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28/10/2022Lectures connexes
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La disparition des outils de notre horizon éducatif est le premier pas sur la voie de l'ignorance totale du monde d'artefacts que nous habitons.
Matthew Crawford, Éloge du carburateur
Notre existence est remplie de connexions improbables et de points de jonction entre des réalités hétérogènes les unes aux autres qui, dans la mesure où l’on y porte attention, peuvent se révéler chargés de sens. Plusieurs de ces micro-événements passent inaperçus, demeurent en latence ou tombent à plat, faute de retenir notre attention justement, l’état de saturation mentale ne laissant que peu de jeu pour capter ces petites manifestations qui invitent à la divagation. Le monde matériel et environnant ne cesse de faire signe, encore faut-il savoir se mettre à l’écoute et à l’arrêt. Encore faut-il accorder une valeur au « monde d’artefacts que nous habitons », pour reprendre les mots de Matthew Crawford, non seulement en tant que choses utilitaires et à notre service, mais comme interlocuteurs valables et potentiellement transformateurs.
Les objets peuvent-ils nous interpeller sur le plan des valeurs qui guident nos habitudes de consommation? En quoi la matière engage-t-elle notre conscience et notre responsabilité humaine? Alors que je terminais la lecture de l’essai de Matthew Crawford, Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail (2010)1, qui nourrira amplement ce texte, je suis allée faire l’expérience de Worktable présenté dans le cadre de l’édition 2021 du Festival TransAmérique2 (FTA). J’y suis allée un peu à reculons, chargée – je dois le dire en toute honnêteté – d’un préjugé défavorable envers toute forme d’art participatif, mais encouragée tout de même par les mots de l’artiste en entrevue, où elle émettait de sérieuses réserves envers les arts qui croient à l’activation collective des spectateur·rice·s. Une fois mon appréhension mise de côté, la curiosité l’emportant largement sur mon préjugé, le hasard a voulu me faire vivre une de ces connexions, que je pourrais résumer de la façon suivante : Worktable a été l’expérience incarnée de ma lecture du livre de Crawford. Si je convoque ici la pensée de ce philosophe et réparateur de motos, c’est moins pour éclairer l’activité pratiquée dans le cadre du FTA que pour faire apparaître les points de résonance entre les deux expériences. Si le livre traite du déclin de notre relation avec le monde matériel et avec le savoir-faire manuel, et de ses conséquences culturelles et politiques, Worktable incarne cette idée en nous amenant à défaire des objets puis à les remonter, en somme, à nous improviser mécanicien·nes d’artefacts.
Mettre la table
Et de fait, nous avons de moins en moins d’occasions de vivre ces moments de ferveur créative où nous nous saisissons des objets matériels et les faisons nôtres, qu’il s’agisse de les fabriquer ou de les réparer. Ce que les gens ordinaires fabriquaient hier, aujourd'hui ils l'achètent ; et ce qu'ils réparaient eux-mêmes, ils le remplacent intégralement, ou bien louent les services d'un expert pour le remettre en état […] (p. 8).
La salle d’accueil de Worktable me fait penser à un musée des refusés : les objets les plus hétéroclites sont installés sur des étagères, comme dans ces bazars poussiéreux où l’on retrouve des vases, d’anciens téléphones, des câbles, des vieux tableaux, des vinyles, des sacs, des bijoux d’un autre âge, bref tout ce que la brocante peut offrir de trésors invraisemblables. La fréquentation de ces objets qui attendent sagement de trouver des acquéreur·euses qui sauront leur offrir une seconde vie, demande de laisser derrière soi tous les jugements esthétiques forgés par la culture de la consommation de produits dernier cri et prêts à être utilisés dans laquelle nous baignons. Sans compter que la vue de ces babioles ainsi que leur manipulation activent souvent toutes sortes d’affects, qui vont du souvenir d’enfance, des éclats de rire ou des regards attendris, à de la fascination devant l’étonnant et extraordinaire assemblage matériel qui se présente à soi. Ce sont des objets certes poussiéreux mais chargés d’histoires à déchiffrer, à mille lieux de la neutralité des marchandises neuves et rutilantes qui, tel le sucre raffiné, stimulent et entretiennent notre soif d’acquisition matérielle.
Une jeune femme me demande de choisir un objet parmi ceux installés sur des étagères dans la salle d’accueil de Worktable. La femme arrivée juste avant moi hésitait encore entre un téléphone, une paire de chaussures, et je ne sais plus quoi, sans réussir à arrêter son choix, comme si elle avait peur de se tromper d’objet. J’ai laissé mon regard errer sur les étagères, comme j’ai l’habitude de le faire dans un marché aux puces, avec cette attention flottante qui attend de se laisser surprendre par un détail ou happer par un signe qui interpelle l’œil. L’objet s’est porté à mon attention sous la forme d’une tache multicolore qui a fait impression dans l’espace de ma vision périphérique; aussi est-ce de façon oblique qu’un petit sac s’est présenté à moi, s’interposant sur un mode mineur dans le dialogue visuel que je venais d’ouvrir avec un immense vase marron et blanc aux formes étranges. Je n’aime pas particulièrement les sacs à main, ayant toujours été plutôt portée vers le sac à dos, et ce n’est que très récemment que j’en ai acheté un, de seconde main – c’est le cas de le dire –, tout en me demandant si je n’étais pas en train de céder à un style que j’ai toujours fui. Le sac coloré a retenu mon attention, je l’ai trouvé joyeux, léger, inclassable, sympathique et comme je n’étais pas d’humeur à me casser la tête, je l’ai choisi sans hésiter. « Ah, je pense que c’est un sac très spécial celui-là, fait à la main… », m’a simplement dit la jeune femme avant de m’introduire dans la pièce suivante, où l’on m’a installée dans un cubicule entouré de rideaux opaques, devant un établi garni de tous les outils nécessaires pour déconstruire les objets choisis par les participant·es, gants et visières protectrices incluses. Les autres espaces de travail disposés dans la salle faisaient entendre des bruits de fracassement, des coups de marteaux, la stridence d’une scie, des soupirs de découragement ou d’efforts acharnés qui témoignaient du travail de démontage, voire de casse, en cours d’exécution. L’ambiance sonore engendrée par toute cette activité – qui, m’a-t-on révélé plus tard, était amplifiée grâce à des microphones placés sous les tables de travail – recréait l’univers d’une shop d’ouvrier·ères. Je dois dire que j’ai beaucoup ri à l’écoute des réactions d’impatience, des « bon, enfin! », comme à entendre résonner les coups forts assénés aux objets se résolvant en des bruits d’éclats de verre ou de porcelaine se brisant au sol. Quelque chose du geste interdit de la destruction du bel objet procurait à l’oreille une certaine jouissance enfantine.
Face à moi, deux affichettes, l’une en français et l’autre en anglais, délivrant en gros les instructions suivantes (que je cite de mémoire) : « Démontez et mettez en morceaux l’objet choisi en déposant les pièces dans le cabaret. Une fois l’opération terminée, dirigez-vous vers la salle 2 avec votre cabaret. » On me demande donc de briser le petit sac à main coloré si attachant. L’instruction me laisse dubitative. J’hésite. Je ne sais trop que penser de l’action à produire pour cette œuvre participative, d’autant que je ne saisis pas du tout à quelle œuvre je participe ainsi. Soyons bonne joueuse, me dis-je après un temps d’hésitation, et allons-y, amorçons l’opération démontage! En regardant tous les outils mis à ma disposition, je comprends que je me suis trompée d’objet, que celui-ci sera beaucoup trop facile à défaire, deux trois coups de ciseaux et j’en aurai fini avec le sac. Je m’empare de la paire de ciseaux afin de le couper en commençant par la fermeture à glissière, mais je rencontre une surprenante résistance : le sac ne se laisse pas démonter aisément. J’essaie de toutes les manières, variant les angles d’attaque, pressant plus fort, tirant de toutes mes forces sur la ganse, mais rien n’y fait, la matière refuse de céder. Mauvais instrument, me dis-je, et je me tourne vers la table en quête d’un autre outil mieux adapté : un exacto3! Voilà ce qu’il me faut et hop! je recommence le travail, convaincue de surmonter cette fois ce qui fait obstacle à mon action. Pas si facile, l’objet s’entête à faire barrage et m’oblige à trimer dur tout en restant attentive à ne pas me couper; je vise une des lanières qui compose le tressage du sac et aperçois une fine couture blanche, que je m’emploie à couper méticuleusement avec la pointe de l’exacto. Ça y est, je réussis à découdre une lanière et à défaire une petite section de l’objet.
Dans toute discipline un peu ardue, qu’il s’agisse du jardinage, de l’ingénierie structurale ou de l’apprentissage du russe, l’individu doit se plier aux exigences d’objets qui ont leur propre façon d’être non négociables. Ce caractère intraitable n’est guère compatible avec l’ontologie du consumérisme, qui semble reposer sur une toute autre conception de la réalité. (p. 79)
Des vertus de la résistance matérielle
La résistance de la matière est très souvent une source d’irritation, et je me demande si son caractère intraitable ne possède pas la vertu de remettre à sa juste place l’attitude volontariste assurée d’arriver à ses fins. J’aime bien penser à l’autonomie du monde des objets, à leur force d’obstruction, à leur veto, voire à leur insoumission, face à l’injonction pragmatique d’efficacité immédiate intimée par les humains. Leur rétivité invite à une méditation sur le temps et l’attention. Dans un très beau texte intitulé Cosmodélie, Jérémy Damian relaie la pensée du philosophe Alva Noë, qui décrit l’attention comme « un accomplissement, une activité ou un faire (quand bien même ce faire serait involontaire). Ce faire ne serait pas l’apanage seul d’un individu isolé mais le fruit de son enchevêtrement avec un milieu peuplé (de choses, d’humains et de non-humains, d’intérêts et de désirs, de prises et de résistances...) » (2021, p. 11). Mon attention se décuple face à la résistance du petit sac qui m’invite à prendre mon temps, à l’observer posément, à en comprendre l’agencement matériel complexe plutôt que d’agir par la force. Une leçon d’écoute et de modestie. Comment entrer en relation avec ce sac à main dont l’apparence frivole semble receler une compacité mystérieuse? Je tire une première section de la lanière que j’ai réussi à découdre et à détacher. Stupeur et joie enfantine lorsque je saisis la nature du matériau qui la compose : le sac est le fruit d’un tressage de papiers brillants qui sont noués les uns aux autres. Chaque lanière est composée de ces pellicules plastiques colorées qui servent à l’emballage de friandises, lesquelles sont pliées et entrelacées suivant un savant art du tressage. Je découvre que chaque matière plastique pliée recèle à l’intérieur un autre papier découpé et plié sur le long, afin de donner du corps à la lanière ainsi fabriquée. J’ouvre le premier papier comme si un message secret y avait été inséré, pour constater qu’il s’agit de fragments d’un cahier destiné à l’apprentissage de l’espagnol, un cahier d’école avec des exercices de langue et quelques images. Me voilà émerveillée devant l’ingéniosité artisanale à l’origine de la fabrication de ce sac à main, qui se donne des airs de haute-couture en recyclant les rutilants emballages plastiques qui ont été savamment pensés pour attirer l’œil, éveiller le désir addictif des friandises, faire céder à la consommation de produits synthétiques. Il y a quelque chose de l’imposture et du détournement qui me plaît particulièrement. Le sac à main participe de l’industrie des biens luxueux, alors qu’ici il en duplique les apparences tout en me révélant un mode de fabrication fondé sur des moyens pauvres. La richesse de l’objet réside dans la qualité exceptionnelle de l’art manuel qui le sous-tend, dans l’ingéniosité et la singularité du geste qui vient conjurer la performance productiviste-capitaliste des biens de luxe usinés et destinés aux mieux nanti·es : des objets généralement pauvres en imaginaire pour des êtres en mal de reconnaissance sociale.
Constamment en quête d’affirmation de soi, l’individu narcissique perçoit toute chose comme une extension de sa propre volonté et ne parvient guère à appréhender la forte autonomie du monde des objets. (p. 23)
Devant la richesse du savoir-faire artisanal que me révèle cette lanière constituée de multiples couches de papier, une seule option s’impose à moi : il n’est plus question de couper ou de déchirer cet objet qui m’attache à lui avec une intensité chargée d’affects – il met en lumière ce que Crawford nomme le paradoxe de notre expérience de l’agir humain : « savoir prendre les choses en main signifie aussi être pris en main par les choses » (p. 70). Je m’emploie donc à le démonter avec attention, en faisant le chemin inverse de sa fabrique, dans le respect du geste qui l’a créé. Cette attitude relève alors pour moi d’une forme d’éthique.
[…] une vertu « infra-éthique » : l’usager assume sa responsabilité face à la réalité extérieure ainsi que sa disposition à se laisser éduquer par elle. Sa volonté se soumet dès lors à un processus simultané de domestication et de concentration. (p. 73)
Je prendrai près de deux heures, dans un état de concentration totale, pour défaire chaque petit emballage papier, en les vidant de leur contenu textuel, en me demandant combien de temps la personne a-t-elle pris pour fabriquer ce sac, combien de temps en regard de celui que je prends à le démonter? Quelles sont les mains qui l’ont tressé, noué avec tant d’agilité et d’art? Des femmes et des hommes qui habitent quel pays? Amérique latine ou du Sud, me dis-je, étant donné les fragments du cahier en espagnol. Qui vivent dans quelle précarité? Une petite recherche internet effectuée après coup m’a rapidement permis de retrouver la source initiale de fabrication de ces sacs : des artisans mexicains (https://www.youtube.com/watch?v=4W9Xn38hAU8) créent de tels sacs et des paniers en pliant des emballages de bonbons puis en les tressant avant de coudre le tout.
[…] lorsque nous connaissons l’histoire de la production d’un objet, ou du moins lorsque nous sommes capables de l’imaginer de façon plausible, le récit social de la publicité perd de son efficacité. (p. 25)
Travail invisible et consommation
Je pense au travail invisible derrière chaque objet acheté, à notre indifférence ou plutôt à la manière dont le capital nous rend insensibles à la valeur humaine exploitée pour assouvir nos désirs de possession. L’objet me prend en main, il éveille ou ravive ma conscience, mon attention à ce qui se joue là entre lui et moi. Le sac s’impose comme intermédiaire entre deux mondes, celui du travail invisible et celui, clinquant, du monde de la consommation dans lequel je baigne. Paradoxalement, une fois entièrement démonté, il ne reste de l’objet qu’un amoncellement de papiers brillants, un plateau rempli de déchets comme au lendemain d’un party d’Halloween, alors qu’aucune trace ne subsiste de l’art manuel qui l’a créé. Rien ne laisse deviner qu’un sac à main a existé grâce à ces rebuts plastiques, ce qui le rend un peu évanescent, sa consistance étant le fruit d’un entrelacement à la fois solide et fragile de déchets réemployés. Le chemin parcouru pour le défaire donne la mesure de l’art qui lui a donné sa consistance d’artefact comme du temps consacré à le fabriquer; seul le travail manuel à rebours permet de saisir l’objet dans toute sa plénitude, d’envisager son milieu et son histoire secrète.
L’artisan est fier de sa création et il la chérit, tandis que le consommateur met constamment au rebut des objets qui fonctionnent encore parfaitement dans sa quête fébrile du nouveau. (p. 24)
Worktable met en place des conditions visant à activer une pratique attentionnée, la proposition de l’artiste – qui relève d’un protocole d’actions à effectuer – exhortant à se mettre en jeu, à s’engager corporellement et mentalement face aux artefacts avec lesquels se forge le commun d’un monde partagé. Tout au long de cette opération de démontage, je n’aurai cessé de réfléchir aux valeurs associées au geste et au travail de l’art, l’objet agissant comme un opérateur de pensées m’incitant à sortir de moi-même (une vertu des pratiques attentionnelles), à m’intéresser à sa fabrique et à son histoire souterraine. Ce sac m’apparaît comme l’endroit et le revers de l’agir humain envers son propre environnement : il incarne, d’un côté, son extraordinaire puissance créatrice et imaginaire, sa capacité à recycler les déchets que génèrent notre société pour les transfigurer en objets d’art; il condense simultanément, dans son matériau même, les forces négatives et dévastatrices de la société de consommation capitaliste (pollution du plastique, exploitation des multinationales, etc.) dont il est le principal instigateur.
Une fois l’activité de démontage terminée, l’instruction nous est donnée de se rendre à la salle 2 avec notre plateau chargé des fragments épars de ce qui, il y a à peine deux heures, avait encore du corps et de la consistance. Avant d’entrer dans la seconde salle, il nous est demandé de laisser là notre plateau. Soupir. Cette salle me lance un nouveau défi, que j’accueille avec un enthousiasme plus mitigé : il s’agit de choisir un des objets mis en pièces par une autre personne et de s’atteler à une opération de remontage. On me demande de restaurer le fonctionnement ou l’apparence d’un objet, de le réparer, en somme, d’en prendre soin.
Au début de chacune de ses interventions, le réparateur doit sortir de lui-même et déployer son don d’observation; il doit examiner les choses avec attention et être à l’écoute des machines en souffrance. (p. 24)
Restaurer
À la différence près que les objets et machines brisées en mille morceaux, gisant sur leur plateau, se présentent plutôt comme des matériaux bruts. La plupart des artefacts mis en pièces s’avérant irréparables, ils invitent en revanche à déployer nos capacités d’ingénierie et créatrices dans ce qui se transformera en un formidable terrain de jeu pour l’imaginaire manuel. Le matériel mis à notre disposition sur les diverses tables installées dans la grande salle s’avère être l’envers de celui offert pour le démontage : ici colle, ruban adhésif, cordes et ficelles en tous genres, aiguilles de différentes grandeurs pour recoudre et repriser ce qui a été déchiré, ainsi que vis et tournevis se disputent l’espace de travail afin de nous encourager à endosser pleinement le rôle de mécanicien·nes en herbe ou de bricoleur·euses de « patentes » chimériques.
Me mettre au service d’un objet brisé pendant quelques heures peut-il servir de cure pour m’amener à restaurer une manière d’être attentionnée indépendante de mes propres désirs? S’agit-il ici de revaloriser ce contact4 manuel et surtout sensible avec le monde – et tout ce qui le compose –, contact qui tend à s’amenuiser à force de distanciation marchande, de déréalisation relationnelle, de virtualisation? Quelles sont les conséquences éthiques d’un tel amenuisement? Je colle, je rapièce tant bien que mal les morceaux devant moi en méditant sur l’appauvrissement de nos imaginaires comme de nos capacités à s’engager intimement face au monde matériel et aux êtres; en lieu et place de quoi s’installe trop souvent une froide distance calculatrice qui soupèse les coûts et les bénéfices de chaque relation, de chaque action.
Il est donc pertinent de se demander si la dégradation du travail n’entraîne pas non seulement un abrutissement intellectuel, mais aussi un certain déficit de compétence morale. (p. 119)
La dernière salle de Worktable expose les résultats du soin que chaque participant·e aura accordé aux objets brisés, les réparations effectuées oscillant entre de touchantes tentatives de remontage un peu broche-à-foin et des œuvres artistiques beaucoup plus élaborées qui ont le génie de l’art brut. La salle d’exposition s’offre comme un éloge à cet extraordinaire potentiel créateur que génère le contact avec la matière, lorsqu’il mobilise un temps intérieur attentionné. Ce contact active la combustion de l’énergie vitale prête à s’offrir sans compter, à la découverte de nouvelles configurations possibles.
Sortir de soi-même est la tâche de l’artiste et du mécanicien. (p. 117)
Sortir de soi-même, c’est ce que j’aurai fait plusieurs heures durant, me laissant traverser et affecter par les histoires tapies en creux dans les agencements matériels des artefacts à défaire puis à réparer. Une prise en main qui m’aura certes invitée à méditer sur le sens et la valeur des objets qui peuplent notre monde, aiguillée en cela par l’essai de Crawford, mais qui plus profondément aura activé une forme d’écoute soutenue à ce qui s’est agencé de façon dynamique, tout au long de l’activité, entre le geste manuel, la matière et la pensée. Un dialogue réjouissant et vivifiant, quoique solitaire, qui aura sans aucun doute eu la vertu d’engendrer autant de narrations intérieures que d’objets démontés, la mienne ayant cherché à témoigner de l’excursion réflexive ouverte par le sac à main coloré. Avec le recul, je me dis que Worktable fut moins une œuvre participative qu’une invitation à entrer dans une pratique attentionnelle, à la mesure de l’engagement manuel et intérieur de chacun·e. Une incitation à relier nos imaginaires au monde d’artefacts que nous habitons.
Bibliographie
CRAWFORD, Matthew B. (2015), The World Beyond Your Head: On Becoming an Individual in an Age of Distraction, New York, Farrar, Straus and Giroux.
CRAWFORD, Matthew B. (2009), Shop Class as Soulcraft: An Inquiry into the Value or Work, New York, Penguin Press.
CRAWFORD, Matthew B. (2010), Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte.
DAMIAN, Jérémy (2020), « Cosmodélie. Scènes de l’attention », Corps, Objets, Images, no 4, p. 6-26.
- 1. Le titre en anglais est sensiblement différent : Shop Class as Soulcraft : An Inquiry into the Value of Work (2009).
- 2. Une installation artistique participative conçue par l’artiste néo-zélandaise Kate McIntosh, présentée du 27 mai au 10 juin 2021 à Montréal, dans le cadre du FTA.
- 3. Marque déposé d’un couteau de précision
- 4. C’est le sujet d’un autre livre de Crawford : The World Beyond Your Head: On Becoming an Individual in an Age of Distraction (2015), traduit en français par Contact : Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver (2016).
LESAGE, Marie-Christine (2022), « Objets de valeur : Autour de l’expérience de WORKTABLE (FTA, le 9 juin 2021) », L’Extension, recherche&création, https://percees.uqam.ca/fr/echappees-article/objets-de-valeur-autour-de-lexperience-de-worktable-fta-le-9-juin-2021