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10/03/2022Lectures connexes
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C’est dans le cadre du OFFTA que le Petit Fun Palace, une caravane ambulante imaginée par la compagnie italienne Office for a Human Theatre (OHT), a fait sa première sortie en sol montréalais au début de la saison estivale 2021. Cette plateforme éphémère et mobile de rassemblements, performances et discussions, créée en hommage au Fun Palace, un projet mythique des années 60 qui souhaitait créer « une université de la rue, un laboratoire du "fun " » (OFFTA, 2021), a permis à une poignée d’artistes, chercheur·euse·s et étudiant·e·s de faire partie de l’École nomade. Tandis que les différentes présentations étaient retransmises sur le web – les mesures sanitaires en vigueur ne permettaient alors pas d’accueillir du public en présentiel – l’École nomade, ce regroupement de quelques spectateur·trice·s privilégié·e·s dont je faisais partie, prenait la forme d’une école improvisée, d’une école pirate, en ces temps de restriction sociale.
C’est donc dimanche le 30 juin dernier que mes collègues et moi avons traversé la ville pour rejoindre le Vieux-Port de Montréal, afin de prendre part à notre premier « cours » de cette école de la rue, de cette école du fun. En enfourchant ma bicyclette et en descendant la rue Berri jusqu’au fleuve, j’ai constaté le privilège que j’avais de me déplacer, de mettre mon corps en mouvement vers un lieu où l’on m’attendait. Car oui, j’étais attendue. Voilà un an et quelques mois que mon corps alité sommeillait. En ce début d’été, il reprenait vie à chaque coup de pédale, mû par l’extase d’être invitée quelque part. L’hospitalité se présentait d’ailleurs comme la thématique centrale de la programmation du OFFTA.
Nous raconter autrement
Tout au bout du Quai King-Edward, tandis que je verrouillais mon vélo, des sourires plus grands que des masques m’attendaient pour me souhaiter la bienvenue. Pendant que Geneviève Dupéré faisait résonner dans la OFF.RADIO, la diffusion web du contenu audio du OFFTA, ses souvenirs fluviaux et son fantasme que les arts maritimes deviennent une discipline en soi, une odeur de café et de croissants frais me rappelait que j’avais été conviée à faire partie de la communauté de spectateur·trice·s clandestin·e·s. En prenant place sur la chaise que j’avais choisie, je me suis demandé comment mon corps – comment les arts – avait réussi à se relever d’une quinzaine de mois d’immobilité, comment il se remettait finalement de la maladie, de la dépression. Les chemins que m’a obligée à parcourir la caravane ambulante de la compagnie OHT, orchestrée par Filippo Andreatta, me rappellent que l’art est un espace de mobilité, qu’il n’existe peut-être pas de destinations, mais seulement de nouvelles trajectoires à emprunter. En effet, les chemins qui relient les différentes escales de la caravane ont fait partie de l’expérience performative vécue par la spectatrice-cycliste que j’incarnais. La somme des trajets tracés par ma bicyclette, et par celle de tou·te·s ceux et celles suivant le parcours de la caravane, a selon moi contribué à rendre plus hospitaliers les espaces publics rencontrés, parce que plus vivants, parce que mouvants. C’est d’ailleurs ce qui, à mes yeux, participe à rendre sacré le Petit Fun Palace : les empreintes que laisse son passage à différents endroits dans le monde, dont celles laissées ici, à Montréal, dessinant toute une cartographie poétique et performative à travers la métropole. Les lieux d’arrêt choisis pour le Petit Fun Palace n’étaient pas aléatoires : ils prolongeaient les réflexions et les gestes artistiques issus de sa programmation. Si le point de départ avait lieu aux abords du fleuve Saint-Laurent, dans le Vieux-Port de Montréal, la caravane traversait ensuite la ville en ligne droite, pour s’arrêter dans le stationnement du Centre de psychologie Gouin, en bordure de la rivière des Prairies, au nord de l’île. La destination suivante se trouvait en plein cœur du parc Lafontaine, à proximité de l’École du Plateau, mettant ainsi à l’honneur l’idée de la nomadic school, intégrée au projet du Petit Fun Palace. La caravane a finalement conclu son voyage montréalais à Pointe-Saint-Charles, à l’extérieur du Bâtiment 7, ce projet social et communautaire nourri par l’art et les rencontres, se rapprochant ainsi du fleuve une dernière fois.
Si la caravane se déplace, elle invite nécessairement le public à se faire de même1. Ainsi, la reprise des arts vivants appelle une remise en marche des corps. Si « créer est une façon de se déplacer » (Dawson, 2020 : 139), se déplacer devient nécessairement une façon de créer, de rendre actives en nous les plaques tectoniques restées figées au cours de la dernière année. Le déplacement, en tant que thématique, s’est d’ailleurs manifesté dans une grande majorité des micro-performances et des entretiens liés au Petit Fun Palace. D’une part, Geneviève Dupéré s’est entretenue à propos de ses propres déplacements sur le fleuve et dans les communautés qui le bordent, présentant ainsi les multiples hospitalités qui s’y déploient. D’autre part, Éric Noël a marché en talons hauts de sa demeure jusqu’au Vieux-Port, faisant de son déplacement une performance, un rituel pour rejoindre le lieu où une baleine à bosse s’était rendue l’année précédente. Finalement, arkadi lavoie lachapelle et son invitée Renée-Ann Blais ont fait de leur trajet en voiture un acte performatif, un lieu d’échanges et de réflexions sur la mort et l’accompagnement de fin de vie. Ainsi, le déplacement des artistes dans le paysage urbain, en se mettant en mouvement, en rendant publique leur parole, a transformé le déconfinement des corps en un geste artistique. Pour l’écrivain Nicholas Dawson, créer revient à « se déplacer soi-même pour déplacer le mal, le dépouiller de sa force négative et le libérer de ses murs » (2020 : 134). Ainsi, le déplacement contribuerait à la guérison, à la réparation de ce qui a été brisé dans les derniers mois.
Dans L’Amoure Looks Something Like You – Transrituel pour une baleine à bosse, Éric Noël demande : « Est-ce que je suis encore brisé si quelqu’un écoute, si quelqu’un entend? » (2020 : 23) Est alors née en moi une réflexion entourant le nous, celui que convoquent les arts vivants, celui dont découlent la solidarité, l’écoute, l’empathie. Dans Désormais, ma demeure, un récit auto-fictif dans lequel Nicholas Dawson retrace les contours et les méandres de sa dépression, l’auteur écrit que « nous sommes si nombreux, si nombreuses, à nous croiser aux intersections de nos souffrances, rassemblé·e·s en cet étrange lieu instable, insaisissable et désespérément silencieux dans lequel nous brûlons pourtant d’envie de raconter » (2020 : 29). Je comprends soudain, en intégrant l’École nomade du Petit Fun Palace après plusieurs mois d’abstinence culturelle et sociale, que je caresse le même désir que Dawson, soit celui « qu’un nous se forme » (Dawson, 2020 : 73). Pour celles et ceux comme moi qui avaient la chance de prendre part à l’événement en présentiel, je peux affirmer que l’équipe du OFFTA est arrivée, grâce à son hospitalité, à créer ce nous tant espéré, cette communauté de corps qui s’éveillent et se déplacent au même rythme, cette communauté post-confinée qui devra trouver les mots et les gestes pour se raconter autrement, désormais. La question est de savoir si le public invité via son écran à prendre part aux différents événements a senti le même sentiment d’appartenance envers cette communauté.
Se remettre au monde
Pendant quelques mois, j’ai eu la chance d’habiter aux abords du fleuve Saint-Laurent et d’écrire ces mots au gré des marées qui transforment le paysage. Dans La vie habitable, un essai à la fois très personnel et politique qui met de l’avant le besoin de poésie au quotidien, Véronique Côté, qui a grandi à Lévis, affirme que c’est « par le fleuve [qu’elle a pris] la mesure du territoire sur lequel nous marchons » (2014 : 56). Ce fleuve, je l’ai rencontré tous les jours, tandis que j’habitais aux Escoumins. Pourtant, ce n’était pas exactement le même dont parle Geneviève Dupéré, ni celui qui a bercé plusieurs générations de femmes, j’en suis certaine. Puisqu’il se déplace constamment vers le golfe. Puisqu’il renait à chaque marée. Si, comme l’écrit Véronique Côté, « nous sommes faits de ce que nous voyons, des lieux que nous fréquentons, mais aussi de ce qu’on nous en raconte » (2014 : 57), il me semble que, pendant mon séjour nord-côtier, je sois tranquillement devenue liquide, que j’aie réussi à faire corps avec le fleuve. Ainsi, la reprise des arts vivants ferait renaitre en nous des « états de corps » au sens où l’entend Mélanie Demers :
On dit état de corps et une poésie s’impose d’elle-même. On dit état de corps et, inexplicablement, on le voit ce corps passer du liquide au solide. De l’insaisissable au saisissant. On le voit passer de l’état latent à l’état détente. Détente, pas comme dans repos mais comme dans déclic, gâchette, comme une fois pour toutes sorti de sa cachette. Alors, le corps dans toute sa splendeur, s’affranchit enfin de sa longue attente. Prêt à charger, à s’essouffler, à s’enliser, à s’endeuiller! On dit état de corps et on sent le courage que ça prend pour soulever l’épave que nous sommes. (Demers, 2012 : 35)
L’estuaire n’a pas cessé d’être vivant pendant qu’une pandémie mondiale clouait plusieurs corps aux lits. Si la pandémie s’est présentée pour les arts vivants comme une dépression prolongée, comme un coma éveillé, elle est apparue pour d’autres comme le temps de repos et de réflexion nécessaires pour ré-imaginer les possibles et les contours de la géographie des corps en scène. Je me rappelle les mots de la chorégraphe Rhodnie Désir qui, lors d’une conférence à l’Université du Québec à Montréal en 2020 au sujet de son projet Bow’t Trail, confiait qu’il faut parfois, comme il lui est arrivé, mourir un peu pour pouvoir renaitre à nouveau, pour pouvoir prendre la mesure de nos privilèges et de notre caractère bien vivant, afin d’insuffler cette vie à notre art. Envoûtée par la cyclicité du fleuve, je me demande ce qui arrive aux blessures une fois qu’elles sont guéries. Je me demande ce qu’il reste de la mort, une fois que nous revenons au monde.
Lorsque Martine Delvaux et Jennifer Bélanger s’entretiennent à la OFF.RADIO, le 1er juin 2021, dans le cadre de la performance sonore orchestrée par Nicholas Dawson, au sujet de la douleur et de la dépression vécues par le corps des femmes, elles présentent la femme alitée avant tout comme une femme qui est tombée. Or, comme l’écrit Delvaux dans Les filles en série : « les filles se tiennent debout […]. En tombant, elles ne meurent pas : elles se mettent au monde. » (2018 : 108) Se forge ainsi en moi le sentiment qu’il faille parfois mourir pour se sentir vivant·e à nouveau. Les arts avaient-ils besoin de mourir pour renaitre plus sainement? Étaient-ils réellement en santé avant qu’on ne leur impose un arrêt de maladie prolongé?
Entrez, nous sommes ouvert·e·s
Quand je pose mon corps devant le fleuve, qu’il épouse l’assise que m’offre le rocher, je me sens tout à coup accueillie par l’estuaire, comme une spectatrice à qui l’on désigne le siège qui lui revient. C’est au rythme des marées que mon corps redevient mien, que les espaces redeviennent hospitaliers. Les enseignes « entrez, nous sommes ouvert·e·s » devant les portes des commerces recommencent à s’illuminer. Les gens reprennent l’habitude de pousser les portes, de s’introduire dans des espaces où les tapis leur souhaitent la bienvenue, où les sourires traversent les inépuisables masques. En tant que spectatrice qui retrouve les codes de la représentation, je me demande si le mouvement lui-même, le déplacement des corps entre un lieu et un autre, n’influence pas la façon dont le corps est reçu, dont le corps reçoit. Kama La Mackerel, lors de son entretien avec Olivia Tapiero sur l’hospitalité queer et décoloniale, au micro de Nicholas Dawson, déplore que l’hospitalité soit aujourd’hui caractérisée par « une identité fixe qui accueille une identité fixe ».
Alors que je suis assise sur ma petite chaise de bois, les pieds nus dans l’herbe d’un printemps qui s’achève, à les écouter parler de l’amour et de sa fluidité, je me sens, moi, spectatrice pirate de l’École nomade, aimée. Je me sens aimée, parce que je me sens accueillie. Je comprends alors qu’il n’y a pas d’hospitalité sans amour. L’acte d’aimer n’est-il pas avant tout une façon d’accueillir l’autre et de se laisser accueillir, de créer un espace où chacun·e puisse exister librement? C’est ainsi que la notion du care, qu’on retrouvait déjà dans les arts vivants avant la pandémie, vient tout à coup résonner autrement en répondant au besoin urgent et actuel d’amour et d’hospitalité dans la communauté artistique. Si, comme le dit Katya Montaignac, « le care permet de redonner une place à la vulnérabilité dans le lien social » (2020), il faudrait, pour rendre notre écosystème théâtral hospitalier, « commencer par développer une culture de l’invitation (plutôt que la compétition et l’appel d’offre) » (Montaignac, 2020). Pour Nicholas Dawson, la communauté rendrait possible la mise en corps et la mise en espace de ce care, de cette hospitalité : « parce qu’ensemble nous sommes libres de raconter nos faiblesses, parce qu’ensemble nous pouvons prendre soin de nous » (2020 : 93). Pourtant, comme l’ont pointé Martine Delvaux et Jennifer Bélanger, la solidarité qui découle du soin collectif est précisément mise de côté dans les milieux hospitaliers, comme les hôpitaux, où les patient·e·s se retrouvent isolé·e·s, séparé·e·s les un·e·s des autres. Si Mélanie Demers avance qu’« il nous faudra être prophètes » (2020) pour ré-imaginer les lieux de création au lendemain de la pandémie, je crois qu’il nous faudra surtout être architectes du sensible, pour repenser les fondations de ces lieux, pour abattre les murs qui nous divisent et qui nous empêchent trop souvent de prendre soin de nous. Pour le dire avec Véronique Côté, « il faut soigner les lieux où l’on vit, et soigner aussi la façon dont on les raconte : on finit par être bâti comme eux » (2014 : 57).
J’en appelle donc à prolonger cette réflexion nécessaire autour de l’hospitalité dans les arts vivants, habilement entamée par l’équipe du OFFTA et du Petit Fun Palace. Alors que les institutions théâtrales ont vu leurs portes s’ouvrir et se fermer fréquemment au cours des derniers mois, nous devons continuer de prendre soin de la façon dont nous nous racontons, dont nous nous déplaçons, afin que les arts demeurent, à l’effigie du fleuve, un territoire mouvant, vivant.
Bibliographie
CÔTÉ, Véronique (2014), La vie habitable, Montréal, Atelier 10.
DAWSON, Nicholas (2020), Désormais, ma demeure, Montréal, Éditions Tryptique, Queer.
DELVAUX Martine (2018), Les filles en série : des Barbies aux Pussy Riot (2e éd.), Montréal, Éditions du remue-ménage.
DEMERS, Mélanie (2012), « Oser danser », Spirale, no 242, p. 35-36.
DEMERS, Mélanie (2020, 17 juin), Il nous faudra être prophètes, [Allocution] tenue dans le cadre de la table ronde Artistes et diffuseurs en dialogue organisée par le Regroupement québécois de la danse et La danse sur les routes du Québec, https://www.quebecdanse.org/2020/06/22/il-nous-faudra-etre-prophetes/
MONTAIGNAC, Katya (2020), Corpus II : Politiques du corps dansant, performatif et théâtral : notes de cours, EST172C, Université du Québec à Montréal, École supérieure de théâtre.
NOËL, Éric (2020), L’Amoure Looks Something Like You.
OFFTA (2021), Petit Fun Palace, Office for a Human Theatre, https://offta.com/evenement2021/oht/
- 1. Je fais ici référence à l’école nomade, le petit groupe de spectateur·trice·s privilégié·e·s, réunissant artistes, chercheur·euse·s et étudiant·e·s, duquel je faisais partie.
MESSIER, Camille (2022), « Prendre soin de ce qui (re)naît », L'Extension recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/echappees-article/prendre-soin-de-ce-qui-renait