artistique, ne pourrait-on pas se concentrer sur ce qu’elle ne parvient justement pas à conclure? Car n’est-ce pas justement ça, créer : réfléchir librement, confronter ses idées sans chercher de réponse et admettre, parfois, qu’on ne sait tout simplement pas? De cette manière, en laissant de côté l’accompagnement de l’artiste, tout en admettant que la dramaturgie s’apparente à une pratique de l’accueil, le travail de la dramaturge serait entièrement au service non pas de la personne à l’origine de l’œuvre, mais bien de l’œuvre elle-même.
***
Il nous apparaît désormais plus que nécessaire de se parler entre dramaturges afin de réfléchir aux possibilités d’une pratique dramaturgique critique. C’est pourquoi nous profitons de la tribune offerte ici pour lancer un appel général aux dramaturges œuvrant, au Québec, dans des conditions semblables à celles que nous avons décrites. Dans un contexte de défrichage de la pratique, il importe de briser la solitude pour rassembler nos forces, de communiquer et de nous solidariser afin d’aménager, entre nous, les espaces nécessaires à une pratique souveraine et responsable.
Image de couverture : Julie Parent
Bibliographie
AHMED, Sara (2006), Queer Phenomenology, Durham et Londres, Duke University Press.
DELGADO, Jérôme et Catherine LALONDE (2018), « Ramdam à la revue Jeu », Le Devoir, 7 septembre, ledevoir.com/lire/536182/ramdam-a-la-revue-jeu
HILL COLLINS, Patricia (1986), « Learning from the Outsider Within: The Sociological Significance of Black Feminist Thought », Social Problems, vol. 33, n° 6, p. S14-S32.
HOOKS, bell (1984), « Préface », Feminist Theory: From Margin to Center, Boston, South End Press.
LABRECQUE, Marie (2019), « L’insaisissable part du “dramaturg” », Le Devoir, 16 février, ledevoir.com/culture/theatre/547958/l-insaisissable-part-du-dramaturg
LÉPINE, Stéphane (2010), « L’interlocuteur ou celui qui dit toujours “oui” », entretien avec Stéphane Lépine, Le croissant de lune, 9 février, Montréal.
PROFETA, Katherine (2015), Dramaturgy in Motion: At Work on Dance and Movement Performance, Madison, University of Wisconsin Press.
SANDBERG, Sheryl (2013), Lean In: Women, Work, and the Will to Lead, New York, Alfred A. Knopf.
STALPAERT, Christel (2009), « A Dramaturgy of the Body », Performance Research, vol. 14, n° 3, p. 121-125.
UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL (s.d.), « Programmes de 1er cycle », École supérieure de théâtre, theatre.uqam.ca/programmes/1er-cycle/
WEIGAND, Frank (2014), « Identités et ruptures », Jeu, n° 150, p. 20-25.
- 1. « Orientations shape not only how we inhabit space, but how we apprehend this world of shared inhabitance, as well as “who” or “what” we direct our energy and attention toward ». Toutes les citations en anglais de cet article ont été traduites par nos soins.
- 2. « [T]he micro dramaturgy in the rehearsal should communicate with a macro dramaturgy of the social ».
- 3. « How the dramaturg manifests affiliations, performs her identity, or even just takes up space will inevitably affect what goes on in that room ».
- 4. Cette réflexion a été amorcée par Marilou Craft dans le cadre de son intervention lors du colloque L’indiscipline dramaturgique. Territoires de la dramaturgie, tenu à l’École Normale Supérieure de Lyon, du 25 au 27 mars 2019.
- 5. Dans son article paru dans Le Devoir, Marie Labrecque parle du rôle du Dramaturg comme d’un travail « de l’ombre » (Labrecque, 2019).
- 6. Dans le milieu de l’édition, un·e sensitivity reader est une personne qui lit une œuvre littéraire dans le but précis d’identifier d’éventuelles sources de conflits auprès de certaines communautés.
- 7. Cette idée s’inspire des travaux que mène Sophie Devirieux dans le cadre de sa thèse, Politiques de la scène. Une analyse comparative des scènes contemporaines de théâtre entre Montréal et Berlin (dépôt prévu à l’été 2020).
- 8. « When we are orientated, we might not even notice that we are orientated: we might not even think “to think” about this point »
- 9. « This “outsider within” status has provided a special standpoint on self, family, and society ».
- 10. « [M]any Black intellectuals […] tap this standpoint in producing distinctive analyses of race, class, and gender ».
- 11. « To be in the margin is to be part of the whole but outside the main body. […] Living as we did on the edge we developed a particular way of seeing reality. We looked both from the outside in and and from the inside out. We focused our attention on the center as well as on the margin. We understood both. This mode of seeing reminded us of the existence of a whole universe, a main body made up of both margin and center ».
- 12. « When we experience disorientation, we might notice orientation as something we do not have ».
CRAFT, Marilou et Sophie DEVIRIEUX (2021), « Quelques réflexions pour une approche critique de la dramaturgie dans la pratique théâtrale québécoise actuelle », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/quelques-reflexions-pour-une-approche-critique-de-la-dramaturgie-dans-la-pratique