Mot de la direction

Entretisser les voix et les récits

 

Ce numéro paraît alors que se déroule à Montréal, à l’initiative du Théâtre La Manufacture, du metteur en scène Jean-Frédéric Messier et du comédien et metteur en scène wendat Charles Bender, la première Semaine de la dramaturgie autochtone. Pour Bender, codirecteur artistique des Productions Menuentakuan, une compagnie montréalaise phare consacrée au théâtre autochtone, il importe, à travers cet événement, d’établir un dialogue entre les univers de fiction et entre les artistes qui créent en anglais et en français. Dans le texte de présentation du microfestival, il explique :

Alors que la dramaturgie autochtone au Québec est en pleine ébullition, il me semble essentiel de créer des ponts entre les nations du reste du Canada qui ont l’anglais comme langue coloniale et celles qui ont hérité du français. Marier ces deux univers en rendant accessibles les œuvres du répertoire anglophone inspirera, j’espère, un maillage encore plus enrichissant entre les créateurs autochtones de partout au pays1.

Bien que la publication du présent dossier et la tenue de la Semaine de la dramaturgie autochtone ne relèvent pas d’une action concertée, celles-ci coïncident et s’additionnent, attestant de l’essor du théâtre autochtone au pays et du désir de le faire connaître en faisant s’effriter, notamment, les barrières linguistiques. Pour nous, il s’agit également de le réfléchir à l’aune des enjeux actuels qui animent la création et, de façon marquée, ses conduites et politiques de production. Or cette réflexion, complexe, protéiforme, appelle également une perspective et des choix éditoriaux particuliers.

Dans la postface qu’elle signe pour la pièce Okinum (2020) écrite par Émilie Monnet, autrice et artiste interdisciplinaire d’origine anishnaabe et française, la chercheuse allochtone Marie-Hélène Constant trace les contours de la posture décoloniale qu’elle a souhaité endosser dans sa lecture de l’œuvre puis dans le geste d’accompagnement scripturaire qui l’a suivie. Elle observe ainsi que « [p]our pouvoir s’approcher de la décolonisation, il faut tendre l’oreille et risquer d’être habitée par l’autre, d’ouvrir sa maison intellectuelle et de laisser entrer l’autre. Pour arriver au plus près de cette pratique, il faut accueillir et être accueillie, donner et prendre2 ». Si la conduite décoloniale invite à une déprise / déconnexion d’avec la colonialité et d’avec les paradigmes – culturels, historiques, politiques, économiques – de la modernité occidentale, elle s’affirme aussi dans la nécessité d’instaurer une transformation des discours et des modèles établis3. Ce changement ne s’opère pas dans l’oblitération ou le dépassement de la violence coloniale, lesquels constitueraient une reconduction de celle-ci, mais il se trame dans la reconnaissance de la blessure et dans l’acte d’en désenchevêtrer les fils pour produire d’autres récits. Comme le remarque encore Constant, « [l]a décolonisation est une sensibilité généreuse […], sans domicile fixe, nécessairement résistante4 ». Pour elle, « [s]’approcher de la décolonisation » consiste à s’avancer vers un lieu liminaire, « un seuil inconfortable parce que sur celui-ci, rien ne tient aux repères connus. La décolonisation fait entendre les notes dissonantes de l’histoire, elle invite à la responsabilité5 ».

Le présent dossier de Percées trouve écho dans cette incitation à l’engagement et à la responsabilité, dans cette invite, aussi, à « ouvrir sa maison intellectuelle » pour y laisser entrer et résonner les voix d’artistes et de chercheur·euses autochtones du Québec et du Canada. Ces voix, dans le dossier, sont majoritaires. Nouées autour de questions – politiques, éthiques, esthétiques – relatives aux protocoles d’engagement actuels en arts vivants, les prises de parole qui composent ce dossier thématique mettent en lumière une pluralité d’expériences, de dispositifs et de discours qui, diversement, interrogent les pratiques de création et de production qui se tissent dans la rencontre – et parfois dans la friction – entre les différentes parties engagées. Ce numéro se pose aussi comme une vivante agora où des voix peu souvent assemblées – celles d’artistes et de chercheur·euses s’exprimant et écrivant en français ou en anglais – se trouvent réunies. Exceptionnellement, un carnet de traductions, proposé à la fin du dossier, permet de naviguer entre les textes et ouvre, pour les contributeur·trices comme pour le lectorat, un espace, fécond, de circulation des idées.

Rêvé de longue date, le dossier « Théâtres et performances des Premiers Peuples : protocoles d’engagement » s’est échafaudé lentement, délicatement. Il a été élaboré sous la supervision conjointe de Jill Carter (Anishinaabe et Ashkénaze), praticienne, chercheuse et professeure renommée de l’Université de Toronto, et de Julie Burelle, professeure à l’Université de Californie à San Diego, membre du comité de rédaction de Percées et autrice de l’essai remarqué Rencontres en territoires contestés : performances autochtones d’appartenance nationale et de souveraineté au Québec (2022 [2019]). Le dossier ne constitue pas un prolongement des travaux menés par ses deux codirectrices, mais trouve en eux des échos certains, notamment dans la vive attention accordée au politique, dans le souci manifeste d’une reconsidération des dynamiques de pouvoir à l’œuvre entre les personnes et communautés autochtones et allochtones, et dans le désir, enfin, d’ouvrir un espace, vaste, où peuvent se déployer d’autres (H)istoires.        

 

Aussi dans ce numéro 

Dans la section « Parcours critique », Francis Ducharme propose une réflexion sur l’enseignement de la dramaturgie québécoise contemporaine à partir de son expérience de chargé de cours en contexte universitaire ainsi qu’à l’École nationale de théâtre du Canada. Abordant tour à tour diverses questions de pédagogie (sélection d’un corpus, structuration de la matière, types d’activités et d’évaluations à privilégier, etc.), l’auteur présente les enjeux et les défis que pose l’enseignement de la dramaturgie au Québec du point de vue très personnel d’un enseignant passionné et engagé.

Deux notes de lecture viennent compléter ce numéro, signées par William Durbau et Pierre-Olivier Gaumond, et portant respectivement sur l’ouvrage collectif Observer le théâtre : pour une nouvelle épistémologie des spectacles (2022) dirigé par Sandrine Dubouilh et Pierre Katuszewski et Le théâtre de l’oblitération : essai sur la voix photogénique dans le théâtre britannique contemporain (2022) d’Élisabeth Angel-Perez.

 

Du nouveau au comité de rédaction de Percées

L’équipe de Percées est très heureuse d’annoncer la nomination de deux nouvelles personnes au sein de son comité de rédaction : Roxanne Martin, enseignante au Collège André-Grasset et spécialiste de la scénographie au Québec, et Angélique Willkie, artiste interdisciplinaire, dramaturge et professeure de danse contemporaine à l’Université Concordia de Montréal. Bienvenue à toutes deux!

Bonne lecture!

Catherine Cyr et Louise Frappier

 

  • 1. Charles Bender, cité dans Théâtre La Licorne, « Semaine de la dramaturgie autochtone », theatrelalicorne.com/pieces/dramaturgie-autochtone/
  • 2. Marie-Hélène Constant, « Rituelles », postface à Émilie Monnet, Okinum, Montréal, Les Herbes rouges, « scène_s », 2020, p. 72.
  • 3. Voir, à cet égard, l’article de Walter Mignolo, « Géopolitique de la sensibilité et du savoir : (dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique », Mouvements, no 73, 2013, p. 181-190.
  • 4. Marie-Hélène Constant, « Rituelles », op. cit., p. 72.
  • 5. Idem.

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