Ce troisième Vivarium est motivé par le désir de penser, à partir et au travers des arts vivants et des arts médiatiques, les interactions, les collaborations et les coopérations possibles entre les systèmes d’intelligence artificielle (algorithmes robotique, apprentissage profond, réseau neuronal artificiel, etc.) et la performance artistique.
Si les systèmes d’intelligence artificielle sont généralement perçus comme immatériels, ils possèdent pourtant un pouvoir performatif sur nos cultures et opèrent selon des régimes matériels singuliers et concrets. Ces systèmes co-performent au sein de nos sociétés, nos cultures, nos modes d’attention, nos pratiques et nos relations de manière à optimiser des tâches précises afin de les automatiser. Cette prétendue optimisation, dont les mérites sont vantés par les actrices et acteurs de la technosphère économique, vient avec nombre de contradictions et de déséquilibres. Par exemple, l’optimisation de l’engagement sur les plateformes des réseaux sociaux a fortement contribué à la prolifération des fausses nouvelles (fake news) et l’utilisation de l’apprentissage automatisé dans les domaines financier et juridique contribue dans bien des cas au renforcement d’injustices socio-économiques existantes (O’Neil, 2016). Par le biais de l’automatisation et de la robotisation de logiques extractivistes, coloniales, patriarcales et capitalistes, les systèmes d’Intelligence artificielle participent trop souvent à la reconduction de dynamiques de domination plutôt qu’à des formes de croissance saines et durables sur le plan politique.
Aussi, comme l’évoquaient Madeleine Akrich (1992) puis Bruno Latour (2009), les objets technologiques sont dotés d’un protocole qui prescrit ou proscrit les comportements, les actions et les réactions à afficher et aussi les rôles et les postures à adopter au sein de ces interactions. Autrement dit, le design de l’artéfact appelle à des interactions fondamentales codifiées et normatives. Au contact de sa marchandisation, les systèmes d’intelligence artificielle affichent deux problèmes qui nous intéressent ici : d’une part, les technologies (re)matérialisent des scripts sociaux (l’encodage des biais conscients et inconscients des concepteur·trices) et, d’autre part, elles appellent à des relations scriptées à l’avance avec ses utilisateur·trices.
Ce dossier porte son attention sur des pratiques artistiques qui mobilisent des intelligences artificielles afin de mettre en scène, en œuvre ou en espace une rematérialisation critique et sensible de ces technologies. Celles-ci ne sombrent ainsi ni dans une analyse incendiaire distanciée, ni dans une adoption enthousiasmée de ces technologies. Naviguant entre ces deux extrêmes, les artistes-chercheur·euses qui ont participé à ce dossier explorent, expérimentent, détournent, jouent et performent directement avec des systèmes d’intelligence artificielle, ouvrant la voie à des interprétations critiques ancrées dans la matérialité des algorithmes et des agents artificiels. La recherche-création en arts vivants et en arts médiatiques, en se ressaisissant de ces mêmes technologies, tient ici un rôle déterminant, car elle contribue à la formation d’alternatives qui nous poussent à repenser notre lien aux technologies au sein d’une relation de coopération qui s’extrait d’une logique de productivité et qui s’imagine dans l’essai, dans la tentative et dans l’expérimentation sensible. Autrement dit, en coopérant avec les technologies et en rejetant un préformatage technologique, l’art nous permet d’apprendre à performer autrement le monde. La recherche-création nous permet de reconceptualiser ces enjeux en les positionnant sur un tout autre terrain de réflexion. Par ricochet, par sabotage ou par diffraction, les œuvres qui performent les intelligences artificielles et la robotique esquissent de nouvelles écologies relationnelles entre humains et technologies.
Quelques définitions
Les deux termes performance et intelligence artificielle regroupent une multiplicité de sens et de pratiques. Leurs alliances ne font que décupler les possibles ouverts par chacune de ces définitions. Le terme intelligence artificielle est polysémique, référant à la fois à (1) un agent artificiel qui participe ou est mis en scène au sein d’un processus de création d’une œuvre (on dira alors « une intelligence artificielle » ou « des intelligences artificielles »); (2) un champ de recherche historique qui comprend plusieurs sous-domaines de pratiques (l’apprentissage profond, l’apprentissage machine, la robotique, la reconnaissance visuelle, la compréhension du langage naturel, etc.); (3) l’ensemble des innovations les plus récentes dans ces sous-domaines considérées comme la « vraie » intelligence artificielle, les techniques plus anciennes étant reléguées au champ de l’informatique ou de la robotique; et (4) un mouvement continu vers le futur. Par performance, nous référons à l’ensemble d’un champ artistique, c’est-à-dire à la performance comme discipline artistique. La notion est ici entendue au sens large, car par performance nous mobilisons la mise en jeu de différentes coprésences, humaines et non-humaines, dans un espace numérique ou non numérique. Cependant, à la croisée des chemins avec l’intelligence artificielle, la performance revêt aussi le sens suivant : donner les moyens à un système synthétique d’optimiser un processus ou un procédé par les voies de sa technologisation. Aussi, il nous faut prendre en considération que ce qui est d’abord exigé des systèmes d’intelligence artificielle, c’est bien souvent de performer une tâche qu’on lui attribue ou encore d’imiter des performances humaines (reconnaître des formes, classifier et catégoriser des images, recommander un contenu, etc.). Ces frictions qui existent entre ces nombreuses définitions de la performance et des intelligences artificielles ne font que nourrir notre intérêt pour ce qui se produit lorsque, par la recherche-création, les artistes-chercheur·euses s’emparent de ces frottements.
Toutes ces considérations s’inscrivent, à différents égards, dans les processus de recherche et de création des contributeur·trices qui ont généreusement participé à ce dossier. Elles et ils interrogent la manière dont l’intelligence artificielle vient infléchir notre conception de la performance comme média et de l’interprète ou des collaborateur·trices comme étant exclusivement humain·es et inversement, comment la performance artistique vient extraire les intelligences artificielles d’une logique productiviste. Chacune de ces contributions propose d’interroger, de critiquer ou de renouveler les imaginaires de l’intelligence artificielle et de la robotique par les voies de la performance.
La conversation a été la méthode d’investigation privilégiée pour fabriquer ce dossier. C’est donc à travers le dialogue et l’échange que les artistes-chercheur·euses participant·es ont enquêté sur leurs pratiques. En ce sens, cette initiative vise à mettre de l’avant des pratiques qui privilégient l’interrogation comme mode de rencontre entre soi et la matière technologique.
Que ce soit à travers une forme librement inspirée de la méthode d’entretien d’auto-explicitation (Marine Theunissen), d’un récit somatique qui s’articule autour d’une rencontre intensive avec un cube robotisé (Audrey Rochette et Petra Gemeinboeck), d’un entretien écrit (Justine Emard), d’une expérience d’ASMR1 privilégiant l’intimité sonore entre l’artiste et son public en ligne (Erin Gee) ou encore d’une table ronde (Louis-Philippe Demers, Erin Gee, Alexandre Saunier, Marine Theunissen, Sofian Audry et Julie-Michèle Morin), le mode de la conversation crée des passages pour penser le sujet avec souplesse et amplitude. Par itérations, par paroles échangées, se construit au rythme et au fil des conversations une réflexion en action, matérialisée dans ce dossier.
Nous espérons que ces prises de paroles, ces élans critiques et ces exercices de réflexion sauront vous permettre d’investiguer sensiblement votre relation aux intelligences artificielles.
Bonne lecture!
Sofian Audry et Julie-Michèle Morin
Bibliographie
AKRICH, Madeleine (1992), « The description of technical objects », dans Bijker W. E. et Law J. (dir.), Shaping Technology/Building Society. Studies dans Sociotechnical Change, Cambridge (Massachusetts), The MIT Press, p. 205-224.
LATOUR, Bruno (2009), « Where are the missing masses? The sociology of a few mundane artifacts », dans Jognson D. G. et Wetmore J.M. (dir.), Technology and Society. Building Our Sociotechnical Future, Cambridge (Massachusetts), The MIT Press, p. 151-180.
O’NEIL, Cathy (2016), Weapons of Math Destruction: How Big Data Increases Inequality and Threatens Democracy, New York, Crown.
- 1. ASMR est l'acronyme de « Autonomous Sensory Meridian Response » ou, en français, « réponse autonome sensorielle culminante » et correspond à un ensemble de pratiques vocales, sonores et visuelles visant à générer dans le corps du spectateur ou de la spectatrice des sensations distinctives agréables de picotement ou de fourmillement.