Dessin abstrait au crayon de bois

Anthologie de la famille

04/04/2025

 

L’Anthologie de la famille

 

Alors que nous étions en processus de création pour Le musée de la famille1, nous nous sommes intéressées aux artistes dont les démarches étaient régulièrement traversées par des questions de filiation et d’affiliation. Parmi celles-ci, nous interpellaient les méthodes de travail dépliées par les créateur.rices dont les œuvres se fabriquent « en famille », que celle-ci soit biologique ou choisie. Loin d’être le fruit du hasard, cet intérêt s’est imposé pendant la pandémie de COVID-19, alors que nombre de mesures sanitaires étaient réfléchies depuis une vision normative de la cellule familiale. La famille, nucléaire, hétérosexuelle, le plus souvent blanche, avec parents et enfants vivants sous le même toit, était devenue l’étalon de mesure à partir duquel se définissait ce qui constituait un foyer sain et sécuritaire. Cette vision édulcorée de la famille, abondamment véhiculée dans l’espace public, marginalisait une fois de plus d’autres formes de parentés, notamment celles non reconnues au niveau juridique et indépendantes des liens de sang. Nous avions envie d’autre chose, de rouvrir franchement les portes de nos maisonnées, et avec elle, le terrain d’une réflexion en actes sur ce qui fait et défait familles et ce à partir de nos postures de chercheuses-créatrices.

Je suis la mère de
Je suis le père de
Je suis la fille de
Je suis le fils de
Je suis la sœur de
Je suis le frère de
Je suis le/la cousin.e de
Je suis le chum de
Je suis l’ami.e de
Je suis le/la voisin.e de
Je suis la plante de
Je suis l’âme sœur de
Je suis le/la bouche-troue de
Je suis l'ange-gardien.ne de
Je ne suis pas la mère de
Je ne suis pas le père de
Je ne suis pas le fils de
Je suis
Je ne suis pas
Je suis
Je ne suis pas
Je suis
Je ne suis pas
Questionnaire offert aux spectateur.rices à l’entrée du Musée de la famille.

Pendant cette période d’incubation, nous avons, évidemment, vite été dépassées par la richesse des démarches fréquentées et l’abondance des configurations familiales rencontrées : celles, intentionnelles, cultivées par les communautés LGBTQIA2S+ ; les formes d’adoptions coutumières pratiquées par de nombreux peuples autochtones, lesquelles maintiennent les liens de filiation originels; la transformation de la parentalité à travers la création de réseaux soutenus par l’amitié inconditionnelle et la proche-aidance. Nous vivions par ailleurs, chacune de notre côté, des bouleversements profonds dans la configuration de nos relations familiales. Un peu à la blague, nous nous sommes alors donné pour défi de concevoir une anthologie performative et irrévérencieuse de la famille, sachant très bien que l’entreprise serait vaine, car toujours partielle et incomplète. Elle ne pourrait finalement que reposer sur le manque.

Une première résidence de recherche a été organisée, au printemps 2022,  à la Maison de la culture de Parc-Extension. Anne-Marie Guilmaine et Claudine Robillard de Système Kangourou, Nadia Gagné, Judith Poitras et Marie-Ève Fontaine y ont été conviées. Toutes entretiennent des liens de parenté dans leurs approches de la création. Fortement enracinées dans un dialogue continu entre la scène et l’en-dehors de ce qui fait habituellement « théâtre », leurs  démarches, ancrées dans une perspective interartistique, ont aussi pour point commun de se déplier depuis et avec l’invention d’espaces de collaboration multiformes le plus souvent intergénérationnels.

Dans ce studio de Parc-Extension, nous avons ouvert des discussions et guidé des ateliers autour des différentes façons de s’apparenter, dans la vie et sur scène, sans avoir pour objectif un projet de production particulier. En y installant son salon et en invitant des mères et des enfants du quartier à l’habiter par de courtes explorations performatives, Claudine accompagnée d’Anne-Marie G. posaient cependant déjà les jalons de ce qui allait devenir Paysages en filiation. Elles nous offrent, dans ce Vivarium, quelques-uns des filaments qui ont contribué à tramer l’écriture de ce qui est aujourd’hui un spectacle. Dans un collage d’extraits de journaux de travail où s’entremêlent citations sur l’enfance et courts dialogues, elles partagent leurs inspirations, les moteurs de la création ainsi que la manière dont elles se sont laissées troubler par les élans des seize performeureuses, enfants, adolescent.es et adultes, ayant participé au processus. Judith et Nadia, quant à elles, se sont lancées dans un échange épistolaire pour creuser ensemble la complexité de la relation parents-enfants, d’après leurs expériences de vie respectives. Encore engagées à ce jour dans ce chantier – les deux artistes travaillent à donner corps à une version performative de leur correspondance –, elles partagent ici un extrait de leur Lexique actualisé de la famille. Ce glossaire répertorie des termes de leur invention, imaginés sur mesure pour témoigner de « phénomènes familiaux » qui, non répertoriés par les dictionnaires en usage, se sont faufilés au cœur de lettres échangées huit mois durant. 

À l’issue de cette première résidence, le travail s’est poursuivi au sein de L’eau du bain, affinant certaines des dynamiques explorées dans le Musée de la famille, laquelle mettait en scène, de façon littérale, une famille nucléaire qui prend l’eau. Se sont alors amorcés les processus de création de Créatures2 et de Faire la Marguerite3, deux formes où, de différentes manières, nous avons continué nos investigations sur nos habitats et les façons dont les relations familiales et/ou les liens de parenté, au sens large, s’invitent dans les processus de recherche-création jusqu’à parfois, en transformer les modes opératoires. 

Notre chemin a alors croisé celui de Claudia Chan Tak qui, à la suite du décès de sa grand-mère, a tenu dans différents contextes des cercles de couture, de parole et de silences autour du deuil, lesquels ont pleinement participé à l’écriture de son solo Au revoir zébu. Dans Lettres d’amour à ma famille, Claudia nomme les racines de sa démarche, ancrée dans une quête identitaire qu’elle embrasse et fait dévier par l’intermédiaire de la création textile, du mouvement et de l’autobiographie. Ces questions de deuil et d’absence résonnaient fortement avec Vroom zap pow, terrain de recherche ouvert par Maxime Brillon autour de son recueil de poésie éponyme, encore inédit. Entamée au décès de son père, son écriture s’est combinée, lors d’une résidence de création à La Serre – arts vivants,  à l’architecture d’un musée de papier et à la programmation d’un jeu vidéo. Il s’agissait, pour l’artiste, de relier logique informatique, mécanique automobile et amour filial, alors qu’il s’apprêtait lui-même à devenir parent. Avec En suspens, l’artiste revient sur Vroom zap pow et Gross’île, autre esquisse d’un geste théâtral suspendu, non-encore advenu, basé sur des recherches généalogiques.

Ces quatre contributions sont une amorce, un début. D’autres, en préparation, s’y grefferont prochainement, pour dessiner, nous l’espérons, une constellation de « parentés patentées4 ». Ce Vivarium ouvre donc un espace de réflexion, amené à grandir, sur la manière dont les relations familiales, au sens large, s’invitent dans la recherche-création. Qu’elles performent ou, au contraire, troublent l’image de la famille traditionnelle, les démarches dont il est ici question se déploient à partir de processus où l’intimité de la cellule familiale, quelle que soit sa configuration,  devient un véritable laboratoire. 

Nos remerciements à Marie-Christine Lesage, Jade-Léon Préfontaine et Camille Renarhd  qui ont agi à titre de relecteurices pour l’édition de ces textes inauguraux. Notre gratitude à Magali Baribeau-Marchand pour les illustrations de ce Vivarium, fruit de dessins réalisés pendant la première résidence de création autour de Créatures, en 2022, à l'UQAM.

  • 1. Le musée de la famille est une performance théâtrale de L’eau du bain, présentée en 2021 à Zones théâtrales, puis en 2023 à la Maison Théâtre. Elle met en scène la famille de L’eau du bain, soit les deux co-directeur.rice.s, Anne-Marie Ouellet et Thomas Sinou et leur deux filles Jeanne et Inès, alors respectivement âgées de 10 et 2 ans, dans un décor rassemblant les meubles de leur maison et qui devient l’observatoire d’autres formes familiales que la leur.
  • 2. Créatures, est un spectacle de L’eau du bain, présenté en 2025 à Espace GO. Il rassemble 11 performeuses, dans une habitation de fortune, liées par une dynamique sororale ambigüe.
  • 3. Faire la Marguerite est une performance théâtrale de L’eau du bain, présentée en 2024 à Actoral-Ottawa et en 2025 au Théâtre Aux Écuries. Tout comme pour Le musée de la famille, elle est menée par Anne-Marie, Thomas, Jeanne et Inès, une famille qui orchestre avec le public une célébration mystérieuse sous un ciel inquiétant.
  • 4. Nous empruntons amicalement l’expression à Anne-Marie Guilmaine.

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