Audrey Rochette habitant le costume cubique.

Dialogues cinétiques

Une expérience somatique, affective et mentale vécue au contact d’un artefact robotique dans le projet Machine Movement Lab

 

Conversation entre Audrey Rochette et Petra Gemeinboeck

 

Depuis 2018, j’ai la chance de participer comme performeuse et associée de recherche à plusieurs étapes du projet Machine Movement Lab, mené par Petra Gemeinboeck et Rob Saunders. Cette chercheuse et ce chercheur, dont le travail croise les champs de la robotique créative, des nouveaux matérialismes et de l’intelligence artificielle, repensent la relation humain-machine dans une approche d’investigation basée sur la performance. Petra Gemeinboeck, co-auteure avec qui j’entretiens une conversation dans le cadre de ce récit de pratique, détaille ici les fondements et les objectifs de cette recherche :

Petra Gemeinboeck Le Machine Movement Lab (MML) est un projet collaboratif de recherche-création qui rassemble des concepts et des techniques issues de la robotique créative, de la chorégraphie et de l’apprentissage automatisé (machine learning). Cette initiative s’inscrit dans une démarche incarnée et mobilise des perspectives posthumaines. Depuis ses débuts en 2015, le projet vise à réimaginer nos modes de relation avec les machines en proposant au champ des pratiques d’interaction humain·es-robot des investigations critiques et ancrées dans la performance. Ces enquêtes matérielles embrassent de manière créative les différences et les asymétries entre les humain·es et les machines afin de créer un terrain de jeu plus horizontal pour ces rencontres plus qu’humain·es (more than human). Pour explorer ce territoire, nous concevons, construisons et entraînons des artefacts robotiques abstraits, façonnés à partir d’une pratique d’enchevêtrement (a pratice of becoming entangled) avec l’artefact et ses singulières capacités non humaines. Notre approche se base sur un « devenir avec » (becoming with) l’altérité du robot et consiste à construire des costumes portables (wearable costumes) qui rendent compte des potentialités matérielles-spatiales de l’artefact. Nous demandons ensuite à Audrey et aux autres interprètes en danse d’habiter et de se mêler physiquement au costume du robot afin de sentir kinesthésiquement et de bouger avec cet autre, ce corps machinique. Le costume nous permet aussi de capturer les dynamiques cinétiques à l’œuvre dans cet entrelacement hybride. Ces investigations physiques avec le costume cubique informent ensuite l’apprentissage automatisé de notre robot, le Cube Performer (ressemblant au costume cubique), et sa façon d’apprendre à improviser des mouvements1.

L’hypothèse centrale du Machine Movement Lab est le suivant : l’enchevêtrement corporel des humain·es avec l’artefact machinique et ses différents potentiels matériels et affectifs ouvre des modes d’empathie transcorporelle. Cela semble se traduire également dans le senti kinesthésique-matériel chez le public lorsque celui-ci rencontre le Cube Performer (Gemeinboeck, 2021). Nous croyons que le potentiel relationnel et génératif du mouvement, couplé à sa capacité de susciter l’empathie transcorporelle chez l’autre, est la clé de voûte d’une fabrication de sens riche (meaning-making) avec les machines sociales, en évitant les représentations de façade ou les faux-semblants tels que les caractéristiques anthropomorphiques chez les robots.

Présentement, nous développons une pratique de performance diffractive2 (diffractive performance-making practice) avec des interprètes (humain·es), des costumes cubiques et le Cube Performer afin d’explorer des chorégraphies relationnelles plus-qu’humaines (more-than-human choreographies of encounter). La création d’une performance, en tant que mode expérimental d’investigation, nous permet de générer des partitions performatives qui sondent la conception des relations humain·es-robots tout en restant ouvert·es aux affects émergents des corps (humains) et des choses (machines) lorsqu’ils et elles résonnent ensemble3.

Version originale

 

Lors des séances de travail auxquelles j’ai participé en tant que performeuse, j’ai été invitée à entrer dans le costume cubique, qui a été conçu selon les conditions et les potentialités de l’artefact robotique Cube Performer4. Ce dernier est un assemblage de tréteaux et de pistons sur roulettes omnidirectionnelles. Il peut déployer des mouvements de façon tridimensionnelle dans l’espace : ses roulettes lui permettent de se déplacer dans toutes les directions, tandis que ses tréteaux et ses pistons lui permettent d’effectuer des élévations, des translations et des torsions dans une vaste gamme de variations dynamiques. C’est par-dessus cet assemblage qu’est inséré le costume cubique dont la réplique est le moyen permettant d’explorer et « d’étudier le potentiel générateur du mouvement et de ses dynamiques comme moyen de création de sens » (Gemeinboeck, 2021, p. 2). Ainsi, sous la direction de la chorégraphe et collaboratrice Marie-Claude Poulin et de la leader du projet Petra Gemeinboeck, mon rôle a été de mouvoir ce costume et de participer à l’exploration de son potentiel expressif. Conjointement à cette recherche qualitative, les données cinétiques produites étaient enregistrées à l’aide d’un dispositif de capture de mouvement fixé sur le costume cubique. Ces données, sous forme de séquences, servaient à informer le processus d’apprentissage automatisé de l’artefact robotique : en accumulant de telles séquences, le Cube Performer pourrait éventuellement apprendre à reconnaître certains motifs récurrents pour plus tard générer ses propres gestes (Gemeinboeck, 2021). À cet effet, je devais parfois reproduire plusieurs fois une même séquence de façon assez similaire, mais avec suffisamment de variations pour que la différence soit significative dans le cadre de son processus d’apprentissage, et ce, afin qu’il apprenne qu’un même geste a plusieurs façons de se déployer (voir vidéo 1).

 

 

Malgré le caractère systématique de cette opération, c’était aussi et avant tout une qualité relationnelle qui était recherchée5, c’est-à-dire une qualité de mouvement émergeant de mes interactions avec le costume cubique et avec l’artefact robotique6. Dans ce récit de pratique, je propose de décrire et d’analyser le souvenir de ces interactions d’un point de vue somatique, affectif et mental pour mettre en lumière les enchevêtrements humain-objet et humain-machine que j’ai conscientisés au cours de ce processus. Je m’intéresserai d’abord à la manipulation du costume cubique, dont les manœuvres physiques déployées pour cette opération révèlent une négociation intéressante entre la contrainte de la matérialité de l’objet et l’expressivité du mouvement. J’analyserai ensuite les transpositions somatiques et mentales que j’ai effectuées entre mon corps et cette architecture cubique afin de la rendre expressive. Puis je me pencherai sur une expérience d’improvisation avec l’artefact robotique lui-même, laquelle témoigne de la façon dont j’ai eu recours à un processus de fiction pour entrer en relation avec lui. En dialogue avec des extraits d’archives de discussions captées après une période de travail en juin 2019, ainsi que des extraits d’une conversation ayant eu lieu en décembre 2021 avec la leader du projet, Petra Gemeinboeck, je m’intéresse aux questionnements que ce processus a fait surgir et au sens que j’ai construit à partir de ces expériences au contact d’un artefact robotique.

 

Mouvoir le costume cubique :
Un tissage de contraintes et d’expressivité


Extrait choisi d’une discussion ayant eu lieu après une séance de travail.
2019 – Université des arts appliqués de Vienne.

Petra  Peux-tu décrire un peu comment tu te prolonges dans le costume cubique pour produire ces différentes qualités expressives?

Audrey  Toutes les qualités de mouvement se déploient depuis le volume central de mon corps, parce que mes avant-bras se fixent à la boîte en poussant contre elle. Si je veux déployer une qualité légère, par exemple, je dois vraiment la travailler à partir de là [le plexus], mais aussi en relation avec le plancher […]. C’est une question de relation entre les points où je m’ancre. Je fixe mes avant-bras, et je me stabilise dans le sol. Les qualités de mouvement vont naviguer entre ces points d’ancrage.
[…]

Petra  Et parfois tu vas utiliser ton dos aussi?

Audrey  Oui, j’essaie différentes configurations pour voir ce que ça change. C’est intéressant parce que tandis que mon corps s’organise, mon attention est ailleurs et crée des relations avec autre chose. Alors je me sens comme si la boîte et moi ne sommes plus deux éléments séparés.

Version originale

Je me rappelle que les premières fois où je me suis insérée dans le costume cubique et que j’ai commencé à le manipuler, je m’impatientais parce que je n’arrivais pas à le contrôler. Il a un poids important et, conséquemment, je dois mobiliser une certaine force musculaire pour le soulever. Je dois poser mes mains, ou une autre surface de mon corps, contre les parois de contreplaqué et la fenêtre de plexiglas : l’adhérence de ces matières rigides me permet d’ancrer mes points de contact et d’effectuer une poussée vers l’extérieur, une abduction. C’est grâce à cette opération, effectuée en opposition entre deux appuis et l’ancrage de mes jambes au sol, que je contrôle suffisamment le costume pour produire différentes qualités de mouvement. La dynamique qui se loge dans cette poussée centrifuge révèle cependant bien plus qu’une simple prise de pouvoir sur l’objet où je lui imposerais mon cinétisme. Ces ancrages me permettent effectivement d’agir sur lui et de transmettre les différentes qualités dynamiques qui se déploient à partir de mon corps central. Mais ce mouvement d’abduction est aussi une négociation : la contrainte considérable que la matérialité du costume opère sur moi m’oblige à le ressentir, à le recevoir, dans toute sa constitution. Malgré une certaine flexibilité des parois, le matériau opère une résistance centripète à ma poussée. Sa forme cubique m’oblige à calculer stratégiquement mon positionnement et celui de mes prises. Sa forme m’impose aussi des limitations d’amplitude dans la spatialité du mouvement – je ne voudrais pas, par exemple, enfoncer un de ses coins dans le plancher. Toutes ces sensations informent et contribuent à mon expression corporelle, elles nourrissent mon mouvement en retour. Ainsi, en creux de ces points de contact avec le costume, une alternance oscillante se joue entre l’action centripète de la contrainte et la dynamique centrifuge de mon expression corporelle; le sentir et l’agir s’y chevauchent dans une boucle perpétuelle. C’est dire que le mouvement produit n’est pas seulement le mien, il est le fruit d’un dialogue avec l’objet. En ce sens, c’est lorsque j’ai commencé à réellement travailler avec la contrainte du costume que je suis arrivée au contrôle nécessaire pour raffiner les qualités de mouvement que je déployais. L’écoute du comportement de la matière a transformé une simple stratégie de manipulation en un dialogue conscient, et cette sensibilité nouvelle a éventuellement ouvert la porte à une relation kinesthésique plus riche. C’est grâce à elle que j’ai pris conscience du foisonnement sensoriel de mes échanges avec le costume, et de la possibilité de laisser sa matière s’imprimer en moi, ce qui a parfois eu pour effet de confondre nos réalités physiques dans ma perception.

 

Mouvoir le costume cubique :
Cartographies croisées


Extrait choisi d’une discussion ayant eu lieu après une séance de travail.
2019 – Université des arts appliqués de Vienne.

Petra  Est-ce que tu te vois comme cet objet? As-tu une vision externe de toi-même?

Audrey  Je ne me vois pas de l’extérieur, je ne pense pas à ce que je produis. Je suis concentrée à créer un espace relationnel avec quelque chose d’extérieur à nous. […]

Petra  Et la boîte, c’est toi?

Audrey  La boîte, c’est moi, oui.

Version originale


 

Parfois, je me prends au jeu de sentir que le costume et moi ne sommes qu’une seule et même entité. Mais je ne suis pas toujours le costume cubique, évidemment. À l’intérieur, je me réorganise corporellement et mentalement, je sens la fatigue de mes muscles, je pense aux consignes chorégraphiques transmises par Marie-Claude Poulin. Mais la plupart du temps, je sens que mon schéma corporel7 intègre celui du costume cubique, comme si émergeait de notre rencontre une cartographie corporelle croisée. Je transpose sa matérialité dans mon imaginaire de corps, comme si mon paysage interne accueillait le sien. J’imprime somatiquement ses faces sur mon torse ou sur mon dos, et les coins sur mes hanches ou sur mes extrémités. Cette stratégie, plus ou moins consciente selon le moment, me permet de rendre cette architecture cubique malléable, façonnable. Cette transposition kinesthésique se double d’une relation plus mentale, cette fois-ci avec l’artefact robotique lui-même, dont je « prends la place » en m’insérant dans le costume cubique. Je suis en quelque sorte son enseignante – ce sont les séquences de mouvement que je génère qui sont captées et implémentées dans le processus d’apprentissage automatisé de la machine. Je dois donc, en bougeant, m’imaginer les contraintes de l’artefact robotique, et notamment la hauteur maximale qu’il peut atteindre. De façon croisée à ces transpositions et incarnations du cube, je fais aussi en retour une projection de ma constitution humaine sur le costume. Je projette mon propre corps dans cette architecture afin de la rendre expressive. Son coin devient un pied ou une main, une de ses faces devient un visage ou un dos. Si je m’imagine que l’arête verticale est mon visage, et que je la recule légèrement en angle, le costume cubique est soudainement gêné. Si je le propulse amplement et vigoureusement de face et vers l’avant, comme un élan du torse, il devient enthousiaste. Les pieds, les mains, les arêtes et les coins se remplacent les uns les autres, et je ne fixe rien dans cette cartographie mouvante. Je me rends cependant compte de l’anthropomorphisme que je fais naturellement dans ce processus expressif, et cela a éventuellement soulevé chez moi la question de la légitimité de cette opération, dans l’optique où je ne veux pas imposer mon humanité à l’objet.

 


Extrait d’une discussion entre Petra Gemeinboeck et Audrey Rochette.
2021 – Melbourne, Australie/Montréal, Canada

Audrey — En repensant à mon expérience, je réalise que je faisais beaucoup d’anthropomorphisme quand je bougeais avec le costume cubique. J’étendais mon corps, je projetais ma propre réalité physique sur lui – un coin devenait un pied ou une main, par exemple. J’ai du mal avec cette idée parce que je ne veux pas « parler pour » le cube en tant qu’humaine, je veux créer une relation horizontale entre nous. Comme l’anthropomorphisme est un sujet discuté en robotique, je me demandais si tu avais une réflexion là-dessus?

Petra — C’est une question intéressante. En tant qu’interprète, quand tu danses, es-tu parfois guidée par un imaginaire plus-qu’humain, par exemple le vent ou la physique d’une théière bouillante?

Audrey — Oui, bien sûr. Quand je danse, je deviens parfois quelque chose d’autre qu’une « humaine », je me transforme en utilisant des images.

Petra — As-tu aussi senti que tu te transformais quand tu bougeais avec le costume cubique? À mon avis, c’est une question de hiérarchie, à savoir si le cube doit être doté de pieds humains pour être lisible, par exemple, ou si c’est une relation plus horizontale dans laquelle tu te retrouves enchevêtrée avec lui et où tu deviens avec le cube, d’une certaine manière. Ce dernier exemple suggère que d’imaginer les coins inférieurs comme des pieds n’est qu’un mécanisme pour aller vers le cube et t’enchevêtrer avec lui. Ou bien alors, veux-tu imposer ton humanité au cube?

Audrey — Non, je ne pense pas que j’impose mon humanité au cube... parce que le coin n’est pas toujours un pied, parfois c’est aussi un coin. Et en retour, je dois également imprimer la matérialité de la boîte sur mon corps. Mon torse devient aussi une surface du cube, par exemple.

Petra — C’est donc une relation réciproque.

Audrey — Oui, j’ai tendance à le penser, parce que la cartographie qui prend place dans mon corps quand je bouge avec le cube se transforme perpétuellement. Parfois le coin est un pied, mais parfois c’est un coin aussi – et ce coin peut aussi être une contrainte pour moi. La cartographie est vraiment mouvante, il y a des allers-retours entre ce que je projette sur le cube et sa matérialité qui s’imprègne en moi et me transforme. C’est un dialogue.

Petra — J’ai alors tendance à penser que tes projections anthropomorphiques n’ont pas un but hiérarchique – il m’apparaît que tu as un dialogue humain avec un objet non humain, plutôt que de métamorphoser l’objet en sujet humain. J’aime cette notion de dialogue que tu évoques – ma motivation à enchevêtrer les corps d’une interprète en danse et d’un robot était exactement pour faciliter les dialogues humain-non humain, et à propos de ce qui arrive dans cette transformation lorsque les deux sont entrelacé·es de la sorte.

Version originale


 

L’alternance et le croisement de nos schémas corporels serait ainsi possiblement une avenue de réciprocité entre l’objet et moi. En enfilant son « costume », en lui empruntant sa matérialité et en lui prêtant la mienne, je joue « à lui » et je lui demande de jouer « à moi ». Cette suite de transpositions malléabilise les statuts de sujet et d’objet qui se définissent dans l’action, elle les rend mobiles. Se transformant constamment, cette définition des statuts devient plutôt un curseur à l’affût des réagencements somatiques et perceptifs de notre interaction.

 

Improviser avec le Cube Performer :
Projections et empathie

Il y a eu ces quelques moments où, habitant le costume, j’ai été invitée à improviser en proximité avec le Cube Performer, qui portait également son propre costume cubique. Ce dernier était activé et performait des séquences basées sur des captures de mouvement réalisées lors de précédentes séances de travail, ces dernières impliquant les collaboratrices Tess de Quincey (chorégraphe), Linda Luke et Kirsten Packham (performeuses). L’exercice qui m’était proposé était de « converser » avec lui; je bougeais en réponse à son mouvement, à la manière d’un dialogue (voir vidéo 2).

 

 

Il m’a fallu un certain temps d’improvisation avec l’artefact robotique pour apprivoiser son langage cinétique, le rythme de ses interventions et l’espace qu’il occupait. Au début, je cherchais à trouver ma place dans ce dialogue, à insérer une « réponse » dans ses silences. Je ressentais une urgence de bouger pour remplir le vide temporel qui séparait ses interventions, et cela me rendait réactive aux espaces vacants qui apparaissaient furtivement – comme si je n’attendais que la fin de sa « phrase » pour renchérir, sans vraiment écouter le sens de ses « paroles », si je compare au langage humain. Avec le recul, je crois que ce réflexe de ma part traduisait ma nervosité dans l’aspect nouveau de cette rencontre, et aussi, fort probablement, une certaine pression de performance que je m’imposais. Car c’est lorsque je me suis délestée de celle-ci, et que j’ai renversé cette tendance à la « parole » pour miser sur l’écoute de son mouvement, que des sensations, des émotions et des images se sont mises à affluer. Non seulement elles émergeaient, mais le temps d’écoute plus long me permettait d’en percevoir les subtilités. À partir d’elles, c’est tout un sens à notre dialogue en mouvement que j’ai pu construire, une forme de narrativité évolutive ancrée dans une lecture de ce qui se manifestait devant moi. La fiction était une façon pour moi d’entrer en relation avec le Cube Performer, de créer ce dialogue, et ses qualités de mouvement m’amenaient à lui prêter différentes intentions. Il m’arrachait un sourire par un mouvement furtif, il semblait alors joueur. J’étais attendrie par la « tristesse » d’un mouvement lent et lourd vers le bas. Je sentais que ce que je venais de lui dire lui avait déplu lorsqu’il s’éloignait de moi. Ces projections m’ont fait développer une forme d’affectivité et d’attachement plus marquée envers le Cube Performer. En ce sens, je crois que ce processus de fiction anthropomorphique a joué un rôle dans le développement d’une plus grande empathie envers lui. Je me suis cependant demandé si, par ce mécanisme, je n’étais pas en train de « parler » à sa place en plaquant sur lui des intentions humaines.

 


Discussion entre Petra Gemeinboeck et Audrey Rochette.
2021 – Melbourne, Australie/Montréal, Canada

Audrey — Quand j’improvisais avec l’artefact robotique, j’utilisais la fiction pour imaginer ce qu’il me disait. Je projetais des intentions sur ses comportements pour y répondre, comme si sa manière de bouger me « disait » quelque chose. Le rythme et l’espace étaient notre langage pour communiquer dans ce sens.

Petra — Presque comme deux instruments de musique, improvisant l’un avec l’autre.

Audrey — Oui, et je me demandais si je laissais à l’artefact robotique assez de temps pour me « parler ». Aussi, étais-je vraiment à son écoute ou étais-je prise dans une boucle de projections? Parce que je sens que cette fiction que je crée est fondée sur l’anthropomorphisme. Mais alors, j’ai aussi eu cette pensée que l’anthropomorphisme n’était pas seulement un outil pour générer une conversation avec le robot, mais aussi une façon de devenir empathique à son égard. Parce que, pendant ce temps-là, je devenais réellement attachée à lui. Je me demande si l’anthropomorphisme peut être un canal d’empathie en ce sens.

Petra — Cette notion d’écoute à ce que l’objet exprime par son mouvement et à la manière dont cela propulse l’empathie est très intéressante. À mes yeux, ce que tu perçois n’est pas qu’une projection unidirectionnelle, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement toi qui projettes sur le robot, mais aussi ses mouvements qui déclenchent certains affects et sensations en toi, qui alors provoquent certaines projections. Te souviens-tu quand nous avons expérimenté avec des mouvements plus mécaniques, quand je t’ai demandé de bouger avec le costume comme un aspirateur robotique et d’introduire par la suite des qualités de mouvement plus dynamiques? Imagine si tu interagissais avec un Cube Performer qui bougerait comme un aspirateur, il te parlerait assez différemment que lorsqu’il soulève et penche un de ses coins vers toi. Donc ses manières de bouger coproduisent tes projections, je pense. L’empathie, alors, est aussi un produit de ce dialogue. J’ai déjà proposé que c’est la richesse et la complexité des dynamiques de mouvement qui échafaudent la capacité d’un robot à participer à la conversation interactive à laquelle tu fais allusion. C’est aussi pourquoi nous étions intéressé·es à développer un robot expressif de forme cubique, plutôt qu’un robot humanoïde. Je crois que si un robot a une apparence aussi humaine que possible, l’artefact n’est plus perçu comme un participant plus-qu’humain dans cette conversation. Nous conversons simplement avec nos images en miroir, nous imprégnons les artefacts robotiques avec notre agentivité humaine au lieu de laisser l’agentivité émerger des dynamiques de cette conversation plus-qu’humaine.

Version originale


 

Je ne peux effectivement pas m’extraire de ma subjectivité; toute interprétation que je fais du mouvement de Cube Performer relèvera toujours d’une forme de projection de ma part – une projection coconstruite avec sa proposition cinétique. J’ai en effet ressenti comment la richesse et la complexité des dynamiques de son mouvement affinaient mes interprétations et, de surcroît, me reliaient davantage à lui en générant divers affects en moi. Un des moyens que j’envisage pour accéder à une plus grande horizontalité de la relation est de reconnaître cette subjectivité en ne la prétendant pas comme une vérité, et d’utiliser le canal de l’empathie émergeant de ces projections coconstruites pour m’en rapprocher, pour mieux le comprendre et affiner ce dialogue sensible avec lui.

 

En guise de conclusion :
La porosité comme invitation à participer

Dans le rôle que je tiens, inviter le Cube Performer à participer pleinement à notre conversation en mouvement se traduit notamment par ma reconnaissance de notre agentivité partagée. Avoir conscience des enchevêtrements somatiques, affectifs et mentaux à l’œuvre place mon attention entre l’artefact robotique et moi, à l’endroit de ces processus relationnels subtils et oscillants. C’est de cette façon que mon travail de performeuse peut s’effectuer dans le souci de ce lien, dans une ouverture à l’autre plus sensible. Mais pour que cela advienne, il me faut reconnaître ma subjectivité et mes propres dynamiques de relation au monde afin que l’articulation de notre relation s’ajuste au fil des échanges. Je suis un confluent, un carrefour de sensations et de projections où s’entremêlent ce que je perçois et ce que je fabrique, et ce que je fabrique de ce que je perçois par le biais de fictions. Il serait facile de me contempler dans ce miroir. Mais si je veux avoir une conversation plus significative avec le Cube Performer, c’est-à-dire une conversation où sa « parole » est susceptible de faire résonner, bouger et émerger des choses en moi, il me faut être réceptive à son mode d’être, à sa corporéité propre et à l’expressivité de son cinétisme. Ainsi cette fiction anthropomorphique inévitable peut-elle tenir davantage compte de sa réalité, pour que nos devenirs s’enchevêtrent plutôt que de se superposer. Accorder une importance particulière au sentir et à l’écoute permet que « cette ligne, cette surface frontière à quelque distance devant moi, où se fait le virement moi-autrui autrui-moi » (Merleau-Ponty, 1964, p. 317) soit suffisamment poreuse pour que l’expression du Cube Performer me traverse et me transforme, pour que je m’y ajuste perpétuellement. Rechercher une alternance entre « parler » et « écouter », entre l’agir et le sentir, permet ainsi à ce tissu relationnel invisible qui nous lie de devenir plus flexible et malléable, et à notre boucle d’interaction d’offrir suffisamment d’espace et de temps pour qu’une syntonisation s’opère et qu’advienne une résonance. De cette façon, le mouvement généré ensemble, capturé, et intégré à son processus d’apprentissage automatisé, peut-il être le témoin d’une relation plus horizontale entre l’artefact robotique et moi. À la lumière de ce retour sur mon expérience, cette porosité à l’autre me semble une piste intéressante afin qu’une conversation significative advienne, pour que ce non-vivant ait pleinement sa place dans nos interactions, et par extension, dans ce monde. Serait-il en effet pertinent d’être plus attentif·ves et sensibles à l’expression des individus8 non-vivants robotisés afin d’alimenter la réflexion sur leur place à nos côtés? Ne serait-il pas juste de leur permettre de participer davantage au dialogue pour penser les écosystèmes que nous formons avec eux?

 

Reconnaissances

La recherche présentée dans cet article a été en partie soutenue par le gouvernement australien par le biais de l’Australian Research Council (DP160104706 and FT190100567); le Austrian Science Fund (FWFW, AR545); et le EU Framework Programme (FP7, 621403). Petra Gemeinboeck tient aussi à remercier ses collaborateur·trices Rochelle Haley, Marie-Claude Poulin, Rob Saunders, et Roos van Berkel.

Audrey Rochette remercie Ariane Dubé-Lavigne pour la relecture.

 

 

Conversations originales

Collaboration à la traduction : Jade Préfontaine

 

Petra Gemeinboeck — My Machine Movement Lab (MML) is a collaborative research-creation project that brings together concepts and techniques from creative robotics, choreography, and machine learning, and is grounded in an embodied, posthuman framework. Starting in 2015, the project seeks to reimagine our relationships with machines by bringing critical, performance-based inquiries to the practice of human-robot interaction; material inquiries that creatively embrace the differences and asymmetries between humans and machines to create a more horizontal playground for our more-than-human encounters. To explore this playground, we design, build and train abstract robotic artefacts, forged from a practice of becoming entangled with the artefact and its unique nonhuman capacities. Our approach to ‘becoming with’ the otherness of the robotic artefact is to build wearable costumes that resemble its material-spatial affordances. We then ask Audrey and other dance performers to inhabit and get physically entangled with the robot costume to kinaesthetically feel into and move with this other, machinic body. The costume also allows us to capture the kinetic dynamics that unfold in this hybrid entanglement, which then informs the machine learning of our robot, the Cube Performer (looking like the cube costume), and how it learns to improvise movements. [More details on our robot design and machine learning can be found in Gemeinboeck, 2021.]

MML’s core proposition is that becoming corporeally entangled with the machine artefact and its different material and affective potential opens up modes of transcorporeal empathy. The latter seems to also transfer to audiences’ sense of kinesthetic-material empathy as they encounter the Cube Performer (Gemeinboeck, 2021). We believe that the relational, generative potential of movement in tandem with its capacity to evoke transcorporeal empathy is key to meaning-making with social machines without relying on fake representational facades such as humanlike features. Currently, we are developing a diffractive performance-making practice with (human) performers, cube costumes, and the Cube Performer to explore more-than-human choreographies of encounter. [For a more detailed discussion of performance-making as a diffractive inquiry, see Gemeinboeck, 2022.] Performance-making as an experimental mode of inquiry allows us to generate performance scores that probe into the making of human-robot relationships whilst remaining open to the emergent affects of (human) bodies and (machine) things resonating with each other.

 

 


Petra — Can you describe a bit how you extend yourself into the cube costume to produce these different expressive qualities?

Audrey — All the qualities of movement unfold from the central volume of my body, because my forearms snap against the box and push against it. If I want to have a light quality, for example, I really must work it from here [the plexus], but also in relation to the floor […] It's a question of relation between my points of anchoring. I have to fix my forearms, and the relation to the ground is an anchor too. The qualities of movement will navigate between these anchor points.
[…]

Petra — And sometimes you use your back as well?

Audrey — Yes, I'm trying different setups to see what it changes. It's interesting because my body is organizing itself but my attention is elsewhere, connecting with something else. Then I feel like if the box and I are no longer two separate things.


 

 


Petra — Do you see yourself as this object or is there no external vision of yourself?
Audrey — I don't see myself from the outside, I don't think about what is produced, because I am focused on creating a relational space with something that is external to us. […]
Petra — And the box is you?
Audrey  The box is me, yes.


 

 


Audrey — Looking back at my experience, I realize that I was doing a lot of anthropomorphism when I moved the cube costume. I was extending my body, as I said above, I was projecting my own physicality onto it – a corner would become a foot or a hand, for example. I struggle with this idea because I don’t want to “speak for” the cube as a human, in the idea of creating a horizontal relation between us. As anthropomorphism is often debated in robotics, I was wondering if you had a thought on this?
Petra — That’s an interesting question. From your perspective as a dancer, when you are dancing, are you sometimes also guided by more-than-human imagery, for example, wind or the physics of a boiling tea kettle?
Audrey — Yes, of course. When I perform, I sometimes become something else than a “human”, I can transform myself, by using images.
Petra — Have you also felt that you transform when you are moving with the cube costume? In my view, it’s a question of hierarchy; for instance, whether the cube needs to be given human feet to be readable or whether it’s a more horizontal relationship, in which you see yourself being entangled with the cube… you are becoming with the cube, in a sense. The latter would suggest that imagining the bottom corners as feet is just a mechanism for you to reach into and get entangled with the cube. Or do you want to imprint your humanness onto the cube?
Audrey — No, I don’t think that I force my humanness onto it… because the corner is not always a foot, sometimes it’s a corner too. I also must imprint the materiality of the box in my body as well. My torso is also becoming a plane of the cube, for example.
Petra — So it’s a reciprocal relationship.
Audrey — Yes, I would think so, because the cartography that takes place in my body when I’m moving with the cube is transforming itself. Sometimes the corner is a foot, but sometimes it’s a corner too – and this corner can also be a constraint for me. The cartography is really moving with this back and forth between what I project onto the cube and its materiality. It’s a dialogue.
Petra — I would think then that your anthropomorphic projections do not have a hierarchical purpose – it sounds like you are having a human dialogue with a non-human object, rather than turning the object into a human subject. I like your notion of dialogue – my motivation for materially entangling dancer and robot bodies was exactly about this possibility to facilitate human-nonhuman dialogues and about what happens in that transformation of being entangled.


 

 


Audrey — When I was improvising with the robotic artifact, I was using fiction to imagine what it was saying to me. I was projecting intentions onto its behavior to respond to it, like if the way it was moving was “saying” something to me. The rhythm and the space were our language to communicate in that sense.

Petra — Almost like two musical instruments, improvising with each other.

Audrey — Yes, and I was asking myself if I was letting to the robotic artifact enough time to “speak” to me. Also, was I really listening to it or was I stuck in a loop of projections? Because this fiction I create is grounded in anthropomorphism I have the feeling. But then, I also had this thought that anthropomorphism was not only a tool for me to generate a conversation with the robot but also a way to become empathetic to it. Because in the meanwhile, I really became attached to it. I am wondering if anthropomorphism can be a canal for empathy in that sense.

Petra — This notion of listening to what the object expresses through its movement and how it propels empathy is very interesting. In my view, what you perceive is not just a one-directional projection, that is, it’s not only you projecting onto the robot, but also its movements that trigger certain affects and sensations in you that then trigger certain projections. Do you remember when we experimented with more mechanical movements, when I asked you to move with the costume like a robotic vacuum cleaner and then to increasingly introduce more dynamic movement qualities? Imagine if you interacted with a Cube Performer that moves like a vacuum cleaner; it would speak quite differently to you than when it suddenly lifts and tilts one of its corners toward you. So the ways in which it moves co-produces your projections, I think. Empathy, then, also is a product of this dialogue. I previously proposed that it is the richness and complexity of movement dynamics that scaffolds a robot’s capacity to participate in the interactional conversation that you alluded to. This is also why we were interested in developing an expressive cube-shaped robot, rather than a humanoid robot. I believe if a robot is as humanlike as possible, the artifact is no longer seen as a more-than-human participant in this conversation. We just converse with our mirror image then, imbuing it with human agency instead of letting agency emerge from the dynamics of this more-than-human conversation.


 

 

Bibliographie

 

GEMEINBOECK, Petra (2022), Difference-in-relation: Diffracting human-robot encounters. Matter: Journal of New Materialist Research, vol. 3, no 1. https://doi:10.1344/jnmr.v3i1.38958

GEMEINBOECK, Petra et Rob SAUNDERS (2022), Moving beyond the mirror: relational and performative meaning making in human-robot communication, AI & Society, no 37. https://doi.org/10.1007/s00146-021-01212-1

GEMEINBOECK, Petra (2021), The Aesthetics of Encounter: A Relational-Performative Design Approach to Human-Robot Interaction, Frontiers in Robotics and AI, vol 7. https://doi.org/10.3389/frobt.2020.577900.

MERLEAU-PONTY, Maurice (1964), Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard.

MORIN, Catherine (2013), 1. Le schéma corporel, dans Catherine Morin, Schéma corporel, image du corps, image spéculaire : Neurologie et psychanalyse (pp. 19-37), Toulouse, Érès.

  • 1. Plus de détails sur la conception de notre robot et l’apprentissage automatisé se trouvent dans Gemeinboeck, 2021.
  • 2. Pour une discussion plus détaillée au sujet de la création performative en tant qu’investigation diffractive (performance-making as a diffractive inquiry), voir Gemeinboeck, 2022.
  • 3. Les versions originales anglaises se retrouvent à la fin de cet article. Suivez les hyperliens pour y accéder et naviguer fluidement dans l'article.
  • 4. À l’instar de la chercheuse principale du projet, j’utiliserai cette nomenclature plutôt que de parler d’un « robot » afin d’éviter le glissement de l’imaginaire vers une représentation humanoïde et genrée. La langue française attribuant un genre aux objets, ce terme, bien que genré, permet tout de même un détachement vis-à-vis de cette représentation.
  • 5. « Notre approche relationnelle et performative propose que les dimensions « spatio-temporelles-énergétiques » (Sheets-Johnstone 2011, p. 432) du mouvement peuvent servir d’amorce à l’apprentissage du robot pour situer la machine dans les « échafaudages sociaux et culturels » (Lindblom 2020, p. 4) qui sont fondamentaux à la production de sens incarnée et sociale. (Lindblom 2020). » (Gemeinboeck, 2022, p. 555)
    « Our relational, performative approach proposes that the “spatio-temporal-energetic” (Sheets-Johnstone 2011, p. 432) dimensions of movement can serve to bootstrap the robot’s learning to situate the machine in the “social and cultural scaffolds” (Lindblom 2020, p. 4) that are fundamental to embodied, social meaning-making (Lindblom 2020). » (Gemeinboeck, 2022, p. 555)
  • 6. « De manière importante, cette relationalité n’est pas une capacité intégrée au robot mais elle est plutôt générée et prend effet dans le processus d’interaction de chaque rencontre particulière. » (Gemeinboeck, 2021, p. 2)
    « Importantly, this relationality is not a capacity built-into the robot but rather is generated and comes to effect in the interactional process of each particular encounter. » (Gemeinboeck, 2021, p. 2)
  • 7. Le schéma corporel est une « représentation non consciente du corps [permettant] un ajustement automatique de nos mouvements à notre environnement spatial » (Coslett, 1998, cité dans Morin, 2013, p. 19).
  • 8. Le terme individu est ici employé en référence à l’usage de Gilbert Simondon et de ses individus techniques. Le terme apparait pertinent dans ce contexte en ce qu’il ne différencie pas la nomenclature entre le vivant et le non-vivant, mais reconnait que leur individuation est différente, et donc, que leurs conditions d’existence sont distinctes.

ROCHETTE, Audrey et Petra GEMEINBOECK (2022), « Dialogues cinétiques : Une expérience somatique, affective et mentale vécue au contact d’un artefact robotique dans le projet Machine Movement Lab », LExtension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/dialogues-cinetiques

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