Des musiciens se trouvent dans une cale de bateau. Plan d'ensemble.

Les espaces résonants : parcours d’écoute, co-vibration et milieu

L'utilisation d'un dispositif d'écoute de qualité (casque ou haut-parleurs) est recommandée. La lecture du texte peut se faire pendant ou après le visionnement des séquences audiovisuelles.

 

 

La compositrice Hildegard Westerkamp nous parle d’une voix douce et calme :

Commencez par écouter les sons de votre corps qui se déplace. Leur proximité permet d’établir un dialogue entre vous et l’environnement. En entendant ces sons infimes, presque silencieux, vous progressez à travers un environnement aux proportions humaines. En d’autres termes, vous « parlez » à votre environnement avec votre voix et vos pas. Le lieu répond à son tour en donnant à vos sons une qualité acoustique spécifique.

Éloignez vos oreilles de ces sons et écoutez au-delà, dans la distance. Quel est le son le plus silencieux? Qu’entendez-vous d’autre?

Jusqu’à présent, vous avez isolé les sons les uns des autres dans votre écoute. Mais chacun d’entre eux fait partie d’une plus grande composition environnementale, écologique. Par conséquent, rassemblez les sons et écoutez-les comme s’il s’agissait d’un ensemble musical joué par différents instruments (1974, notre traduction).

Les principes de la promenade sonore sont autant une manière d’explorer son environnement qu’une manière de composer des espaces, d’arpenter des paysages sonores. Le corps en mouvement devient une membrane, un lieu de passage et d’interaction entre l’intériorité du promeneur écoutant et l’environnement dans lequel il évolue. En ce sens, l’écoute appelle et implique une manière d’interagir avec le monde. Et la promenade sonore est une façon de s’inscrire dans son environnement, de façonner un milieu en modulant sa présence et son attention.
 

 

 

 

 

Dallaire [d’une voix incertaine] : « Comment décrire cet espace où se rencontrent le bruissement des feuilles, le mouvement visuel des arbres et les bifurcations d’une pensée qui se cherche? Si je parle dans cette forêt, est-ce que mes idées se transforment? Comment le grain de ma voix et le sens de mon discours sont altérés par cet espace de diffusion? »

 

Interroger la dynamique des espaces, l’importance du contexte, la dimension écologique de notre rapport au monde sonore, ce serait tout d’abord s’attarder à l’importance des relations dans ce processus d’écoute.

La création sonore (faite de modulation, de résonance, de co-vibration) est un territoire problématique que nous arpentons pour penser les relations entre les corps et leur environnement...

L’espace sonore cinématographique est le produit d’interactions changeantes entre l’auditeur·trice, le dispositif d’écoute et la matière sonore. L’écoute implique à la fois une ouverture du corps face aux phénomènes environnementaux et une capacité de façonner cet environnement en adoptant une posture et en performant des gestes. Les rencontres, les résonances, les événements se présentent au fil d’un parcours d’écoute. L’espace évolue dans le temps, il se transforme au rythme des fluctuations et se compose de mouvements d’expansion et de contraction, de densification et de raréfaction, de rupture et d’enveloppement.

L’architecte Christian de Portzamparc décrit ce processus de structuration temporelle de l’espace :

[On] perçoit rarement les choses de l’espace dans une situation fixe. Même si l’on ne se déplace pas, on les recompose mentalement en une séquence, un enchaînement : tel objet, telle situation existent après un autre, avant un troisième… […] Ainsi, je perçois l’espace comme un phénomène qui, par sa dimension séquentielle dans le temps, rejoint l’expérience musicale. Le cinéma nous a apporté l’expérience de cela. (Portzampac dans Szendy, 1994 : 98)

 

Dans cette séquence d’ouverture de mon film sonore Le rêve d’Ida (2019), la réverbération m’aide à percevoir l’implication réciproque du son et de l’espace. L’espace sonore se compose au fil d’une série d’émergences, de persistances et de lentes disparitions. La voix est ici un révélateur d’espaces : elle nous fait ressentir la configuration des lieux et nous rend attentif aux significations instables qui apparaissent dans les ambiances, circulant des bruits à la musique en passant par la parole.

Le cinéaste et chercheur Serge Cardinal décrit la spatialité singulière du son en tirant toutes les conséquences de son écoute d’un oiseau :

Un corbeau, c’est une projection d’espace, une figure qui projette de l’espace : le chant du corbeau n’est que direction et pan ; il n’existe que dans et par cette genèse incomplète d’espace. Si le paysage pictural a pu s’organiser autour d’une figure comme son centre, et gagner ainsi la spatialité d’une scène, le paysage sonore pour sa part ne serait pas privé de figures, comme on le soutient souvent ; bien au contraire, il ne cesserait d’en produire : non pas celles qui organisent un espace indépendant autour d’elles, mais des figures qui apparaissent et disparaissent avec cet espace, un espace inséparable d’elles (2018 : 157, nous soulignons).

L’écoute attentive est une manière concrète d’éprouver l’altération du lieu par le corps tout autant que la modulation des sujets par les ondes. La co-vibration (intrication du son et de l’espace) devient ici une façon de concevoir et de percevoir l’espace sous le mode de l’exploration, de l’incomplétude, de la rencontre.
 

 

La diffusion du son informe, intensifie, raréfie, façonne l’espace ; plus précisément, le son et l’espace filmique se singularisent de manière réciproque à travers les notions d’échelle, de distance, d’enveloppement, de contiguïté, de plan, de seuil, de réverbération. En effet, c’est en découvrant les multiples trajectoires d’un son à partir de sa source d’émission jusqu’à sa vibration dans le corps de l’auditeur·trice que l’on constate la complexité des figures du paysage sonore.

[L]orsqu’une onde acoustique se propage dans un espace […], il apparaît des milliers de réflexions répétées sur les surfaces des obstacles (murs, meubles, etc.). La proximité temporelle des réflexions empêche notre oreille de percevoir celles-ci de façon indépendante. Notre oreille fusionne toutes ces réflexions et conclut à une persistance du son, que l’on entend plus ou moins clairement après que la source a fini d’émettre (Merlier, 2006 : 158).

Dans un contexte de création sonore, le/la preneur·euse de son développe des manières d’occuper l’espace ; le positionnement du microphone modifie le dosage entre les ondes directes et celles qui sont réfléchies par les surfaces, créant des effets spatiaux d’éloignement ou de proximité et des changements de timbre liés à la matérialité des cloisons. Le/la preneur·euse de son prend position dans un espace qu’il contribue à façonner : plus le microphone s’éloigne de la source d’émission, plus l’espace devient audible; inversement, plus le microphone s’approche de la source, plus le son s’isole de son lieu de diffusion.

Écoutons l’artiste sonore Chantal Dumas décrire cette interaction entre l’espace, le son, la « sensibilité » du microphone et la subjectivité de l’auditeur·trice :

Quand on fait une prise de son, il n’y a pas de cadre délimité comme à l’image, parce que le son est partout dans l’espace. La directivité d’un micro permet de donner d’une certaine façon ce cadre : d’avoir un gros plan, un plan éloigné, un plan plus large. Et après ça, derrière le micro, comme derrière la caméra, il y a quelqu’un, un auteur, qui a sa propre perception. Même si on tente de faire une prise de son neutre, ça ne l’est pas. Déjà, l’équipement et le positionnement du micro vont déterminer les composantes de la prise de son. Ce qui est tout à fait subjectif. (2014 : 4).

Et c’est alors que l’écoute peut nous aider à comprendre la notion de milieu, cette « entité relationnelle » théorisée par le philosophe et géographe Augustin Berque pour décrire les rapports entre les êtres et leurs espaces vécus.

Le milieu suppose le sujet, qui suppose le milieu. Il y a entre les deux termes non point l’altérité radicale que le dualisme postule abstraitement entre le subjectif et l’objectif, mais une élaboration concrète et réciproque […]. Ni le sujet, ni le milieu n’existent en soi : le sujet suppose le milieu pour devenir sujet, le milieu suppose le sujet pour devenir milieu (2015).

C’est cette hétéronomie qu’expérimentent le/la preneur·euse de son et l’auditeur·trice lorsqu’ils et elles suivent les trajectoires du son et de ses projections d’espace.
 

 

 

Cette manière d'écouter et de prendre le son oriente ma pratique du cinéma : en mixant des plans des êtres, des mouvements et des idées, je dois rester attentif à la singularité de nos espaces vécus. Dans son livre Faire corps avec le monde, le chercheur Benjamin Thomas nous convainc qu’une des puissances du cinéma est de composer des milieux : c’est sa dimension mésographique.

Si un corps est un sujet, c’est que sa présence se révèle à la vue d’un corps avec le monde, qui se meut dans le monde, qui y dessine une trajectoire propre, y privilégie des directions, s’y synchronise à sa façon, crée son rythme avec celui des choses, répond à leur proposition, se donne à l’effort ou au repos (Thomas, 2019 : 166-167).

Si le travail mésographique du film informe un sujet filmique, il le fait donc avant tout en rendant visible et sensible une manière singulière d’habiter un lieu, de le pratiquer, de s’y mouvoir, de participer avec lui à un moment (Thomas, 2019 : 172).

Cette idée de moment m’interpelle parce qu’elle fut importante pour orienter les gestes de l’équipe de tournage (une saxophoniste, quatre preneur·euses de son, un caméraman). L’improvisation est pour moi une méthode d’interaction entre les membres de l’équipe cinématographique et musicale qui favorise une conscience et une exploration du milieu, pour, comme le dit la saxophoniste Ida Toninato : « se fondre dans l’espace ou en provoquer la réverbération ».

… répondre à l’espace, composer avec lui, en faire partie…

Si nous sommes suffisamment attentif·ves, l’espace nous aide à bâtir un cadre d’actions pour interagir avec les sons et les personnes présentes lors du tournage.
Si nous sommes suffisamment réactif·ves, nous pourrons capter (à l’aide de la caméra et des microphones) et agencer (par le montage et le mixage) des espaces inouïs.
Si nous sommes suffisamment impliqué·es, le partage de notre expérience modifiera à la fois le milieu et le sujet.

Les artisan·es du film participent alors à un processus d’échange, de transformation réciproque qui inscrit les gestes individuels dans un mouvement collectif. La création collaborative « enjoint le sujet improvisant à se réaliser […] non pas à travers l’affirmation d’une subjectivité triomphante, mais dans le jeu de la relation empathique qu’il tisse avec le collectif présent et la situation sonore dans son ensemble » (Saladin, 2014 : 371).

 

 

Et de la promenade sonore en forêt en passant par la cale de bateau ou la structure métallique, le désir d’adopter une posture adéquate selon le contexte oriente à la fois notre perception, nos interactions sociales et nos gestes de création musicale et cinématographique.

C’est le philosophe Henri Maldiney qui parle (à nous tous·tes): 

L’esthétique elle aussi est une éthique. Ethos en grec ne veut pas dire seulement manière d’être mais séjour. L’art ménage à l’homme un séjour, c’est-à-dire un espace où nous avons lieu, un temps où nous sommes présents – et à partir duquel effectuant notre présence à tout, nous communiquons avec les choses, les êtres et nous-mêmes dans un monde, ce qui s’appelle habiter (Maldiney, 1973 : 202).

Dans notre contexte actuel, habiter, c’est une posture, c’est une série de gestes, c’est une action qui traduit la dimension écologique de l’espace vécu.

Et pour moi, cette manière d’écouter/habiter le monde modifie durablement ma manière de faire du cinéma, mais aussi mon regard. Au-delà du son, c’est une éthique du milieu que la formule du musicien Fred Frith décrit très bien : « Laissons l’espace nous dire ce que nous devons faire, ce que nous devons être. » (Riedelsheimer, 2004). C’est une manière de relativiser la volonté artistique et les désirs de contrôle, d’improviser avec les lieux, avec la caméra, avec les corps, avec les sons.

 

 

Le philosophe Jean-Luc Nancy répète très lentement :
« Écouter, c’est entrer dans cette spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré : […] c’est être […] au dehors et au dedans, être ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en l’autre. » (2002 : 33)

En somme, présence, contexte et résonance, telles sont les variables d’une écologie de la fabrique du sonore.

Présence, contexte et résonance…
 

 

Écouter

Habiter

 

 

Cette recherche remixe des sons et des images provenant de trois projets (Dynamique de la pénombre, 2012, réalisé avec Félix Dufour-Laperrière ; Le rêve d’Ida, 2019 ; Les espaces résonants, en cours, réalisé avec Ida Toninato). Nous entendons dans la dernière vidéo un extrait de la pièce « Ida’s dream » (musique d’Ida Toninato, mixage et recomposition par Iván Solano). La photographie dans la cale de bateau a été prise par Antoine Amnotte-Dupuis.

Nous tenons à remercier les gars et les filles de son qui ont participé à l’élaboration de ces films : Chantal Dumas, Simon Gervais, Ariel Harrod, Ida Toninato, Louis Trottier.

Nous tenons à remercier les gars et les filles d’image qui ont participé à l’élaboration de ces films : Antoine Amnotte-Dupuis, Charles-André Coderre, Anne-Michèle Fortin, Alexis Landriault.

 

 

Bibliographie

BERQUE, Augustin (2015), Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin.

CARDINAL, Serge (2018), Profondeurs de l’écoute et espaces du son. Cinéma, radio, musique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg.

DÉOTTE, Jean-Louis et Peter SZENDY (1994), « Auralités. Propos impromptus sur l’aura et l’espace du son », Espaces. Les Cahiers de l’Ircam. Recherche et musique, no 5, 1er trimestre, p. 183-196.

DUMAS, Chantal (2014), « Chantal Dumas, artiste du son. Présence, couleur, espace et image sonores », http://www.creationsonore.ca/ateliers-de-maitre/

MALDINEY, Henri (1973), Regard, parole, espace, Lausanne, L’Âge d’Homme.

MERLIER, Bertrand (2006), Vocabulaire de l’espace en musiques électroacoustiques, Paris, Delatour France.

NANCY, Jean-Luc (2002), À l’écoute, Paris, Galilée.

RIEDELSHEIMER, Thomas (2004), Touch the sound: A sound journey with Evelyn Glennie. HD, 5.1, 99 min.

SALADIN, Mathieu (2014), Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique, Dijon, Les presses du réel.

SZENDY, Peter (1994), « Registres de l’architecture. Entretien avec Christian de Portzamparc », Espaces. Les Cahiers de l’Ircam. Recherche et musique, no 5, 1er trimestre.

THOMAS, Benjamin (2019), Faire corps avec le monde. De l’espace cinématographique comme milieu, Strasbourg, Circé.

WESTERKAMP, Hildegard (1974), « Soundwalk », Sound Heritage, vol. 3, no 4.

 

 

DALLAIRE, Frédéric (2020), « Les espaces résonants : parcours d’écoute, co-vibration et milieu », L’Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/les-espaces-resonants-parcours-decoute-co-vibration-et-milieu

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