D’avril 2008 à août 2017, la Médiathèque littéraire Gaëtan-Dostie occupe le 1214 de la Montagne, une ancienne école de quartier située en plein centre-ville de Montréal. Organisée sur quelques étages, elle tente de préserver et de rendre accessible une collection – particulièrement riche pour la période de 1830-1980 au Québec – de plusieurs fonds, manuscrits, imprimés et œuvres d’art. Gaëtan Dostie, l’initiateur de ce projet, motive son travail solitaire par la certitude qu’il est essentiel de « sauver » ces morceaux de l’histoire de la littérature (Turmel-Chénard, 2014).
C’est dans ce bâtiment débordant d’histoire que s’installe la Passe, d’abord sous la forme d’une librairie alternative, le 17 novembre 2013. Manuel Mineau, qui au départ est le seul à la barre de la Passe, souhaite revenir à un passé de la librairie, à un temps qui précède le métier d’éditeur·trice, où le·la libraire imprimait et reliait les livres en plus de les vendre. Il met donc en place des ateliers (presses typographiques, matériel d’impression, espace de reliure, etc.) dans le but de créer un espace pour le métier du livre. Une communauté d’écrivain·es, puis de bénévoles de tous azimuts se joint à l’aventure, multipliant les disciplines et les techniques pratiquées sous le même toit et repoussant les limites du projet initial. La Passe (entre les murs de la Médiathèque) devient le lieu d’accueil de plusieurs événements : projections de documentaires, concerts de musique contemporaine et expérimentale, performances artistiques, lectures de poésie, expositions, discussions, kermesses, etc. La manière la plus efficace de saisir la Passe est sans doute de la penser comme elle se présente : « un lieu de rassemblement et d’échange, un pôle de réflexion et d’action, un cri de ralliement, un tumulte qui s’organise » (La Passe, 2013a).
Nombreux et diversifiés, certains événements deviennent des séries. 1214 Multitudes, par exemple, est un laboratoire d’art action dont le nom tient à la fois de l’adresse de la Médiathèque et d’un concept popularisé par Antonio Negri et Michael Hardt (2004). La multitude est un réseau « ouvert et expansif dans lequel toutes les différences peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre en commun » (Negri et Hardt, 2004 : 7). Les artistes sont invité·es à se rassembler pour participer aux expérimentations collaboratives et penser collectivement « l’exercice de l’art action » (La Passe, 2013b). La principale particularité de cet événement est qu’avant de se produire devant l’auditoire, les artistes discutent de leur pratique et des thématiques qui les habitent. Le public a un accès privilégié à la démarche de l’artiste avant d’assister à sa performance : son travail est démystifié en amont. Cela a aussi pour effet de brouiller le déroulement de la performance artistique, dont la discussion (et donc l’assemblée) pourrait être une partie intégrante.
La Passe présente un autre espace d’expérimentation : Les Mardis tous croches, « une série d’improvisation musicale libre et de musique expérimentale » (La Passe, 2013c). Pensée pour les musicien·nes désirant repousser les limites de leur discipline, cette série permet des associations et de la création collective. L’avantage de la musique est qu’elle ne connait pas les barrières de la langue. Les Mardis profitent de cette caractéristique pour rassembler différentes communautés linguistiques. Au bassin de musicien·nes anglophones et francophones de Montréal se joignent des artistes d’autres provenances (parmi eux·elles, Nora-Louise Müller d’Allemagne et Aalborg d’Atlanta).
Ces deux exemples montrent que les groupes naviguant autour de la Passe tentent de réinventer les événements culturels en travaillant à mettre en place des dynamiques déhiérarchisantes et des rencontres entre des artistes d’horizons divers. Cet effort d’horizontalité est aussi essentiel pour une série de lectures poétiques ayant lieu tous les troisièmes mercredis du mois entre le 17 décembre 2014 et le 23 septembre 2016 : les soirées Vendencres. Ces événements ont pour particularité de se dérouler en deux parties : un micro-libre, puis une séance d’écriture. On présente Vendencres comme « un espace fertile, où les mots écrits stimulent ceux à venir1 » (événement Facebook de décembre 2014). Cette manière singulière de diviser le temps de l’événement a un effet fort sur la signification de la lecture de poésie, bouleversant le rapport entre la création et la publication, entre le·la poète et son auditoire, entre l’intime et le collectif, etc.
L’invitation au premier événement, qui a lieu le 17 décembre 2014, déplie la métaphore agricole et donne des indications sur les objectifs derrière ce rassemblement : « C’est semer et récolter, c’est canaliser et propager. C’est faire fermenter, ensemble » (idem). Dans quelle mesure un groupe organisant un événement de poésie peut-il l’inscrire dans de nouvelles perspectives, lui donner un nouvel horizon de sens, en repenser les retombées? Le dispositif (somme toute très simple) de Vendencres déploie une perspective neuve sur la manière de créer, de se rassembler et de partager la poésie. Il démontre du même coup l’influence de nos agencements sur notre manière de vivre ensemble. C’est le renversement du dispositif de la soirée de poésie qui sera l’objet de cet article. Seront aussi examinés les implications critiques et politiques de la soirée de poésie et les liens qu’elle entretient avec la médiation culturelle.
Écrire : en créant, en publiant
Les événements Vendencres font se coïncider les moments de la création et de la publication. J’entends « publication » dans le sens donné par Lionel Ruffel : « rendre public, passer de l’expression privée destinée à des correspondants précis à l’expression pour des publics de plus en plus divers » (Ruffel, 2016 : 107). Lancer son livre avec une maison d’édition est une forme de publication, tout comme la lecture en public ou le partage de textes sur le Web, sur un site indépendant ou sur les réseaux sociaux. En poésie, les moments de la création et de la publication sont normalement séparés (à condition d’exclure l’aspect créatif d’une performance). On écrit, puis un livre est publié. On écrit, puis on fait une lecture publique. La publication est le résultat final du processus d’écriture.
Dans une soirée de poésie, le·la poète a parfois le choix entre partager un texte publié ou un projet en cours d’écriture. Dans sa participation à l’essai Dire la poésie? (2015), Jean-Marie Gleize note que dans le premier cas, l’artiste aura davantage une illusion de sécurité. Le texte a déjà une forme finale et sa lecture peut même s’approcher d’une opération de promotion pour la vente d’un livre. À l’inverse, la seconde option demande l’exploration et le partage d’un « chantier ouvert », « la découverte de quelque chose qui n’existe pas encore vraiment, mais qui est en train de prendre forme(s) » (Gleize, 2015 : 245). Dans Éclats de voix : une anthropologie des voix, David Le Breton souligne que la parole s’envole, qu’elle « se dilue dans l’instant de son énonciation », qu’elle « ne laisse aucune trace sinon dans un souvenir ou dans l’impact qu’elle a eu » (Le Breton, 2011 : 239). Il n’y a pas de retour en arrière pour la parole, mais cela ne signifie pas qu’un texte s’y fige. Pour Gleize, lire un texte en chantier est peut-être moins un acte de lecture que d’écriture, puisque la lecture est « un moment dans le processus d’écriture du texte » (Gleize, 2015 : 245; souligné dans le texte). De lecture en lecture, le·la poète peut noter comment réagissent les auditeur·trices, mais l’information, de ce côté-là, risque d’être faible, voire inexistante. Cela dit, il·elle peut observer comment le texte lui-même « réagit » (idem) à la lecture, comment il résiste, ce qui lui fait obstacle, ce qui fait obstruction au passage du sens. Il·elle est ensuite en mesure de poursuivre la réécriture, comme d’autres le feraient après une simple lecture à voix haute (ou une séance de crachoir).
Dans la série Vendencres, le moment de la lecture peut n’être qu’une étape de l’écriture, au même titre que la période de création qui suivra. Il est possible d’utiliser la séance d’écriture pour réécrire ce qu’on vient de mettre à l’épreuve dans la lecture.
Inversement, le fait d’écrire se donne à voir, devient une performance. Celle-ci n’a pas à être spectaculaire, elle n’est pas faite pour divertir, mais l’écriture passe du simple acte au geste. Le geste, comme le théorise Yves Citton, a une double nature, « dont une face représente un acte visant à son accomplissement propre », tandis que l’autre est destinée « à un public d’observateurs » (Citton, 2012 : 56). La particularité du geste est qu’en se faisant voir, il « dépasse la factualité de son accomplissement particulier pour rayonner au-delà de son domaine propre » et peut ainsi « inaugurer de nouvelles lignées de gestes grâce à son irradiation transductive » (idem). Bref, en se faisant voir, le geste s’offre à l’autre comme une potentialité. Une personne qui participe à l’événement sans faire de lecture publique, qui n’est là que pour la séance d’écriture, n’incarne pas moins le rôle du·de la poète. Elle n’en performe simplement qu’une facette.
À Vendencres, la frontière entre l’écriture et la publication n’est plus aussi claire. D’ailleurs, on écrit à même le sol, sur le même plancher en bois qui craquait sous les pas de ceux·celles ayant pris la parole plus tôt. Pas de scène pour lire, pas de bureau pour écrire. L’arrangement de la pièce même répond à l’horizontalité mise en place par l’événement.
Une chambre à nous
Cette vision de la lecture comme autre moment de l’écriture est particulièrement intéressante. Elle l’est encore davantage lorsqu’on cesse d’envisager le texte dans une génétique littéraire qui concerne uniquement son auteur·trice et qu’on admet son influence dans la communauté qui le reçoit. Un texte lu devant public a le potentiel de propulser l’écriture d’un nouveau texte.
Abigail Lang, une autre collaboratrice de l’ouvrage Dire la poésie?, note que puisque les corps sont présents dans un même espace, on peut difficilement penser les lectures de poésie « en dehors de [leurs] usages et des effets engendrés par les communautés, dont elle[s] participe[nt] à l’édification » (Lang, 2015 : 208). Cela est juste, mais les soirées de poésie ne font pas qu’être influencées par les communautés qu’elles fondent. Dans le cas des micros-ouverts, il faut, comme le fait Stéphanie Roussel (2018) dans son mémoire de maîtrise, retourner cet angle sur lui-même. Car ces espaces sont aussi motivés par « une volonté de se réunir, constatant l’apport du travail collectif », et par « une nécessité de reconnecter avec les sensibilités propres à leurs communautés » (Roussel, 2018 : 157). Les rencontres sont des moments d’écoute mutuelle. Les lectures de poésie passent par la voix qui, comme le note Le Breton, est le « médium fort de la rencontre, associée aux gestes, au visage, au corps, elle immerge dans la qualité de l’instant » (Le Breton, 2011 : 235). Il s’agit donc de générer un espace où la communauté a un temps de parole.
Vendencres crée l’un de ces espaces, mais dans le temps de l’écriture. Le moment de l’écriture est considéré comme un geste qui se fait en privé. Le luxe de la solitude, de cette fameuse « chambre à soi » (Woolf, 1929) relevé par Virginia Woolf, est d’ailleurs un enjeu politique. Ce qui est mis en place pour l’écriture, dans les soirées Vendencres, n’est donc plus une chambre à « soi », mais une pièce pour « nous », c’est-à-dire pour une certaine communauté : celle dont les membres désirent écrire ensemble. Il peut sembler singulier que le sentiment de communauté passe par l’écriture, traditionnellement envisagée comme une activité solitaire. Cependant, il suffit d’animer quelques cours et ateliers de poésie pour remarquer que plusieurs participant·es sont justement à la recherche du temps et de la motivation qu’il·elles ne trouvent pas dans la solitude. Écrire ensemble ne signifie pas ici écrire un texte à plusieurs mains, mais plutôt trouver un temps à partager pour motiver la création. Le groupe le mentionne bien dans sa description : Vendencres est « une mise en commun des inspirations » (événement Facebook de décembre 2014).
Il se passe peu, très peu d’individuel dans les soirées Vendencres. Puisque tous·tes participent au déroulement de la soirée, chaque événement est une création collaborative. Il serait présomptueux de présumer des intentions du groupe derrière Vendencres, mais l’organisation parle d’elle-même. La poésie est peut-être moins centrale que la rencontre, que l’occasion d’écrire ou d’expérimenter la prise de parole, l’attention, l’occupation d’un espace, l’interaction ou les pratiques « portées par des enjeux politiques, cognitifs et émotionnels » (Roussel, 2018 : 63).
Stimuler l’émulation
Les soirées Vendencres ne sont pas les seules rencontres qui allouent un temps pour l’écriture et un autre pour la publication. À la fin d’un atelier d’écriture, pour revenir sur cet exemple, on se laisse parfois un peu de temps pour partager et déclamer son nouveau matériel. Le plus souvent, ces ateliers font de la lecture une conclusion, ou encore une preuve des apprentissages accumulés. À l’inverse, les soirées Vendencres se terminent avec la séance d’écriture. Cet ordre n’est pas anodin.
Vendencres met en place un dispositif qui stimule le désir de parler en son nom, en plus d’en fournir l’occasion. Il s’agit du principe d’émulation, soit le sentiment qu’on peut égaler (ou même surpasser) quelqu’un. L’émulation pousse à l’action lorsqu’on est témoin d’un geste qu’on a envie de reproduire ou de dépasser. Les textes partagés lors de la première partie d’une soirée Vendencres, comme dans n’importe quelle soirée de poésie, ont le potentiel d’être inspirants. Cependant, la série ne fait pas qu’activer l’émulation, elle offre également l’espace et le temps pour qu’elle se réalise. Plutôt que de laisser l’élan s’éteindre dans un retour en métro, les soirées Vendencres offrent l’espace et le temps nécessaires pour agir directement en lien avec ce désir, et écrire.
Stephen Duncombe juge que le principe d’émulation, moteur essentiel des réseaux « Do it yourself » (DIY), a une répercussion politique (Duncombe, 2008 [1997] : 245). L’émulation est un pied de nez au concept de « consommation » de la culture, plus précisément à la division qu’on trace entre l’expert·e qui produit l’art et celui·celle qui l’achète. Cette division est renforcée par le mouvement de professionnalisation de la culture, qui divise le monde entre ceux·celles qui ont le talent, les savoirs, la pratique, et ceux·celles qui ne les ont pas. Il ne s’agit pas d’affirmer sirupeusement que tout le monde a son artiste intérieur·e, il s’agit plutôt de créer un dispositif pour faire de l’art un espace démocratique et participatif. Cela ne signifie pas que le contenu même des poèmes n’a pas de valeur ou d’importance, mais qu’on met particulièrement l’accent sur l’impact d’une pratique DIY dans une société où l’on encourage plutôt la consommation de ce qui est offert sur le marché.
Ce qu’il faut retenir des soirées Vendencres est que la poésie n’existe pas que pour être consommée : elle n’est pas qu’un simple message à recevoir, elle peut aussi donner l’élan pour de nouvelles créations. Ces soirées mettent en place un modèle de culture participative. Le message est qu’il n’y a pas qu’un message à recevoir; il y a également l’occasion d’en produire un.
À Vendencres, on prend d’abord le micro, puis le crayon. On écrit sur les cendres des performances. Semer la poésie, comme le groupe l’entend, c’est donc rendre ses idées publiques et ainsi partager une vision avec sa communauté. Récolter, c’est profiter de ce partage, de ce don, pour propulser un nouvel élan créatif. Cet événement prolonge l’égalité mise sur pied par les micros-libres, où le droit à la parole est partagé dans un rassemblement qui donne le temps et l’espace pour créer collectivement, même sans objectif de publication.
L’intérêt de rassembler
En dehors de leur impact sur les textes, les lectures de poésie sont des événements mondains dont les intérêts sont pratiques, financiers ou professionnels. À ce sujet, l’article d’Ailsa Craig et Sébastien Dubois (2010) dans Poetics est particulièrement pertinent. Les performances peuvent cacher des enjeux intéressés. Pour les poètes, les intérêts sont multiples : recevoir un cachet, faire la promotion de son livre, élargir son réseau de contacts ou de lecteur·trices, stimuler sa carrière, etc. L’éditeur·trice souhaite, de la même manière, faire connaître sa maison et faire des rencontres. En offrant un espace gratuit pour les lectures, les libraires profitent aussi de ces occasions de rassemblement pour s’assurer des ventes, pour attirer des consommateur·trices potentiel·les entre leurs murs, et même pour faire découvrir leurs espaces à des personnes qui ne les auraient jamais fréquentés autrement.
Une analyse des soirées Vendencres ne serait pas complète sans ces considérations pragmatiques. D’abord, le fait que le groupe annonce ses soirées comme des micros-ouverts et que les lecteur·trices ne sont pas nommé·es d’avance fait reposer le succès des événements sur autre chose que la présence de poètes reconnu·es. C’est l’expérience de l’événement qui est mise de l’avant, et non un spectacle. De plus, les soirées ne sont pas créées par des éditeur·trices, aucun cachet n’est offert pour les performances et les lectures d’œuvres publiées ne sont pas particulièrement encouragées. Vendencres prend ses distances avec les activités promotionnelles, comme la majorité des micros-ouverts d’ailleurs. Même si la lecture a lieu hors des heures d’ouverture de la librairie de la Passe, celle-ci pourrait faire une exception pour profiter de la présence des participant·es. L’un des rôles de la Passe était d’ailleurs, à ses débuts, d’attirer des gens (de jeunes gens, plus précisément) à la Médiathèque Gaëtan-Dostie. La Passe se décrit elle-même comme « un cri de ralliement, un tumulte qui s’organise » (La Passe, 2013a), et on ne peut nier sa capacité d’attraction.
Rassembler, on le sait bien, ne sert pas que les ventes. Comme je l’ai déjà mentionné, le fait d’être en présence de personnes qui partagent un intérêt commun peut être l’une des principales motivations derrière Vendencres. Les participant·es ne feront pas que lire et écrire, ne feront pas que profiter de l’expérience d’être ensemble, il·elles auront l’occasion de discuter, de se rencontrer, de créer ou d’entretenir des liens. Selon les recherches de Craig et Dubois, bien qu’écouter de la poésie fasse partie des raisons qui poussent à assister à une lecture, être en contact avec des poètes est souvent l’attrait central pour la participation à de tels événements (Craig et Dubois, 2010 : 454). Comme l’indique Alain Viala en préface de Lieux et réseaux de sociabilité au Québec, ouvrage dirigé par Pierre Rajotte, la littérature est un fait « éminemment social, et sa réputation passe par des instances qui instaurent une collectivité pratique de la perception – l’École – ou des attentes – la critique, la presse, la publicité » (Viala, 2001 : 7). Au-delà de l’expérience d’être-ensemble, des réseaux se mettent en place. Le collectif dirigé par Rajotte met en lumière l’importance des rencontres dans le milieu littéraire et démontre que les ententes et les mésententes exercent une influence sur le développement de la vie littéraire, et sur des œuvres écrites et publiées. Les discussions permettent entre autres de partager sa connaissance du milieu et de l’institution, de discuter de ses expériences. Le milieu a ses codes, et pour le naviguer efficacement, il est avantageux de développer des méthodes et des savoirs appropriés. Ce travail nécessite d’observer le comportement de l’auditoire pendant l’événement, la durée des performances, la manière dont les corps sont utilisés pour la lecture, les modifications de la voix pendant la récitation, etc. Un bon réseau de contacts peut également faciliter la façon dont on participe au milieu.
Pour le·la néophyte, la série représente une bonne entrée dans le milieu littéraire. Les participant·es de Vendencres, en plus de pratiquer l’écriture et de développer leurs outils pour la lecture en public, ont l’occasion de bâtir un réseau de contacts et d’accumuler des connaissances sur le milieu littéraire contemporain.
Contre-espace en série
Un autre aspect joue sur le potentiel de Vendencres de créer une communauté et des réseaux de sociabilité : la sérialité. Entre le premier événement, le 17 décembre 2014, et le dernier, le 23 septembre 2016, la Passe accueille un total de vingt-six soirées. On peut sans doute croire que certaines personnes y assistent une seule fois; d’autres y reviennent, des gens s’y rencontrent et s’y revoient, créent des liens et les entretiennent.
Les différentes publications de la Passe (sur son site Web et sur Facebook) gardent la même formulation pour décrire le déroulement de l’événement. Le dispositif est donc un élément invariable, et le concept est central. Pour qui revient à plusieurs reprises, une méthode se met en place, le contexte donne naissance à une pratique d’écriture spécifique. On vient partager des textes, qu’on ajuste peut-être pendant la période d’écriture; on en écrit de nouveaux, qui sont réécrits avant la prochaine séance, puis partagés au micro… et le cycle peut se poursuivre. Ceux·celles qui le souhaitent peuvent suivre les contraintes d’écriture du volet création (événement Facebook de décembre 2014). Avec le temps, s’installe aussi l’habitude de créer des thèmes pour les séances de lectures. La première expérience a lieu lors du Vendencres 15, où l’on invite les participant·es à lire des textes inspirés par l’étude des végétaux, la botanique.
Comme le note le collectif derrière Poésie en scène, les soirées de poésie sont « une façon pour la poésie de se concevoir, c’est-à-dire aussi bien de se penser que de se créer » (Denker-Bercoff et al., 2015 : 11). Pour le groupe, il s’agit en fait d’un « contre-espace (de même qu’on parle de contre-culture), en ce qu’il redistribue les cartes poétiques, offrant à la poésie les moyens de s’élaborer autrement, de se concevoir comme espace d’une moralité nouvelle » (ibid. : 19). Une pensée collective peut être intensifiée par un contexte où l’on écrit immédiatement après avoir entendu les lectures des autres. Dans un atelier d’écriture, les participant·es s’entrelisent et commentent leurs textes. On peut supposer qu’il·elles sont potentiellement inspiré·es ou influencé·es par les textes de leurs collègues et que cette inspiration s’installe au fil des ateliers. Pendant les soirées Vendencres, lorsque vient le temps de l’écriture, les participant·es ont aussi en commun le fait d’avoir entendu les mêmes textes quelques instants auparavant. Il est possible que ces lectures laissent une trace plus ou moins directe dans l’écriture, ce qui offre un autre angle de l’écriture en commun. Si cette pratique s’inscrit dans le temps, dans la répétition, les influences devraient d’autant plus se faire sentir.
Il est impossible d’être au courant de tout ce qui s’écrit chaque soir. La meilleure façon d’en savoir plus est de se présenter à l’événement suivant. D’ailleurs, en terminant par l’écriture, on suggère qu’on se reverra pour lire les textes. Les soirées Vendencres mettent en place une forme de promesse, un engagement, un tremplin vers la prochaine rencontre. La porte est ouverte; la communauté, flexible.
La médiation du trait d’union
Nul besoin d’avoir assisté à une première rencontre pour comprendre la suivante. L’introduction à l’événement est facilitée par le fait que plusieurs niveaux d’engagement sont envisageables. Il est possible de lire, d’écrire, de lire et d’écrire ou de simplement observer les gens qui lisent et écrivent. L’ouverture est valorisée par l’équipe derrière Vendencres : « Pour lire un texte, il suffit de s’inscrire à la porte et pour créer, d’amener crayons et papier » (La Passe, 2013d). Aucune connaissance spécifique n’est nécessaire. Pour cette raison, les questions d’émulation, de création d’un être-ensemble et l’aspect formateur des soirées Vendencres peuvent également être analysés à la lumière des études sur la médiation culturelle.
Dans son mémoire de maîtrise, Sara Bernardi rappelle la définition de la médiation culturelle proposée par la Ville de Montréal :
Des initiatives qui créent une opportunité de rencontres et d’échanges personnalisés favorisant l’apprentissage et l’appropriation de la culture par les clientèles les plus éloignées de l’offre culturelle professionnelle. Ces actions mettent l’accent sur un travail de contact et permettent de faire le pont entre le citoyen et l’activité culturelle (Bernardi, 2019 : 19).
La médiation culturelle a un double devoir, celui de développer les publics et de transmettre la culture, mais aussi celui, plus communautaire, de s’approprier la culture. La série Vendencres n’a aucun devoir et ne revendique pas le rôle de médiation. Toutefois, en créant un dispositif qui mise sur les rencontres, l’échange et l’appropriation d’une démarche d’écriture, elle crée une forme de « pont » similaire.
Pour Jean-Marie Lafortune, qui s’intéresse au territoire montréalais, la médiation culturelle s’appuie sur trois idées essentielles : « une mise en relation entre les créateurs, les publics et les populations », « une communication emphatique auprès des publics, orientée vers le développement de la sensibilité, de la subjectivité et du sens critique que suscitent la rencontre avec les œuvres et les processus de création » et « des formes d’accompagnement qui […] peuvent conduire les personnes et les collectivités touchées à devenir acteurs de leur vie en adaptant certains processus créatifs en réponse à des situations parfois problématiques » (Lafortune, 2012 : 5). À sa manière, la série Vendencres répond à ces trois idées. Elle met en relation un public et des créateur·trices, à la différence qu’elle va jusqu’à brouiller la distinction entre ces deux instances. Ce qui distingue ces soirées d’une activité officielle de médiation culturelle est principalement l’absence de médiateur·trices. La série préserve l’horizontalité de sa démarche, le groupe se montre à lui-même, apprend de lui-même. Chacun·e revêt le rôle du·de la médiateur·trice, par l’effet performatif du geste. Comme la médiation culturelle, la série Vendencres ne se targue pas d’être pédagogique, mais plutôt de mettre en contact les auditeur·trices avec des œuvres ou des pratiques, et d’accompagner le processus. Plus précisément, l’objectif n’est pas d’éduquer les publics. Vendencres permet de vivre directement l’expérience de l’événement participatif. L’action est encouragée grâce à un dispositif qui stimule l’émulation et offre le temps d’agir. Là où la médiation s’applique parfois à vulgariser les codes (du milieu ou des objets) ou à donner les outils nécessaires à la création, Vendencres offre en plus le temps d’expérimenter la création.
Jean Caune, figure importante de l’étude de la médiation culturelle, considère que celle-ci dépasse la simple activité introductive à une forme d’art. Elle regroupe en effet des modalités d’intervention riches et variées qui créent des liens (avec l’art et avec l’autre) et qui encouragent à prendre la parole dans l’espace public (Caune, 2017 : 11). Il s’agit du désir de « l’élaboration d’un propre » (Caune, 2012 : ix) caractéristique de l’émulation. Ces prises de parole « engagent la personne, dans un rapport au monde et aux autres », et permettent ainsi une « action qui contrebalance l’hégémonie de la médiation réalisée par les médias de masse » (Caune, 2017 : 250). De la même manière que Duncombe fait de l’émulation un outil politique, le concept de médiation culturelle est présenté par Caune comme un vecteur de changement social. Cela demande évidemment de croire aux bienfaits de l’art et de la culture, et à l’importance de faciliter l’entrée dans ce milieu au plus grand nombre possible. Caune et Lafortune s’entendent pour dire que le temps de la médiation a un fort potentiel politique : il se fonde sur des paroles et des actions qui permettent de construire et d’explorer des relations (avec l’art et avec l’autre). Créant un contre-espace, une vacuole, la médiation met en valeur des œuvres et des modes de vie « parfois en vive opposition avec les modèles culturels dominants » (Lafortune, 2012 : 2).
En tant que pratique de la marge, toute soirée de poésie a le potentiel de mettre en place l’espace et le temps nécessaires pour expérimenter un être-ensemble alternatif. Mais Vendencres répond au besoin créé par ce que Caune nomme la « rupture entre le social et le politique » (Caune, 2017 : 249) en donnant un espace pour l’action et l’énonciation de la personne. La médiation peut donc se présenter comme un projet social, à condition qu’elle ne se contente pas de créer des liens éphémères : « elle doit aussi s’inscrire dans la projection d’un sens qui engage la collectivité » (ibid. : 19), c’est-à-dire un sens qui se transmet. Le lien social n’est pas l’équivalent de la cohésion sociale, qui efface les « intérêts contradictoires », les « points de vue différents », ou qui normalise « des comportements et des croyances » (ibid. : 251). Le but n’est pas d’encourager une parole, mais la parole. D’ailleurs, la médiation valorise l’expérience esthétique en tant que telle, sans traiter différemment les genres et les formes d’art. Cela permet de « dépasser la question de la hiérarchie des goûts pour faire place à une esthétique du vivre-ensemble » (Lafortune et Racine, 2012 : 12), une horizontalité qui rappelle la posture générale de la Passe.
Caune remarque que le lien social est facilité s’il est pensé à partir d’un espace à occuper, car la proximité est une condition de la régulation. Il insiste sur l’importance de construire un Nous « dans une société qui s’interroge sur ce qu’elle est et dont les logiques de développement sont de plus en plus calquées sur des logiques marchandes ou des logiques quantitatives » (Caune, 2017 : 252). La médiation culturelle est un effort pour combler un déficit de contacts et de liens. Elle participe à la construction d’un vivre-ensemble, concept également valorisé dans les différentes activités mises en place par la Passe. Caune insiste d’ailleurs sur le trait d’union dans « vivre-ensemble ». Pour lui, il est justement le signe du phénomène de médiation : le « trait d’union transforme la signification relative à la coexistence des personnes, des groupes et des collectifs » (ibid. : 22). Les soirées Vendencres sont une incarnation de ce trait d’union. En tissant un lien social, elles mettent en place « des scènes d’énonciation où les individus produisent des lieux d’expression, de coopération et d’initiative » (ibid. : 252). L’exploration du vivre-ensemble demande de donner une place importante aux relations interpersonnelles et à la sensibilité. Pour les poètes qui se prêtent au jeu, la communauté n’est pas qu’intellectualisée : elle s’incarne aussi dans le geste présent.
Conclusion : Vendencres arrachées
Vendencres met en place un espace où la publication et l’écriture se confondent, où les pratiques sont indistinctes et les relations, horizontales. Pour le collectif qui se reforme à chacune des soirées, il est possible de sortir de la conception de la poésie comme art élitiste et de créer sa propre poéticité, de penser la scène comme espace d’un partage collectif. La série est le trait d’union d’une multitude qui fait l’apprentissage d’un être-ensemble poétique.
Il n’est pas possible d’affirmer que les gens qui viennent aux soirées Vendencres connaissent les activités du 1214 Multitudes ou des Mardis tous croches (et donc qu’ils fréquentent également le milieu de la performance artistique ou de la musique contemporaine), mais comme le note bien Lucie Robert2, on ne peut pas exclure la possibilité que des personnes de ces différents groupes se soient un jour, au minimum, croisées dans l’escalier du 1214 de la Montagne. Les multiples expériences de la création en commun et du partage des pratiques peuvent donc s’influencer. La salle où se tiennent les soirées Vendencres et les autres séries de rencontres est au deuxième étage et les participant·es doivent traverser la librairie pour se rendre à leur événement. Il·elles passent alors devant les expositions de la Médiathèque et peuvent difficilement ignorer la présence des machines de l’atelier. Bref, entrer dans la Passe signifie s’exposer à toutes ses activités. Cette coprésence alimente la communauté mixte de la Passe.
En juin 2015, la Passe apprend qu’elle doit quitter ses locaux avant le 15 octobre 2015. Cela est finalement reporté au 30 septembre 2016, après maints rebondissements. Le départ de la Passe ne sonne pas exactement le glas de Vendencres, qui organise quatre autres événements en différents lieux avant de mettre fin à la série. Cela dit, avoir une structure, un espace et un temps pour l’événement facilite grandement la sérialité de celui-ci. Vendencres, comme expérience intellectuelle et pratique, se conclut lors du festival SOIR, le 6 octobre 2017.
La sérialité est un acte de persévérance et peut mettre en place une forme de vie. Mais un événement qui déborde des délimitations institutionnelles et qui expérimente de nouvelles formes et de nouvelles perspectives n’a pas intérêt à se figer. Comme le mycélium, toujours présent même lorsque les champignons ont été cueillis, une série comme Vendencres a le potentiel de refaire surface. Le besoin d’expérimenter un être-ensemble non hiérarchisant ou non discriminatoire, et de manière autonome et collégiale, ne manque pas. Les espaces indépendants continueront d’être repris par les institutions, les salles de spectacle continueront d’être ruinées par les plaintes d’un nouveau voisinage en condominium. Cela dit, le concept n’a besoin que d’un plancher où se tenir debout pour lire, où s’assoir pour écrire. Et tant mieux s’il craque sous le poids de ceux·celles qui l’habitent.
Couverture : Soirée Vendencres. La Passe, Montréal (Canada), 2016. Photographie d’Alexandre Turgeon-Dalpé.
Bibliographie
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- 1. www.facebook.com/events/806494012740447/?ref=newsfeed
- 2. Je ne sais pas si elle a déjà écrit sur le sujet, mais une remarque faite dans le groupe de recherche Montréal culturel en 2013 ne quittera jamais mon esprit : « Comment ignorer les rencontres qui peuvent avoir lieu dans les escaliers des établissements culturels habités par différents groupes? »