« Jeu », nos 189, 191 (2024)
« Théâtre/Public », no 252 (2024)
« Revue d’historiographie du théâtre », no 8 (2023)
Les dossiers de revue faisant l’objet de cette recension ont en commun d’aborder les rapports que les créateur·trices en arts de la scène entretiennent avec le public et les institutions. En ce sens, le numéro 189 de Jeu contient un dossier portant sur la médiation culturelle (« Médiation théâtrale : le pouvoir de l’authenticité et de la différence ») qui discute d’outils pédagogiques contribuant à la formation d’un public attentif et critique. La relation entre les dramaturges et le public est explorée dans le numéro 191 de la même revue, intitulé « Gestes d’écriture ». En posant la question « Pourquoi lire et écrire le théâtre? », le dossier met en relation l’écriture dramaturgique avec les institutions théâtrales (telles que les compagnies de production et les maisons d’édition) et avec l’univers de la critique artistique. Cette réflexion sur le théâtre, le public et les institutions est également au cœur du numéro 252 de Théâtre/Public, avec un dossier qui porte plus particulièrement sur le théâtre public et les défis qu’il rencontre dans ses relations avec les spectateur·trices et les instances politiques (« Théâtre public : adversités »). Enfin, la Revue d’historiographie du théâtre met en relation le théâtre avec sa propre histoire et son canon (« Le canon théâtral à l’épreuve de l’histoire »).
Le théâtre et son public
Le numéro 189 de la revue Jeu présente un dossier intitulé « Médiation théâtrale : le pouvoir de l’authenticité et de la différence », sous la supervision de Raymond Bertin et d’Annie Gascon, proposant une réflexion sur la médiation théâtrale au Québec à la fois dans son développement historique et dans le contexte postpandémique. D’entrée de jeu, Mario Cloutier, rédacteur en chef de la revue, présente le dossier avec une courte mise en contexte dans un texte intitulé « Y a-t-il un public dans la salle? ». Il y déplore la baisse de fréquentation des salles, laquelle s’expliquerait, entre autres, par la grande offre culturelle et le cout élevé des billets. Parmi les stratégies mises en place pour attirer plus de gens, dont la modification des horaires de représentation et le prix flexible des billets, la médiation culturelle est présentée par l’auteur comme une option valable (ou à privilégier), particulièrement par rapport au défi que représente l’attraction d’un nouveau public, notamment les jeunes. Le dossier ayant été inspiré par le travail de Monique Rioux, Raymond Bertin et Annie Gascon signent un article en hommage à celle-ci, car elle a grandement contribué à l’introduction de la médiation théâtrale au Québec, en particulier auprès des enfants. Anne Nadeau présente ensuite un bref, quoiqu’éclairant article résumant l’évolution de la médiation théâtrale au Québec depuis ses balbutiements jusqu’à sa professionnalisation. Elle y décrit deux approches distinctes, soit la démocratie culturelle, qui encourage l’engagement et l’expression de soi chez le public, et la démocratisation culturelle, dont l’objectif est la transmission et l’éducation menant à une forme d’autonomie face à l’œuvre. Selon Anne Nadeau, dans les domaines du théâtre pour enfants et adolescent·es, la médiation culturelle se traduit donc par une expression d’Hélène Beauchamp (1985) : « On veut “jouer avec” plutôt que “jouer pour” ». Dans une entrevue avec Rioux, Gascon l’invite à se replonger dans le parcours qui l’a menée vers la médiation culturelle auprès des enfants. L’entretien aborde la fondation du Théâtre de la Marmaille, le spectacle-animation L’Umiak (1983) et l’intégration des parents au processus de médiation. L’article d’Anne-Marie Cousineau, « Que diable aller faire dans cette galère? », se penche plutôt sur la médiation culturelle telle qu’elle est appliquée au cégep, dans le contexte des cours obligatoires de littérature. Les élèves y développent entre autres leurs habiletés de compréhension et d’appréciation d’un spectacle de théâtre. Dans un autre article, Marie Labrecque traite du sujet très actuel de la résilience des théâtres à la suite de la pandémie, et plus particulièrement de la mise en place, par l’organisme à but non lucratif les Voyagements – Théâtre de création en tournée, d’un nouvel outil de médiation, le dialogue philosophique, afin de maintenir le lien avec le public et relever le défi de la rétention. Cette nouvelle stratégie se joint à une variété de formules introduites par les Voyagements, parmi lesquelles l’invitation lancée au public à participer au processus de création, l’organisation de rencontres avant les représentations et la création de clubs de lecture pour susciter un intérêt envers les transpositions de textes divers à la scène. Le dernier article, qui a pour titre « La médiation théâtrale, une révolution culturelle? », synthétise des enjeux qui traversent l’ensemble du dossier. Mariam Tounkara, alias Nakato, y aborde la diversification des communautés qui bénéficient de la médiation et l’importance d’entretenir un lien avec celles-ci pour mieux les représenter sur scène. La médiation culturelle est envisagée comme un outil permettant de « nourrir le désir de découverte des jeunes » et de favoriser l’inclusion et l’exposition de nouveaux groupes sociaux à la culture québécoise. Elle agit en tant que force réparatrice à la suite de la pandémie en permettant de traiter de divers enjeux, dont l’environnement, la diversité neurologique et l’égalité entre les genres.
Le théâtre et les institutions
Le numéro 191 de la revue Jeu propose un dossier thématique intitulé « Gestes d’écriture ». Les responsables de celui-ci, Enzo Giacomazzi et Philippe Mangerel, y explorent les questions « Pourquoi lire? » et « Pourquoi écrire du théâtre? », mais au fil des articles, les auteur·trices se demandent plutôt « quoi écrire », « comment écrire » et « où écrire ». Le dossier est ouvert par un article de Caroline Coicou Mongerel, qui s’intéresse à la notion de circularité au théâtre. Cette nouvelle tendance dramaturgique incorpore une approche non occidentale de la temporalité et de la spatialité. Elle se décline principalement dans la diégèse des pièces, et ce, de différentes manières : le récit peut finir là où il a commencé, marquer une stagnation ou encore une paralysie de l’action. Plus concrètement, dans Okinum (2020), Émilie Monnet met en scène le rituel et le sacré grâce à des référents ancrés dans la culture autochtone. Coicou Mongerel émet l’hypothèse que l’intérêt pour la circularité au théâtre soulignerait l’impuissance de l’individu par rapport à son avenir. Francis Ducharme donne toutefois une autre interprétation du traitement du temps dans Okinum. Selon lui, la pièce offre une compréhension du passé qui s’inscrit dans la tendance de plus en plus populaire du théâtre documentaire. Dans son article intitulé « La thématique transversale du deuil en création », Ducharme s’intéresse ainsi aux différentes manifestations de ce type de théâtre, très prisées par la critique. Celles-ci permettraient d’explorer d’autres formes que celles du théâtre occidental traditionnel et de politiser les intentions artistiques. Revisiter, et parfois même réinterpréter le passé peut nous inciter à interroger l’importance des technologies dans nos vies, comme le fait Anaïs Barbeau-Lavalette dans Pas perdus (2022). Les nouvelles technologies et le discours médiatique sont d’ailleurs des thèmes fréquemment mobilisés dans le théâtre d’anticipation, car ils permettent, selon Ducharme, de répondre à un besoin collectif, celui de rêver. Caroline Bélisle, autrice et dramaturge acadienne, signe quant à elle un texte portant sur l’écriture en contexte franco-canadien (francophone hors Québec), mais aussi sur le rôle de porte-parole qu’on lui demande de jouer en sol québécois. En effet, on impose encore aux Franco-Canadien·nes de se définir par rapport au Québec et de s’exprimer sur des questions linguistiques sans prendre en compte les compétences de chacun·e (ou l’absence de celles-ci) pour le faire. Pour Bélisle, travailler au Nouveau-Brunswick constitue un choix personnel. Bien qu’elle ait appris à connaitre, à aimer et à « apprivoiser » la langue locale, soit le chiac du sud-est de la province, son écriture n’est pas habitée par le « spectre du bilinguisme ». Elle retravaille donc ses textes pour y peaufiner le français et y enlever les traces du chiac afin d’éviter d’avoir à justifier son usage de cette langue. Ainsi, pour le meilleur et pour le pire, son écriture ne se caractérise pas par l’utilisation de l’oralité régionale, contrairement à Antonine Maillet et Michel Tremblay, dont les œuvres évoquent une familiarité attachante et figée avec un accent d’une autre époque. Le dossier thématique se conclut par une entrevue effectuée par Enzo Giacomazzi avec Yvan Bienvenue, dramaturge, éditeur et cofondateur de la maison d’édition Dramaturge Éditeurs. Celle-ci a été créée en 2006 en réaction à l’absence d’un lieu d’édition consacré à la publication de pièces qui ne seraient ni des chefs-d’œuvre ni écrites par des vedettes. En fait, selon Bienvenue, dans un monde idéal, tous les textes de théâtre devraient être publiés afin de leur donner la plus grande visibilité possible et pour nourrir la culture.
Le théâtre et ses adversaires
À l’occasion de son cinquantième anniversaire, la revue Théâtre/Public propose de réfléchir à la posture actuelle du théâtre public et aux défis qu’il rencontre dans un dossier qui s’intitule « Théâtre public : adversités ». Celui-ci comprend trois parties, regroupant des textes signés par divers·es artistes, des articles de chercheur·euses centrés sur le théâtre francophone et des contributions qui se concentrent sur les questions de l’adversité et des défis qui poussent vers l’offensive et donnent une vitalité au théâtre public. Dans le premier texte, Céline Champinot identifie trois « adversaires » du théâtre public, à commencer par ce qui relève de la forme et du contenu. Quels outils choisir pour construire un texte et le mettre en scène afin de déconstruire, ou du moins interroger la société? Ces outils sont influencés et limités par le financement, le politique et le public. Cela a pour effet de réduire les possibilités de création et de remise en question des idéologies et des valeurs morales. Ensuite, le dilemme de l’injonction du populaire s’impose : comment répondre au besoin que le théâtre public soit accessible et apprécié de tous·tes? Et comment le faire sans ne représenter qu’un seul groupe, qu’une seule population? Ce qui mène au dernier « adversaire » identifié par l’autrice, l’individualisme, qui fait en sorte que le théâtre se concentre sur des préoccupations individuelles au détriment des projets de société. L’ensemble de ces questionnements mène Champinot à interroger l’utilité du théâtre et à soulever le défi que représente la recherche d’une réponse. Dans son article, Nathalie Fillion identifie plutôt les adversaires auxquels elle fait face personnellement, en tant que femme artiste de théâtre. Elle discerne quatre défis distincts : la temporalité (le temps et l’argent); les angles morts (le travail des femmes); le théâtre et le politique (ou les jeux d’influence) et le spectaculaire versus la théâtralité. Fillion conclut ce texte argumentatif ponctué de passages créatifs et d’anecdotes en rappelant que l’adversité nourrit aussi le théâtre. Bruno Meyssat propose pour sa part une réflexion sur l’aspect économique du théâtre public en le situant dans le Marché (« Du théâtre d’art au tourisme : ce que peut le Marché »). Cette réflexion aborde les conditions nécessaires pour cerner la véritable valeur (monétaire) du théâtre et pour comprendre, notamment, son côté éphémère. Par la suite, Hortense Archambault présente, dans un texte créatif intitulé « La cité idéale », ce que devrait être un théâtre public à travers la fabulation d’une cité idéale où le théâtre serait ouvert, accompagnerait à la fois l’artiste et le·la spectateur·trice et permettrait une mise en commun réunissant tous·tes les habitant·es. De son côté, Marie-Ange Rauch dénonce l’impact du climat politique actuel en France ainsi que les conditions de travail des artistes. Au moment d’écrire l’article, celles-ci n’étaient pas suffisantes pour permettre la production d’un théâtre optimal, le politique jouant un rôle démesuré dans la création. Rauch précise également que si les conditions de vie des citoyen·nes français·es ne s’améliorent pas, le public est condamné à disparaitre ou à être insuffisamment nombreux. Même si la thématique de l’adversité peut sembler pessimiste au premier abord, plusieurs articles soulignent, comme le fait Olivier Neveux dans l’introduction du dossier, qu’elle représente plus qu’un défi : elle est aussi un moteur du théâtre public.
Le théâtre et le canon
Le numéro 8 de la Revue d’historiographie du théâtre s’intitule « Le canon théâtral à l’épreuve de l’histoire ». Dirigé par Florence Naugrette, il réunit des chercheur·euses qui s’interrogent de multiples façons sur ce sujet. Comment le canon se constitue-t-il? Propage-t-il des mythes? Comment est-il légitimé? Comment est-il abordé par les chercheur·euses et les artistes? Le canon diffère selon les lieux, les époques et les valeurs. Il est donc amené à faire débat, à susciter des questions, lesquelles sont au cœur de ce numéro. À travers vingt-trois articles, des spécialistes de la recherche théâtrale ainsi que des artistes travaillent à répondre à ces interrogations. La première partie du numéro porte sur la fabrique du canon par l’histoire littéraire, la critique, les études théâtrales et la scène. Dans l’article « Repenser les canons des pièces révolutionnaires », Clare Siviter s’intéresse à l’inscription des pièces révolutionnaires dans les mémoires communicationnelles (une composante de la mémoire collective qui inclut uniquement des informations issues de communications entre individus). Plus précisément, l’étude porte sur l’influence que peut exercer ce type de mémoire sur le passage des pièces à un éventuel canon. La mémoire communicationnelle s’inscrit d’abord dans la presse, par le biais de la critique journalistique, puis dans l’impression et les potentielles rééditions d’une pièce. Ces documents contribuent à la consécration canonique de certaines pièces. Siviter démontre que le canon est également influencé par des évènements politiques et rappelle l’importance de considérer l’ensemble des éléments menant à la consécration d’une œuvre. L’article « La mise en scène selon la critique dramatique dans le dernier quart du XIXe siècle : une autre histoire, un autre canon », signé par Marianne Bouchard, met en évidence la diversité des interprétations de l’histoire de la pratique scénique à la fin du XIXe siècle, qui légitime l’existence de plusieurs historiographies du théâtre. Selon Bouchard, l’apparition d’une réinterprétation de l’histoire théâtrale s’explique notamment par l’arrivée d’une nouvelle conception de la mise en scène au XXe siècle. Marion Denizot propose, dans « Le canon théâtral à l’épreuve de la discipline des études théâtrales », une réflexion sur l’influence des études théâtrales sur le canon littéraire, mais aussi sur l’importance d’adopter une approche multiculturelle qui s’inscrit dans l’histoire culturelle telle que la définit Pascal Ory (2004). Selon Denizot, nous assistons, grâce à l’intégration de nouveaux objets d’étude et de méthodologies multidisciplinaires aux études théâtrales, à une dilution progressive de la notion même de canon. La deuxième partie du numéro porte sur les modalités de rencontre du canon de soi et du canon de l’autre, en abordant le partage entre ces canons, l’intégration des femmes au canon et les instances de contre-canon, de métacanon et de réappropriation critique du canon. Julia Gros de Gasquet constate l’effacement de la contribution des femmes dramaturges du canon littéraire du XVIIe siècle et réfute l’hypothèse selon laquelle leurs œuvres seraient ignorées à cause de leur manque de valeur littéraire. En appui à cette affirmation, elle analyse les préfaces des œuvres de Françoise Pascal, de Marie-Catherine Desjardins, de Catherine Bernard et de Marie-Anne Barbier, dans lesquelles ces autrices évoquent leur travail de création et leur féminité, pour en extraire leur prise de position par rapport au canon littéraire. Gros de Gasquet en arrive à la conclusion optimiste selon laquelle ce corpus autrefois oublié serait en train de revivre. L’article « De la métacanonicité : enquêtes performatives sur l’histoire du canon, ou comment politiser Bérénice » de Sylvaine Guyot constitue une étude sur deux pièces de théâtre qui s’appuient sur la Bérénice (1670) de Racine, pièces signées par le chorégraphe Faustin Linyekula. Celles-ci mettent en scène le canon littéraire en utilisant différents procédés de négociation historique et de redéfinition qui leur permettent de proposer une nouvelle réflexion sur le canon, sous la forme d’« une histoire informée du théâtre ». Le numéro se conclut par deux entretiens avec des artistes, le premier s’intitulant « S’approprier, décaler, déterritorialiser? ». La metteure en scène Brigitte Jacques-Wajeman y discute de son rapport au canon dans une entrevue menée par Myriam Dufour-Maître. Le second, sous forme de table ronde, donne l’occasion à Stéphane Braunschweig, Marie-Armelle Deguy et Célie Pauthe de discuter d’œuvres canoniques.