Carnet 2
Ce carnet constitue la seconde ramification d’un projet d’accompagnement dramaturgique mené auprès de l’autrice Nathalie Boisvert et amorcé à l’automne 2020. L’activité se décline en une série d’ateliers réunissant la créatrice et les membres de l’équipe du groupe de recherche « Approches écopoétiques des dramaturgies contemporaines » – Catherine Cyr, Béatrice Archambault, Jeanne Murray-Tanguay. Cette initiative présente un double objectif : elle vise, à travers un système de vases communicants, à accompagner la trajectoire d’écriture d’un texte de théâtre tout en jetant un éclairage sur l’imaginaire écologique que ce tracé déplie à travers ses différentes modulations, ses bifurcations, ses cristallisations et ses recommencements. Ce travail nous permet aussi de mettre à l’épreuve de la fiction, au moment même où celle-ci s’écrit, les différentes « prises » théoriques, écopoétiques ou philosophiques, qui balisent nos lectures.
Chaque atelier est irrigué par des questions soulevées par l’autrice autour de matériaux d’écriture préalablement transmis. À ces interrogations viennent s’entretisser les observations des participantes au projet de recherche qui, avant et après chaque rencontre, consignent dans un carnet quelques pistes, « sentiers » réflexifs se dépliant, serpentins, au gré des lectures et des discussions.
Les textes assemblés ici sont issus du deuxième laboratoire mené autour de l’écriture de la pièce L’Ange bot.
On peut consulter le premier carnet ici :
https://percees.uqam.ca/fr/la-ruche-article/traces-dans-lentre-deux-de-la-creation-carnet-1
À l’hiver 2021, en amont de notre second laboratoire, Nathalie Boisvert nous transmet un texte intitulé Exploration 2. Il s’agit de la deuxième mouture d’un document de travail qui, sous forme de récit, déplie la structure et l’univers de fiction (mots, images, fragments de monologue ou de dialogue) de la création dramatique à venir1.
La première version de l’Exploration traçait les contours d’un paysage dramatique en train d’éclore : nous y faisions la rencontre d’Antonin, un petit garçon de onze ans, égaré dans le Englischer Garten de Munich, un espace où deviennent poreuses les limites entre le rêve et le réel et où s’inventent de nouvelles relations avec les formes de vie qui l’habitent. Alors que nous renouons, dans cette déclinaison du texte qui a gagné en précision, avec les personnages – l’enfant, l’ange, les animaux, les essaims de vie qui clignotent dans le jardin –, nos réflexions esquissées dans le premier carnet, notamment celles portant sur les relations interespèces, se clarifient aussi. Notre regard se déplace. De nouvelles pistes font saillie.
« EXPLORATION » – VERSION 2 : extraits
Antonin, perdu dans Munich, s’arrête un instant à Marienplatz. Il soliloque :
« Je m’assois sur une chaine de trottoir et d’un seul coup le monde m’apparait différemment. Je le vois du même point de vue que le pigeon qui est tout près et qui picosse un reste de bretzel avec un appétit féroce. Le pigeon me regarde et m’explique que le monde est en fait une forêt de jambes. Ces jambes sont généralement inoffensives et portent tout en haut des bouches qui n’arrêtent jamais de s’empiffrer. Il est donc très facile de survivre lorsqu’on navigue sur les pavés, il suffit d’être à l’affut de ce que les humains au bout des jambes lancent au bout de leurs bras. Un demi-sandwich au jambon tombe près de moi, je le saisis et je le mange du bout des doigts, il sent la bière et la moutarde me monte dans le cerveau d’un seul coup, ce qui fait rire le pigeon. Je crois que la moutarde est nocive et détruit des cellules dans la tête, fait fondre les souvenirs, pour l’instant je ne suis qu’une tête en feu et je ne peux presque plus voir tellement mes yeux sont pleins d’eau » (E2, p. 20).
Plus loin :
« Je suis seul.
Quelque chose se met à gronder au fond de mon ventre, un son qui fait son chemin jusqu’à mes lèvres, et je me mets à crier, à courir et à crier, sans voir où je m’en vais, je cours et je crie de toutes mes forces : - La-bra-doo-dle!
Le « l » comme un torrent qui m’emporte le « a » le cri que je retiens depuis que je me suis perdu dans Munich le « b » le « r » le « a » comme un levier qui me soulève le « dooo » qui me rapproche des animaux qui hurlent leur douleur la nuit le « dle » comme un grand rire qui efface tout et qui me propulse vers un endroit inconnu!
Labradoodle labradoodle labradoodle labradoodle.
Je cours de toutes mes forces sans m’arrêter, je traverse des rues et des parcs et je cours et je ne vois rien, il y a des klaxons et des cris et des sirènes et je continue quand même, je trébuche et je me retrouve tête première dans un buisson, je culbute et je me retrouve à plat ventre avec de la terre dans la bouche.
Je ne suis pas blessé.
Je me retourne sur le dos et il y a des arbres qui commencent tout juste à verdir qui se penchent sur moi, un vert tendre très doux et une odeur sucrée me remplissent. Je ferme les yeux.
Puis je la sens.
L’odeur âcre d’urine et de forêt.
Il est là, il est assis près de moi et il me regarde avec ses grands yeux jaunes.
Il comprend ma souffrance même si je n’ai rien dit.
Je suis fendu en deux et à l’intérieur de moi, un chant s’élève, il y a dedans des couleurs sombres, du bleu, du vert, du violet, ma gorge s’ouvre doucement, la douleur disparait, je suis calme, enfin calme, presque joyeux.
Je pourrais rester ici, dans ce bois, m’enfoncer lentement dans la terre, et ne plus revenir.
Le coyote me renifle, met sa patte sur ma poitrine.
Il me raconte comment parfois les membres de la meute se perdent à la chasse et meurent, abattus par un fermier ou tué par un loup ou un cougar. Il me dit que la mort fait partie de la vie et qu’inévitablement le cœur saigne puis se répare sans même que l’on s’en aperçoive et que toujours un nouveau corps en remplace un autre et que la vie est un cycle et que même les peines les plus violentes et les plus cruelles passent finissent toujours par passer et qu’il faut essayer de continuer à chanter, à laisser la chaleur du ventre monter par la gorge et qu’il faut finir par trouver son chemin jusqu’au clan qui nous nourrit et qui nous protège. […]
J’ai pleuré longtemps dans la forêt, le coyote assis silencieusement à mes côtés » (E2, p. 21-22).
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Amorcés dans le Carnet 1, les commentaires dramaturgiques suivent des sentiers numérotés. Ceux-ci s’inscrivent dans la continuité des six chemins ouverts dans le premier carnet.
SEPTIÈME SENTIER : DÉCENTREMENT
Catherine:
Je reviens sur mes pas. Je remarque que mes lectures précédentes de l’Exploration et du scène-à-scène étaient centrées, certes sur la dynamique établie entre Antonin et le monde vivant, les plus-qu’humains rencontrés sur son chemin, mais mon attention, toutes mes questions, étaient dirigées sur l’enfant. Ce sont les désirs, les affects, la quête du petit garçon qui ont mobilisé mes questions posées à Nathalie ou dépliées dans les tracés réflexifs du Carnet 1. Je sens maintenant qu’il me faut opérer un décentrement, déplacer la focale, réfléchir aux relations avec le vivant non plus du seul point de vue de l’enfant mais depuis la posture imaginée du sanglier, du coyote, du pigeon.
M’accompagnent dans cette réflexion les pensées lumineuses déployées par Baptiste Morizot dans l’ouvrage Manières d’être vivant. Le philosophe s’attache ici à penser notre relation au monde comme un « un tissage constitutif avec les autres formes de vie » (Morizot, 2019 : 281). Il s’agit pour lui, comme pour plusieurs chercheur·euses issu·es des divers champs théoriques réunis sous le sceau des humanités environnementales, de se penser hors du dualisme Nature/Culture et de reconnaître que nous faisons tous et toutes partie de ce maillage mouvant, de ce territoire habité, c’est-à-dire, toujours, cohabité. La philosophie de Morizot est une philosophie inséparée du vivant où s’affirment, dans un bougé permanent, des existences plurielles et, avec elles, des significations, des dialogues parfois imperceptibles, ou difficilement décodables, et, surtout, des interdépendances. Pour lui, reconnaître ces interdépendances, et leur valeur, c’est d’abord manifester envers le vivant des égards ajustés, c’est-à-dire des attentions qui se présentent, ainsi que l’écrit le postfacier Alain Damasio, comme des « empathies circulantes et croisées qui nous évastent » (Damasio, 2019 : 312). Ces égards, toujours à déplacer, à ajuster, exigent que l’on prête attention à l’agentivité des plus-qu’humains, mais aussi à leur langage, à ce que cela contient de désirs et de significations : un loup qui hurle, un coyote qui chante, une mésange qui zinzinule.
En traversant l’Exploration, m’arrêtant à chaque intervention des animaux et des oiseaux, je me suis demandé ce qui les poussait vers Antonin. Pourquoi, même si les rencontres dans l’Entredeux peuvent relever de l’imagination ou du rêve – mais cela n’est pas certain – le sanglier, le coyote, l’oiseau, vont-ils de leur plein gré vers l’enfant? Pourquoi, chaque fois, confient-ils au garçon une part de leur histoire, de leurs savoirs, de leur vision du monde, en même temps qu’ils lui livrent aussi une partie de leur détresse? Et pourquoi, dans cette relation à l’autre, ne reçoivent-ils rien en retour?
Ou peut-être reçoivent-ils quelque chose?
Une attention, une écoute qui permettrait à chaque être d’être « constaté », c’est-à-dire reconnu comme important?
Vers la fin de l’Exploration, un très beau passage met de l’avant cette attention partagée, cet entretissage du vivant, porté par les chants entremêlés de l’enfant et du coyote :
« J’ai pleuré longtemps dans la forêt, le coyote assis silencieusement à mes côtés.
Mon chant se met à éclater dans la lumière du matin, il monte vers le ciel et le coyote chante avec moi, et bientôt ses frères répondent au loin, ils sont partout dans la forêt, peut-être des centaines, et les rayons du soleil me chauffent doucement le visage, j’ouvre les yeux, autour de moi j’entends des voix d’enfants qui rigolent et qui parlent en allemand, le coyote est disparu, je dois me lever et continuer d’avancer, retrouver mon clan […] » (E2, p. 22-23).
Dans la postface de Manières d’être vivant, Damasio écrit que nos relations d’interdépendance avec le vivant, lorsque nous les reconnaissons, nous permettent de nous extraire de notre « solitude de limace mélancolique » (Ibid, p. 317). J’aime à penser que ce chant partagé entre Antonin et le coyote, puis avec l’ensemble de son clan, ses frères au loin « partout dans la forêt », permet à l’enfant de s’extirper de cette mélancolie visqueuse, et lui donne un peu de l’élan nécessaire à la poursuite de son chemin.
Je veux maintenant savoir ce que cherche le coyote.
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HUITIÈME SENTIER : VOIX, CHANT (BIS)
Jeanne :
Depuis ma première lecture de l’Exploration, la « tempête portant des millénaires de rage réprimée », à la fois « mal intentionnée [et] issue de la colère réprimée des animaux exterminés de la terre » (E2, p. 13), ne cesse de traverser mes pensées. Une agressivité indéniable émane de cette fusion ravageuse entre le vent et les animaux. Une violence aux visées vraisemblablement punitives, à l’image des sangliers qui « empoisonnent les humains avec leur chair pour se venger » (E2, p. 6), une ardeur belliqueuse qui répond sans doute à la destruction de l’environnement par l’être humain : les voix animales, entremêlées aux bourrasques, semblent reprendre le contrôle et (re)trouver leur droit de cité pour enfin souffler. Après avoir trop longtemps été asphyxiée par ces « rapaces qui empêchent la planète de respirer et qui vont finir par l’étouffer avec les gaz à effet de serres » (E2, p. 1), leur bouffée d’air est dévastatrice, « détruisant tout sur son passage » (E2, p. 16). L’Exploration modifiée précise que la tempête est elle-même porteuse de peine : « Il s’y mêle aussi de la douleur et de la souffrance, d’où les mugissements déchirants du vent, parfois. » (E2, p. 17) La tempête détruit en même temps qu’elle énonce son propre anéantissement.
Je ne peux pas m’empêcher d’entendre ces mugissements de la même façon que j’imagine les chants d’Antonin et des coyotes qui s’entremêlent au petit matin (E2, p. 22). Toutes ces plaintes ne trahissent-elles pas le deuil, la blessure? Pour l’enfant, deuil du père emporté brutalement par la maladie; pour les animaux, souffrance rageuse devant la perte et la désolation du monde.
Je me demande si les cris des êtres humains ont leur place dans la tempête et si, à force de comprendre la douleur des animaux, Antonin en viendra à modifier ou à étendre son chant pour soutenir ou accompagner leurs mugissements. Une autre question s’impose : l’être humain peut-il vraiment chanter avec ses victimes sans étouffer leur voix?
Force est d’admettre que l’être humain est aussi sa propre victime : si son action est à la source d’une augmentation et d’une amplification des catastrophes naturelles, par exemple des ouragans et des cyclones, ceux-ci le menacent en retour, le forçant sans cesse à constater que ses ravages mèneront à sa propre perte. À travers ses yeux d’enfant, Antonin semble lui-même prendre conscience de ce phénomène : « C’est facile de survivre dans un monde où le trop plein de tout est pourtant en train de nous tuer lentement. » (E2, p. 8) Comment articuler cette pensée – cette certitude – sans reconduire le paradigme anthropocentriste?
À mon sens, négliger l’importance et le rôle de l’être humain serait trahir l’œuvre en construction de Nathalie Boisvert, qui me paraît dénoncer avec force l’action de ce dernier tout en l’invitant à entremêler sa voix à celle des animaux. Après tout, même si le coyote recommande à Antonin d’éviter la civilisation (E2, p. 7), il ne cesse d’entrer en contact avec lui, jusqu’à l’accompagner de son propre chant, ce même chant qui a permis à ses semblables de survivre en préservant les liens qui les unissent. En plus de livrer ses « trucs pour survivre » (E2, p. 7) à Antonin, j’ai l’impression que l’animal propose à ce dernier de rester en vie, avec lui, au rythme de ce chant commun. La deuxième version de l’Exploration nous apprend que le jeune garçon veut aller au bout de sa catastrophe : « Je veux voir si je suis capable de survivre seul. » (E2, p. 15) Je me demande s’il comprendra que sa survie dépend de celle des plus-qu’humains, et vice versa.
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NEUVIÈME SENTIER : MÉMOIRE
Béatrice :
Dans cette Exploration modifiée, les éléments qui ressortent le plus et qui n'étaient pas encore très présents pour moi la dernière fois sont le deuil du père (et la solitude qu’il instille) et, sur le plan formel, l’indécidabilité entre les niveaux de réalité qui imprègnent la fiction.
Les aventures vécues par Antonin lui rappellent sans cesse des souvenirs de son père qui est décédé assez récemment. Cela lui permet de faire face aux émotions qu’il s’empêchait de vivre depuis sa mort. Il m’apparaît de plus en plus évident que la résolution du deuil, l’acceptation de la mort de son père, devient la trame de fond de la quête d’Antonin. C’est en effet ce qui le pousse à aller au bout de sa catastrophe : « Je veux voir si je suis capable de survivre seul. J’ai pensé depuis ma naissance que mon père allait toujours être là pour me sortir du trouble. Mon père est mort dans un hôpital, tout seul, entouré de gens masqués. » (E2, p. 14) Antonin réalisera-t-il qu’il ne sera jamais vraiment tout à fait seul? Même dans sa quête de solitude loin de sa mère, il ne cesse de rencontrer des êtres prêts à l’aider, et il se rend bien compte qu’il n’a pas le choix d’accepter leur aide, car sans ressources extérieures, « c’est presque une mission impossible » (E2, p. 14). Lors du prochain atelier avec Nathalie, j’aimerais discuter des ressorts de cette recherche de solitude, de ce qui la motive et de ce qui la contraint, des contradictions qui l’habitent et de ce qui peut émerger de celles-ci.
La réflexion d’Antonin dans la suite de la pièce pourrait-elle être infléchie par ses rencontres? Peut-être pourrait-elle rejoindre la mienne : survivre seul n’est pas le but, mais il s’agit plutôt de survivre ensemble. Ceci est à comprendre pour sa propre quête, mais dans une optique plus large également. Comme l’explique le coyote à Antonin, « [l]e but ultime de l’existence devrait être de vivre et de seulement vivre, mais l’absence de prédateurs pour votre espèce a donné un immense trou dans votre estomac qui fait que votre faim demeure insatiable. » (E2, p. 6) C’est donc, si on prête oreille à ce qu’affirme le coyote, de vivre seul, de ne pouvoir penser qu’à lui, de ne considérer que sa propre espèce dans ses décisions et non les autres éléments de la nature, qui amène l’humain à sa perte, à la destruction de la planète. Cette réflexion me fait penser au mode de vie traditionnel des différents peuples autochtones qui était plus proche de la survie et fondé sur une autre philosophie du vivant, marqué notamment par le respect et la réciprocité. Ce mode de vie traditionnel, dont la persistance s’observe aujourd’hui à travers diverses façons holistiques de cohabiter avec les écosystèmes, se distingue, à bien des égards, de la culture dont je suis issue, largement anthropocentrée et extractiviste.
Par ailleurs, je me demande où est la part de vérité et où se situe la métaphore par rapport à aux personnages de la pièce. Quels éléments relèvent du monde rêvé de l’Entredeux d’Antonin et qu’est-ce qui est réel? Et surtout, comment ces deux mondes vont-ils se concilier à la fin? Si ces questions sont captivantes, et peuvent assurément nourrir notre travail d’atelier, je me demande s’il est possible – et s’il est dramaturgiquement souhaitable – d’y répondre…
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Le mardi 23 février 2021, un deuxième laboratoire dramaturgique réunit Nathalie Boisvert et les membres de notre équipe.
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DIXIÈME SENTIER : RELATIONS
Jeanne :
« Tout est relié », nous a dit Nathalie au sujet de son récit en construction, lors de notre dernier laboratoire : les changements climatiques et la pandémie de COVID-19; les deuils du père, des animaux, de ce monde tel qu’on l’a connu; la survie de l’être humain et celle des plus-qu’humains.
La preuve que l’être humain et le plus-qu’humain sont liés n’est plus à faire. J’ai tout de même été frappée d’apprendre à quel point ils le sont, alors que je parcourais les pages de When Species Meet, de Donna Haraway : « The human genomes can be found in only about 10 % of all the cells that occupy the mundane space I call my body; the other 90 % of the cells are filled with the genomes of bacteria, fungi, protists, and such… I become an adult human being in company with these tiny messmates. To be one is always to become with many. » (Haraway, 2007 : 4)
Ces deux dernières phrases me semblent d’ailleurs entrer fortement en résonance avec l’univers de Nathalie Boisvert : à une échelle différente, Antonin grandit en compagnie des plus-qu’humains dans ce qui tient du devenir ou du construire ensemble plutôt que de l’entreprise solitaire. Haraway parlerait de « sympoïèse », un « faire-avec » qui implique une transformation coopérative entre êtres vivants ou non-vivants, humains ou non (Haraway, 2016 : 58).
Dans sa dernière entrée, Catherine s’interrogeait à propos des motivations des animaux qui vont à la rencontre d’Antonin. Reçoivent-ils quelque chose de ces échanges? Même si Nathalie les envisage en tant que guides, je me demande maintenant s’ils sont eux aussi transformés par leurs contacts répétés avec l’humain, s’ils « grandissent » avec le jeune garçon.
À la suite de Marie-Charlotte Carrier, je réalise que ce « faire-avec » entre l’être humain et le plus-qu’humain est aussi relié à la pandémie : « En dévoilant la précarité inhérente à l’interdépendance de notre vie biologique, la pandémie nous rappelle que les équilibres interspécifiques, microbiens et fongiques qui rendent la vie possible s’avèrent par ailleurs dangereusement fragiles. » Et la chercheuse de poursuivre : « donc, même quand nous nous sentons isolés dans nos maisons, la pandémie, en révélant notre étroite imbrication dans la matière qui nous entoure, [interroge] les réseaux écologiques mondiaux qui nous unissent au sein de l’organisme sympoïétique vibrant et chaotique que nous appelons la Terre » (Carrier, 2021 : 24).
Nathalie se pose plusieurs questions quant à la place de la pandémie dans son récit. À mon sens, il s’agit là d’une piste de réflexion très intéressante pour déplier l’idée que « tout est relié ».
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ONZIÈME SENTIER : ÉVOLUTION
Béatrice :
La deuxième rencontre avec Nathalie m’a permis encore une fois d’élargir ma réflexion et ma vision de la pièce en construction. Préalablement à notre atelier, j’avais soulevé l’importance grandissante du deuil dans l’histoire, en parlant du père d’Antonin qui est décédé de la COVID-19 avant le début du récit. Lors de notre discussion, l’autrice a confirmé que le deuil prenait une grande place, mais elle nous a aussi fait comprendre que celui-ci est plus vaste que ce que je laissais entendre. Pour elle, le deuil est élargi : c'est aussi le deuil du monde qui disparaît.
La pandémie et la crise écologique dans laquelle nous vivons amènent des changements profonds à notre façon de vivre, et ces changements nécessitent une adaptation qui n'est pas toujours facile. Comme Nathalie l'explique, cette période est particulièrement difficile pour la génération adolescente, qui perd ses repères en plus d'avoir un avenir incertain, tandis que les enfants grandissent déjà dans ce monde en évolution et ont, peut-être, plus de facilité à s'adapter. Je n'en avais pas conscience avant notre rencontre, mais Nathalie m'a fait réaliser que la pandémie et la crise environnementale étaient reliées. Il y a un lien à établir entre la déforestation ou la destruction des habitats naturels de beaucoup d'animaux, et la probabilité de transmission de tels virus des animaux aux humains. Ainsi, le mode de vie capitaliste et consumériste de l'humain est ce qui l'amène à sa propre perte. Le pillage des ressources de la planète nécessaire au maintien de notre confort actuel est ce qui nous entraîne inévitablement vers la perte de ce mode de vie. Dans la pièce, clignotent faiblement ou avec force les signaux de ce mouvement transitoire : dans la pugnacité de Nadine, la mère d’Antonin, qui combat les « rapaces » et leurs « effets de serres » (E2, p. 1), dans le discours lucide des oiseaux, des sangliers et du coyote, dans l’ambivalence entre deux mondes possibles – entre deux versions du monde – qui ne peuvent cohabiter. L’Ange bot nous pointe, en outre, l’inévitable deuil qu’il nous reste à faire de notre surconsommation et de notre individualisme, car ce monde tel qu’il va et tel que nous l’habitons n'est pas viable pour notre futur. Non seulement l'humain doit changer son mode de vie pour freiner les dégâts sur l'environnement, mais il doit aussi changer à cause des dégâts déjà causés, dont la pandémie ne représente qu’un exemple. Ce deuil, difficile à faire, semble constituer l’horizon impérieux, mais fragile, vers lequel tend la trajectoire de la pièce. Dans celle-ci, Antonin, grâce à l’attention qu’il accorde peu à peu aux animaux qui l’entourent, et grâce à l’établissement de sensibilités partagées, représente celui qui peut apporter ce changement : les animaux s'approchent de l’enfant et le conseillent, car ils peuvent sentir son désarroi. Il s’agit alors d'être réciproquement à l’écoute de la détresse de la planète et de ce qui l’habite. Cette pensée se reflète bien dans cette citation du scientifique Stephen Jan Gould : « Yet I appreciate that we cannot win this battle to save species and environments without forging an emotional bond between ourselves and nature as well – for we will not fight to save what we do not love » (Blair, 2020).
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Le 25 mars 2021, en compagnie des membres de notre équipe, Nathalie Boisvert participe à une rencontre-atelier, à l’Université du Québec à Montréal, avec des étudiant·es d’un séminaire de cycles supérieurs en études littéraires.
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DOUZIÈME SENTIER : ENTRETISSAGES
Catherine :
Sur le tableau, surgis du blanc, des mots apparaissent peu à peu. À tour de rôle, chaque étudiant·e propose un terme, un seul, qui reflète sa lecture de l’Exploration 2. Les mots sont intégrés à une application qui produit un « nuage de mots », soit un ensemble graphique où ceux-ci sont agencés de façon aléatoire en présentant différentes échelles et interrelations. Le nuage n’est pas la finalité mais le commencement. Il sert de levier pour faire émerger, avec Nathalie, les enjeux de la pièce, ses images furtives ou centrales, ses points d’achoppement. À travers les juxtapositions, les obliques, les mots qui prennent appui les uns sur les autres, se font écho ou sont sur le point d’entrer en collision, de nouveaux entretissages se font et se défont.
Nathalie remarque que le mot « interdépendance » – est-ce vraiment un hasard – apparait comme le noyau scintillant de l’ensemble. Elle observe aussi que le mot « perte » repose sur « sensibilités », semblant l’écraser de tout son poids.
Cela fait penser, souligne une étudiante, à la crise de la sensibilité dans notre façon de lire (ou de ne pas lire) le monde – une perspective qui a traversé notre séminaire et dont nous discutons, longuement, avec Nathalie.
Antonin, dans la pièce, n’a toujours pas retrouvé ses lunettes; sa lecture du monde sensible s’en trouve affectée, entravée.
Mais une autre lecture, sensorielle, tactile, aurale, c’est-à-dire transmise par l’écoute, ne se substitue-t-elle pas à la vision? demande un étudiant. Cette lecture n’est rendue possible, avance-t-il, que par la rencontre, par ce qui permet de rompre, dans les échanges avec le pigeon, le coyote, le sanglier, les liminalités interespèces. Nous évoquons alors les travaux de Donna Haraway autour des « espèces compagnes » – perspectives déjà convoquées par Jeanne dans ce carnet. Ce qu’écrit la chercheuse à propos de ces espèces, un ensemble qui comprend certes les animaux mais aussi « le riz, les abeilles, les tulipes […] et tout autre être organique auquel l’existence humaine doit d’être ce qu’elle est, et réciproquement » (Haraway, 2018 : 40) entre en vive résonance avec nos lectures croisées de l’Exploration 2, en particulier en ce qui concerne les rapports, complexes, avec le plus-qu’humain. Haraway rappelle que ces rapports « n’ont d’ailleurs rien de particulièrement agréable; ils sont plein de gâchis, de cruauté, d’indifférence, d’ignorance et d’abandon, mais aussi de joie, d’invention, de travail, d’intelligence et de jeu » (Ibid, p. 35-36).
Nathalie (et nous avec elle) reconnaît dans cette complexité des rapports, une des lignes de force souterraines de sa pièce en construction : ravages et destruction mais aussi écoute et émerveillement cohabitent, s’entremêlent. Contre l’imaginaire de la dévastation, de la perte et du deuil, s’élève aussi le chant tenace de la rencontre et de l’invention d’un autre rapport à soi et à l’autre.
Que faire de ce tressage fragile entre la représentation d’un univers menaçant ruine et celle, imprégnée d’« alliages incandescents » (Morizot, 2019) avec l’autre, tendue vers le renouveau et la suite possible du monde?
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Dans la pièce A Letter from the Ocean, de l’autrice états-unienne Caridad Svich, l’océan, depuis un futur où le monde s’est effondré, s’adresse à nous en nous demandant ce que serait ce monde, maintenant, si la vie avait continué.
En relisant aujourd’hui l’Exploration 2, en retrouvant la tension évoquée en atelier entre la vision « collapsiste » et celle, plus lumineuse et tissée d’alliances, qui traverse la pièce, je me demande ce qu’il adviendra de cette « vie continuée » ou de sa seule possibilité.
Mais c’est là une question pour Nathalie.
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Bibliographie
CARRIER, Marie-Charlotte (2021), « Monstrous Matter / Monstrueuse matière », esse arts + opinions, no 101, p. 18-27.
DAMASIO, Alain (2019), « Postface », dans Morizot, Baptiste, Manières d’être vivant, Paris, Actes sud, coll. « Mondes sauvages ».
HARAWAY, Donna (2018), Manifeste des espèces compagnes. Chiens, humains et autres partenaires, traduction de Jérôme Hansen, Paris, Flammarion.
HARAWAY, Donna (2016), Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene, Durham, Duke University Press.
HARAWAY, Donna (2007), When Species Meet, Minneapolis, University of Minnesota Press.
MORIZOT, Baptiste (2019), Manières d’être vivant, Paris, Actes sud, coll. « Mondes sauvages ».
- 1. Désormais, les références à cette deuxième version de l’Exploration seront indiquées par le sigle E2, suivi du folio.
ARCHAMBAULT, Béatrice, Catherine CYR, Jeanne MURRAY-TANGUAY (autrices) et Nathalie BOISVERT (artiste invitée) (2022), « Tracés : dans l’entre-deux de la création », L'Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/la-ruche-article/traces-dans-lentre-deux-de-la-creation-carnet-2