Camper une réflexion sur les champs d’action susceptibles de circonscrire, sans les enfermer, les pratiques de la dramaturgie, et ce, au sein d’un espace réservé à la recherche-création n’a rien d’innocent. Marianne Van Kerkhoven a bien relevé la posture interstitielle de celui ou celle que l’on nomme « dramaturge », « conseiller·ère dramaturgique » ou encore « œil extérieur » et qui, par un jeu de déséquilibre constant, manœuvre joyeusement « entre la théorie et la pratique, entre l’art et la science, entre raison et émotion » (Van Kerkhoven, 1999). En faisant fi des lignes de partage qui, artificiellement, séparent idées et monde sensible, connaissances et ignorance, actions et perception, les dramaturges sont sans doute ceux qui, dans la grande sphère du spectacle vivant, affectionnent le plus les traits d’union, jusqu’à les transformer en mode opératoire. C’est d’ailleurs dans un désir de « reliance » que s’inscrit le présent dossier : pensé comme l’amorce d’une cartographie à prolonger, il réfute toute vision unifiée d’une pratique hétéromorphe et se propose plutôt, à partir de voix d’ici et d’ailleurs, d’identifier champs d’actions et autres manières de faire. Il me paraît en effet important, sinon nécessaire, dans le contexte d’effervescence de la dramaturgie que connaît actuellement le paysage théâtral québécois, de s’engager à percevoir et à interroger plus largement ce qui contribue à la texturer, à la mouvoir et à l’activer. Non pour la définir, mais pour mieux imaginer ses débordements. C’est pourquoi les articles qui suivent n’ont en commun, dans leur forme, que leur disparité. Ils apportent, chacun à leur manière, des éclairages microscopiques et macroscopiques sur des engagements différents qui prennent place dans des espaces de création spécifiques dont les territoires s’entrecroisent. J’ouvre donc cette topographie avec le souhait de « passer du temps enlacé avec les idées des autres » (Heathfield, 2017), à la manière d’une conversation qui, par sa nature d’emblée provisoire et contextuelle, « n’est pas sujette à conclusion » (idem). Avec pour ancrage mes propres expériences de dramaturge, les terrains concrets qu’elles travaillent et qui les travaillent, je me propose d’amorcer le tracé à main levée, en m’attardant très concrètement sur la manière dont cette pratique est amenée à se déplier au sein de trois plateformes montréalaises dédiées à l’accompagnement artistique : le Centre des auteurs dramatiques (CEAD), les cliniques dramaturgiques du Festival TransAmériques (FTA) et, enfin, LA SERRE – arts vivants, que je viens tout juste de rejoindre à titre de dramaturge permanente.
Décentrer l’écriture
La nature même du travail dramaturgique se loge dans la relation, toujours à inventer, qui s’établit avec d’autres (metteur·es en scène, auteur·trices, chorégraphes, notamment). Au CEAD, où j’ai moi-même occupé un poste de conseillère dramaturgique et artistique, « ce compagnonnage » (Boudier et al., 2014 : 21) est tout entier dédié aux processus d’écriture engagés par les auteur·trices membres de l’association. Née en 1965 sous l’impulsion de six auteurs décidés à célébrer l’émergence de l’écriture dramatique québécoise, la structure a pour objectif d’« encourager », de « promouvoir » et de « diffuser » cette écriture, mais aussi de la « soumettre à l’analyse et à la critique » par le biais de différentes formes d’accompagnement (Centre des auteurs dramatiques, 1966). Singulière, sinon unique dans le paysage de l’écriture dramatique francophone, l’association s’engage à offrir aux artistes un espace protégé, dégagé de tout impératif de production. Les auteur·trices peuvent ainsi profiter de rencontres individuelles avec un·e conseiller·ère autour de leur texte en chantier – de son premier jet à son éventuel passage à la scène –, de bancs d’essai, d’un festival1, et de collaborations avec des partenaires locaux et internationaux permettant la mise en place de formations et de résidences d’écriture. L’esprit associatif du CEAD contribue sans nul doute à irriguer la pratique des dramaturges qui y exercent. Si l’auteur·trice choisit de travailler avec un·e conseiller·ère en particulier2, il ou elle est invité·e à côtoyer toutes sortes de démarches : écriture de pièces destinées aux jeunes publics, écriture expérimentale, adaptation, traduction, entre autres. Ces grands écarts formels et thématiques ainsi que le temps, très court, passé en compagnie d’un texte ou d’un·e artiste – le CEAD regroupe plus de 250 membres pour deux conseiller·ères dramaturgiques permanent·es – incitent à développer des manières de faire et des outils spécifiques. Cette tension incessante entre le peu d’heures allouées à chaque projet et la variété des parcours à considérer participe à faire émerger des modes d’approche très particuliers, bien différents de l’accompagnement tel qu’on le perçoit traditionnellement, c’est-à-dire à la lumière de la tradition allemande. En effet, ce « type de dramaturgie » place habituellement le ou la dramaturge dans la position « d’un·e partenaire conceptuel·le » qui accompagne un·e metteur·e en scène et « l’aide à identifier les signes théâtraux appropriés à son “concept” » (Fauteux, 2014 : 82). Marilou Craft et Sophie Devirieux s’intéresseront plus loin sur cette rencontre qui prend forme au sein d’un contexte de production. Au CEAD, la relation qui se tisse entre l’artiste et le ou la conseiller·ère du centre n’est pas orientée vers le passage à la scène de l’œuvre en développement, passage qui engagerait à envisager le texte au regard des autres éléments de la représentation, eux aussi en cours d’élaboration (interprétation, scénographie, notamment). Elle se concentre spécifiquement sur l’écriture, sa texture, ses mécanismes internes, la projection de ses devenirs potentiels – cet échange tant espéré avec les spectateur·trices –, et s’élabore à travers des rencontres ponctuelles qui ne respectent pas un calendrier ou des objectifs précis, mais suivent plutôt la progression de l’auteur·trice dans son travail. Ce contexte d’accompagnement, très particulier, a suscité chez moi de nombreuses questions dès mon arrivée au CEAD : comment entrer en conversation avec une œuvre et / ou un·e artiste de façon épisodique, irrégulière et dispersée tout en se laissant affecter par le processus de création? De quelle façon contourner, dans ce format d’accompagnement, la vision d’un·e dramaturge au regard surplombant et en pointillés, qui viendrait, à partir de sa seule lecture du texte (qu’elle soit enthousiaste ou réservée), valider ou invalider les étapes de la création?
Pratiquer l’interstice et la suspension
Plusieurs des conseiller·ères dramaturgiques qui accompagnent des auteur·trices entretiennent une démarche d’écriture dramatique dans son sens le plus large. C’est souvent à partir de cet ancrage qu’ils et elles entament le dialogue dans ce contexte. Pour ma part, je n’ai pas de démarche artistique autre que celle que je déploie dans les différentes sphères de mon activité de dramaturge. Mon parcours relève de la bricole et repose sur une dynamique de l’« entre », de la transition : entre les champs de savoir; entre les disciplines; entre les continents; entre la scène artistique et l’université qui m’a formée et que je continue à fréquenter. Je ne conçois d’ailleurs ma posture de dramaturge qu’à la lumière de ces différents environnements, de ma capacité à m’y mouvoir, à m’y déplacer, et ce, dans une tentative joyeuse de glaner les savoirs et les « sentirs » qui non seulement se déposent, mais aussi transitent entre ces différents champs d’activité. Autrement dit, ma pratique de dramaturge n’est pas séparée des séminaires et cours que je développe à l’Université du Québec à Montréal, des activités de recherche que je mène notamment au sein du collectif de recherche Pratiques interartistiques & Scènes contemporaines (PRint), de mon accompagnement auprès de chercheur·es du deuxième cycle, et, plus largement, des manières dont j’aspire à habiter notre « monde abîmé » pour reprendre les mots de Murielle Macé (2019 : 4). Je rejoins donc par là Sara Vanderieck lorsqu’elle avance que la dramaturgie « n’est pas un savoir ou une compétence », mais « une attitude, un processus, une sensibilité3 ». Cette idée de ne pas « intégrer » un unique lieu ou milieu m’est chère, et il me plaît, à ce moment-ci de mon parcours, d’investir et de fabriquer des espaces transitoires, des zones bancales qui déséquilibrent les postures, à commencer par la mienne. Il s’agit, par cette indétermination que je crois féconde, de susciter d’autres complexions, en retirant de l’inconfort qu’elles peuvent parfois produire des matériaux riches pour aborder les processus de création dont je suis invitée à prendre soin. Les outils que je mobilise pour travailler ne se sont donc pas forgés d’après l’apprentissage d’un « savoir-faire » spécifique, d’un lieu ou d’un temps précis qui permettrait de les circonscrire clairement. Ils sont le fruit de transits incessants d’un champ à un autre, d’un lieu à un autre, d’une pensée à une autre, avec toutes les forces et les limites que l’exercice impose. Mes liens à l’université (ou plutôt à ceux et celles qui l’occupent) m’accordent la possibilité de rester à l’écoute de ce qui s’y bâtit, d’être en dialogue avec les outils conceptuels qui servent à sonder, sous des angles multiples, l’écosystème de la création contemporaine. Comme le répète Myriam Suchet, « aucune pensée ne s’élabore en vase clos […]. Le travail scientifique est une longue interlocution » (2016 : 26). Mon travail de recherche et d’enseignement m’offre le luxe de contribuer modestement à la conversation et de repérer, à l’intérieur de celle-ci, des points de contact ou des attaches que je mobilise ailleurs d’autres façons. Il ne s’agit pas ainsi d’opérer un « transfert » de connaissances entre différents milieux (comme le martèlent les organismes subventionnaires), mais bien de frayer des chemins pour croiser les manières de voir, de penser et de sentir, dans un souhait d’interrelation féconde et d’ouverture à de nouveaux mondes, d’autres imaginaires et espaces de partage.
C’est donc plutôt depuis cette situation interstitielle, toujours mouvante, que j’ai abordé mon travail au CEAD et que je continue à le faire aujourd’hui, dans les différents contextes où s’inscrit ma pratique. À cet égard, je cherche davantage à sonder les terrains arpentés par les œuvres soumises à mon attention en tentant de les situer justement, plutôt que de prendre le parti d’ausculter leur mécanique ou leur fonctionnement interne, du moins dans un premier temps. Situer un travail en chantier, ce n’est pas vouloir l’étiqueter ou le figer dans sa position, mais bien explorer, pour mieux les questionner, les liens singuliers qu’il entretient avec le monde dans lequel il se meut et duquel il est définitivement partie prenante. Qu’est-ce que l’auteur·trice cherche à bricoler avec son texte ? Comment choisit-il de le faire et quelle place occupe ce travail dans sa démarche globale? Qu’est-ce qui, dans ce qui sous-tend l’écriture, active, déplace, réoriente les imaginaires? Ce sont autant de questions qui me permettent à chaque fois de trouver une manière d’entrer en conversation. Elles témoignent d’une démarche macroscopique, liée à un désir de respecter l’intimité de la création tout en plaçant les enjeux qu’elle charrie sur un terrain commun, dont Camille Louis soulignera plus loin l’importance. Cette façon de faire implique de mettre très tôt la démarche de l’auteur·trice en circulation, d’accepter d’office de la lancer en orbite afin qu’elle côtoie d’autres images, d’autres pensées, d’autres champs d’expérience. Cet entêtement à travailler les interstices aspire ainsi à préserver l’opacité de quelque chose qui se cherche encore, en mettant en relief ses potentiels, ses échos et résonances possibles, et ce, dans l’élan de la suspension.
Prendre soin
Présentés « au cœur » du FTA, les « terrains de jeu » constituent des espaces de rencontre, de partage et d’élaboration de la pensée qui prennent la forme de discussions thématiques, de projections organisées à la Cinémathèque québécoise et d’activités pour les professionnel·les, dont font partie les Cliniques dramaturgiques. C’est sur ces petits dispositifs, imaginés par Jessie Mill, dramaturge et conseillère artistique du festival, que j’aimerais maintenant m’attarder. Si le terme de « cliniques » peut paraître suspicieux en raison de son caractère médical, il a le mérite de revendiquer la nécessité d’un lieu entièrement dédié au soin et à l’attention portés à la création. Comportant un volet public, qui s’articule sur deux événements – un petit-déjeuner convivial et une table de partage –, et un volet sous-terrain, intime, presque secret – qui propose une série de « consultations » entre des dramaturges venus d’ailleurs, « clinicien·nes » pour l’occasion, et des artistes locaux porteurs d’un projet sur lequel ils souhaitent échanger –, les cliniques sont également un lieu de rencontre et de dialogue pour l’ensemble de la communauté artistique où toutes les contaminations sont les bienvenues. Depuis 2016, année de leur première édition, je fréquente assidûment ces cliniques. D’abord spectatrice de l’événement, j’ai ensuite été invitée à y participer de l’intérieur, d’une part en tant que « clinicienne » et d’autre part en l’arrimant à un séminaire qui, dispensé annuellement à l’Université du Québec à Montréal, se déploie autour d’un corpus d’œuvres sélectionnées au sein de la programmation du FTA. Pour chacune de leurs éditions, les cliniques sont d’abord l’occasion de triturer ou de « ruminer », dirait Jessie Mill, ensemble ce qui occupe les dramaturges invité·es, tant dans leurs activités de recherche que de création : les conditions de l’hospitalité, sondées par Sandra Noeth, notamment à partir d’une investigation à caractère biopolitique sur l’expérience de la frontière (Allemagne, 2017); la tension entre réalité et actualité, abordée par Jaime Arrambide (Argentine, 2017); la complexification des récits historiques qui constituent l’héritage grec à laquelle s’attache Alexandros Mistriotis (Grèce, 2018), entre autres. En cela, les cliniques matérialisent un espace rare : les occasions de rassemblement et de conversation entre dramaturges francophones, dans un cadre soutenu par un organisme de diffusion d’envergure internationale, sont quasi-inexistantes. On voit, par exemple, se réduire comme peau de chagrin les îlots de pensée et d’action critique que proposait jadis le Festival d’Avignon, au profit de dispositifs de médiation le plus souvent consensuels, destinés à étayer la programmation du « in ». Bien que les cliniques ne soient pas périphériques au festival (certains des dramaturges qui y sont convié·es travaillent sur des spectacles présentés et elles se déroulent dans son « quartier général », lieu de rassemblement), elles se donnent la permission de ne pas entrer directement en résonance avec ce qui meut leur ligne éditoriale, préférant faire le pari de mettre en relief les questions qu’adressent les dramaturges invité·es à la création contemporaine. Cet intervalle, significatif, permet de stimuler des réflexions localement ancrées : il réinvite les contextes de création à se prononcer sur et dans le marché des arts, posant ainsi des questions fondamentales sur la circulation des œuvres et sur les modes de perception que ce mouvement active ou désactive. Gratuites dans tous les sens du terme, dénuées de toute ambition productiviste, les cliniques remettent en jeu les manières de faire et de penser la dramaturgie de concert avec les modes de fabrication et de diffusion actuels du spectacle vivant.
Concernant le volet plus intime des cliniques, soit les périodes de tête-à-tête entre un·e artiste et un·e « clinicien·ne » autour d’un projet en cours, il motive lui aussi l’invention de nouvelles modalités de partage, moins pour résister au temps compté de la rencontre (qui dure en moyenne une heure et demie) que pour en habiter les plis. Il ne s’agit donc pas, dans cet espace protégé, de chercher à résoudre ou à dompter « les crises » que traverserait un processus en hypothétique quête de sens, mais bien de les écouter et, pourquoi pas, de les faire siennes momentanément, comme le proposait très justement Yohayna Hernández (Cuba, 2019). Pour ma part, j’ai toujours mené ces rencontres « à la table » en invitant tout simplement l’artiste à me parler de son trajet, pour rebondir spontanément, et à la lumière de celui-ci, sur sa proposition. Habitée en 2016 par un des chantiers du PRint, portant sur les rapports entre coprésence et pensée du commun dans les pratiques interartistiques contemporaines, je me rappelle avoir engagé une de mes « consultations » avec pour seuil de discussion cet axe très précis de la coprésence. Comme l’artiste, dont la démarche m’était confiée, souhaitait donner corps à un « dispositif contraignant » pour les spectateur·trices, j’ai échangé avec lui sur les questions esthétiques mais surtout politiques engendrées par ce type de recherche, en m’appuyant sur plusieurs de mes fréquentations du moment, aussi bien intellectuelles que sensibles. D’autres dramaturges, notamment Katya Montaignac, « clinicienne » invitée lors d’une édition française du dispositif organisé au Phénix à Valenciennes, utilisent la marche, qui combine mise en mouvement du corps et des idées, comme activateur de rencontre. C’est donc dans le cadre d’une balade que Montaignac convie l’artiste à partager son obsession du moment, l’impulsion de la création, et ce qu’il ou elle souhaite ou non tenter de dénouer en sa compagnie.
Pratiquer les potentiels
Parmi les pratiques de la dramaturgie repérées ici et maintenant, sont à compter également celles développées par LA SERRE – arts vivants, organisme que j’ai rejoint à titre de dramaturge en 2019. Imaginé comme un « pôle de création qui provoque des rencontres et qui met à la disposition des artistes émergent·es des environnements favorables à la création d’œuvres significatives ainsi qu’à leur rayonnement » (LA SERRE, 2019), LA SERRE offre des activités qui se déclinent en trois volets : organisation d’événements (dont le OFFTA), mise en place de résidences (locales et internationales) et production déléguée. Bien que tout soit encore à inventer pour donner corps à cette fonction de dramaturge au sein d’une « institution » – ce qui n’est pas sans ouvrir de nombreuses questions – elle a été principalement pensée pour développer la vision de l’accompagnement artistique tel qu’il se pratique au sein de l’organisme, et ce, au sein des trois grands axes qui le composent. En cela, elle n’épouse pas tout à fait les contours de ceux qu’on nomme en Europe « les dramaturges maison » et qui, s’il faut se méfier de toute tentative d’homogénéisation, demeurent la plupart du temps attachés à un lieu de production et de diffusion, les deux communiquant intimement. Ici, l’enjeu est tout autre : il s’agit de faire naître des gestes d’attention et d’empathie à l’égard de pratiques interartistiques et interdisciplinaires naissantes, qui cherchent encore les terrains à partir desquels et sur lesquels elles souhaitent se déployer. J’hérite aujourd’hui d’un travail amorcé par l’organisme il y a de cela plusieurs années et qui a pour ancrage le souhait d’initier des espaces de partage au sein desquels réunir artistes ainsi que spectateur·trices autour d’une œuvre en chantier. Si la formule n’est pas nouvelle et peut, selon les contextes, prendre différentes formes – restitutions, fin de résidence, ouverture de laboratoire, entre autres –, elle est ici explorée pour donner corps à de petites communautés provisoires. Nommées « session LARSEN », ces séances d’inter-rétroactions entre l’œuvre, les artistes et les spectateur·trices sont notamment inspirées d’une méthode développée par DasArt – aujourd’hui DasTheatre – programme de l’Academy of Theatre and Dance de l’Amsterdam University of Art, qu’a traduite et adaptée Dominique Leblanc-Bolduc avec le soutien de Myriam-Stéphanie Perraton Lambert, elle-même dramaturge, et Jasmine Catudal, cofondatrice de LA SERRE. D’une durée d’environ une heure, ces sessions sont animées par une modérateur·trice en charge de guider les participant·es vers l’énonciation, progressive, de leur expérience de spectateur·trice, et ce, en présence des artistes qui composent l’équipe de création. Une session LARSEN comporte plusieurs étapes, lesquelles s’adaptent à la forme artistique présentée et aux questions que se posent les artistes au sujet de leur projet. Parmi celles qui sont fréquemment réalisées, on retrouve les « retours positifs » et le « plateau de thèmes ». Les « retours positifs » interviennent en début de session et invitent les spectateur·trices à mentionner ce qui « a fonctionné » dans ce qu’ils et elles ont vu. Le terme utilisé, « fonctionne », qui peut de prime abord déconcerter par sa connotation utilitariste, permet toutefois de couvrir l’ensemble des éléments de la représentation en mettant immédiatement l’accent sur les modalités de coprésence qu’ils induisent – les uns aux autres, par rapport à une visée projetée (on ne fonctionne que par rapport à quelque chose), mais aussi dans les relations potentielles qu’ils sont amenés à tisser avec les spectateur·trices. Cette étape permet d’instaurer un climat de bienveillance, d’attention partagée, et de partir d’emblée à la recherche d’un vocabulaire commun pour aborder l’œuvre, en réactivant, ensemble, les empreintes qu’elle a laissées en chacun·e. La section « plateau de thèmes » invite quant à elle l’artiste à participer à un échange direct avec les participant·es, en réalisant, d’après plusieurs mots-clés consignés par les spectateur·trices, une cartographie thématique de son projet. Cet exercice n’a pas pour objectif de valider ou d’invalider la recherche de l’artiste ou ce qui aurait été reçu par la spectateur·trice à la lumière de la révélation d’intentions qui présideraient à la création. Elle vise davantage à créer des séries d’associations, à dégager et à déplier ce qui serait autant de potentiels en germe dans ce temps et cet espace ouvert aux regards. J’ai récemment animé une de ces sessions, dans le cadre de Vous êtes ici, une plateforme qui permet à des jeunes finissant·es des écoles de théâtre, de danse et de cirque montréalaises de profiter d’une semaine de résidence de création au Théâtre Aux Écuries et de présenter, trois soirs durant, une courte forme de dix minutes dans un contexte professionnel. L’exercice a confirmé pour moi cette idée de communauté provisoire, généreuse, réunie pour et par la conversation autour d’une œuvre. Il s’agit, dans ce format – les sessions LARSEN se modifient selon le contexte dans lequel elles s’inscrivent –, d’un formidable espace d’élaboration de la pensée qui, par son ancrage didactique, se situe d’emblée du côté des méthodes de travail susceptibles d’être mobilisées avec de tout jeunes créateur·trices, entre l’école et la scène « professionnelle ».
Dans le cadre de mon travail à LA SERRE, j’ai également l’occasion d’accompagner des artistes en résidence qui, généralement, profitent d’un accueil de deux semaines dans un des espaces de recherche dont dispose l’organisme, installé au Monument-National. Depuis mon arrivée, je réfléchis activement à la manière dont peut s’incarner ma présence dans ces espaces laboratoires, ces espaces transitoires si précieux pour le développement d’une démarche. Actuellement, je suis en dialogue avec Élise Peroi, artiste française qui travaille en Belgique et que nous accueillons dans le cadre d’un partenariat avec La Bellone. Formée à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, Élise développe des performances textiles qui se nourrissent de la technique du tissage et des gestes qu’elle suscite, oriente et / ou désoriente. Avec Îlot-seuil, l’artiste engage une recherche sur le(s) seuil(s), à travers un triptyque inspiré de La chute d’Icare de Brueghel l’Ancien. Notre échange s’est tout simplement amorcé à la table, avec, pour support, les traces de ses résidences précédentes, son carnet de croquis, et des notes prises au fil de ses conversations avec d’autres. Une petite galaxie d’alliés, de pensées et de gestes ricochets nous invitant, ensemble, à partager les abords de ce qui pourrait devenir le territoire de notre conversation. D’Emanuele Coccia et l’autocueillette automnale à Jane Bennett et les performances de Soleil Launière, nous avons dégagé un lieu commun, éphémère, nous permettant d’axer nos échanges plus spécifiquement sur les inter-rétroactions entre Élise et les matières qui travaillent son installation, notamment à la lumière des tracés qu’engagent ses trajets au sein du paysage qu’elle s’attèle à architecturer. Nous bricolons un mur virtuel, où nous partageons toutes sortes de données (images, sons, vidéos, textes). Cette petite plateforme répertorie aussi bien des sites d’artistes que des expositions et des manifestations artistiques en cours à Montréal, ainsi que des textes, utilisés comme support pour esquisser un vocabulaire commun. C’est donc entre ces documents que nos imaginaires dialoguent, se croisent et se répondent, et que je tente de prendre soin, modestement, de ce processus en transition.
D’autres nombreux petits territoires activent, aujourd’hui au Québec, des manières de faire la dramaturgie. Tous s’agitent pour poser des questions, fabriquer des manières de converser autour d’une œuvre et, je crois, résister à l’idée de ce que Jean-Baptiste Vidalou nomme « une vision stratosphérique du monde », alimentée par « le désir de mettre à plat des êtres et les choses en temps réel » (2017 : 10). Je ferme donc ce début de cartographie en rappelant qu’il ne s’agit pas d’une carte 1 / 1, mais d’espaces irréductibles les uns aux autres, à partir desquels tracer des lignes horizontales et verticales, et inventer, dans l’amitié, des chemins spontanés ou des lignes de désir.
Image de couverture : Julie Parent
Bibliographie
BOUDIER, Marion, Alice CARRÉ, Sylvain DIAZ et Barbara MÉTAIS-CHASTENIER (2014), De quoi la dramaturgie est-elle le nom?, Paris, L’Harmattan, « Univers théâtral ».
CENTRE DES AUTEURS DRAMATIQUES (1966), « Charte d’incorporation du Centre d’essai des auteurs dramatiques », Montréal, Archives de la théâtrothèque du CRILCQ à l’Université de Montréal.
FAUTEUX, Sara (2014), « Le métier fictif », Aparté, no 3, p. 81-85.
HEATHFIELD, Adrian (2017), « Dramaturgie sans dramaturge », Alternatives théâtrales, blog.alternativestheatrales.be/dramaturgie-sans-dramaturge/
LA SERRE (2019), « À propos », laserre.ca/fr
MACÉ, Marielle (2019), « Présentation », Critique, vol. 860-861, no 1, p. 3-4.
SUCHET, Myriam (2016), Indiscipline!, Montréal, Nota bene, « Indiscipline ».
VAN KERKHOVEN, Marianne (1999), « Van de kleine en de grote dramaturgie », SARMA, sarma.be/docs/3189
VIDALOU, Jean-Baptiste (2017), Être forêts : habiter des territoires en lutte, Paris, Éditions La découverte, « Zones ».
- 1. Le festival Dramaturgies en dialogue a connu sa dernière édition en août 2018. Il sera prochainement remplacé par une plateforme destinée à mettre en valeur les œuvres, encore en chantier, développées par les auteur·trices membres du CEAD.
- 2. Sara Dion et Paul Lefebvre sont les deux dramaturges permanent·es du centre. Un bassin de conseiller·ères dramaturgiques associé·es permet par ailleurs aux auteur·trices membres de faire appel à d’autres regards et à d’autres sensibilités sur le travail en cours. Notons que Sara Fauteux, conseillère aux projets internationaux, développe elle aussi une pratique de dramaturge et travaille ponctuellement sur certaines démarches.
- 3. Voir le texte de Sara Vanderieck, « À propos de regarder des fraises : notes sur le désir de découvrir de nouvelles terres ».
MARTZ-KUHN, Émilie (2021), « Ce qui me travaille : pour une cartographie en devenir », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/le-vivarium/ce-qui-me-travaille-pour-une-cartographie-en-devenir