Cet article vise à porter une réflexion sur le travail de Bruce Nauman, et tout particulièrement sur sa série Corridors (1969-1974) en tant que dispositif immersif. L’immersion désigne un mode d’expérience particulier qui consiste à accorder au·à la spectateur·trice une place centrale et à permettre son implication profonde dans un monde alternatif. Cette notion polysémique, qui s’est imposée avec insistance dans notre langage quotidien au cours des dernières décennies, se manifeste dans plusieurs domaines, couvrant un vaste terrain d’applications telles que l’art contemporain, la littérature, le théâtre, la réalité virtuelle et les jeux vidéo, pour n’en nommer que quelques-unes. Nous nous interrogerons donc sur ce qu’est l’expérience immersive et sur la façon dont elle s’inscrit dans le cadre de l’art contemporain. Que veut dire s’immerger dans une installation artistique? Les Corridors de Nauman sont un paradigme des réalisations artistiques servant d’appui pour souligner l’existence, dès les années 1960, de réalisations annonciatrices des dispositifs immersifs actuels.
Notre approche de la notion nous permettra d’étudier la façon dont Nauman, comme d’autres artistes de sa génération1, interroge le rapport du·de la spectateur·trice à l’œuvre tout en instaurant de nouvelles possibilités de réception. Partant de cette réflexion, notre objectif sera d’examiner les liens qui se tissent entre son travail plastique et la notion d’immersion. Comment ses œuvres mettent-elles à l’épreuve la perception du·de la spectateur·trice? Quels moyens l’artiste met-il en place pour sortir le·la visiteur·euse de sa normalisation par l’habitude? Comment l’environnement proposé influence-t-il le sujet? Quel type d’expérience esthétique en découle?
Pour répondre à ces questions, notre analyse mobilisera certaines notions clés qui nous permettront de repérer un premier niveau de manifestation de l’immersion dans la création contemporaine. Après avoir apporté quelques précisions terminologiques sur le modèle que met en place la conception immersive, nous nous intéresserons dans un premier temps à la notion de théâtralité et à la manière dont celle-ci a transformé le cadre conventionnel de l’expérience esthétique. En favorisant un mode de perception et de réception qui s’éloigne de la frontalité et de la scission « scène-salle », on assiste à une véritable prise en compte du « corps-esprit » du·de la spectateur·trice. Nous nous demanderons ainsi si une disposition de l’œuvre qui n’est pas frontale, mais inclusive, se prête plus aisément aux expériences immersives. Par la suite, nous aborderons l’engagement physique et la place centrale que le·la spectateur·trice acquiert au sein de l’œuvre ainsi que l’effet que peut avoir cette présence « scénique » dans l’éveil d’une conscience sensorielle et somatique. Enfin, cet article envisagera, à travers le concept de défamiliarisation, l’aspect de nouveauté comme un élément clé de l’immersion. Cette hypothèse repose sur l’idée que l’immersion a affaire à un changement de situation, au fait d’agir dans un monde nouveau. Notre objectif sera ainsi d’étudier à quel degré cette sensation de nouveauté peut affecter cognitivement et psychologiquement le·la spectateur·trice.
Le modèle immersif
Au cours des dernières décennies, le terme « immersion » est entré dans notre langage quotidien afin de décrire des expériences intenses : se sentir « perdu·e » dans une histoire, avoir le sentiment d’appartenir et d’agir dans un monde virtuel, être absorbé·e dans la représentation d’un tableau, être physiquement présent·e dans une installation, etc. Il devient ainsi évident que l’immersion se manifeste dans plusieurs domaines couvrant un vaste terrain d’applications. La pluriappartenance de l’immersion fait apparaître un terme ambigu dont la définition exacte est difficile à cerner. « C’est même devenu une notion passe-partout », selon Jean-Marie Schaeffer, qui précise que « rarement définie, elle est utilisée pour décrire des processus multiples qu’il semble difficile de subsumer sous une définition unique » (Schaeffer, 2023 : 215). Il est vrai que, depuis le début des années 1990, nombre d’auteur·trices ont tenté d’élaborer une théorie cohérente de l’immersion. Par exemple, Richard Gerrig, chercheur en psychologie cognitive, associe l’immersion littéraire au sentiment d’« être transporté·e » (« to be transported »; 1993) de sa situation actuelle dans un monde fictif. De son côté, Schaeffer explique que ce sentiment est dû à « l’inversion des relations hiérarchiques entre perception et activité imaginative » (Schaeffer, 1999 : 180) qui permettent au·à la lecteur·trice de se projeter et de s’imaginer appartenir à ce nouveau monde. En revanche, dans le cadre de la réalité virtuelle, selon l’approche de Mel Slater et Sylvia Wilbur (1997 : 603), l’immersion concerne la capacité d’un dispositif à remplacer les sensations venant de l’environnement physique par celles issues d’un monde artificiel, créant une forte illusion de réalité chez l’utilisateur·trice. La passivité physique du·de la lecteur·trice laisse ici place à l’implication sensorielle de l’utilisateur·trice, ce qui lui permet non seulement d’appréhender le monde synthétisé, mais également d’interagir avec lui.
Ces exemples montrent que la distance entre les deux expériences est trop grande pour qu’on puisse les englober dans une même définition. Un·e lecteur·trice plongé·e dans un roman et l’utilisateur·trice d’un environnement de réalité virtuelle, même s’il·elles peuvent se trouver tous·tes deux en état d’immersion, ne vivent pas le même type d’expérience. Il en va de même pour le·la spectateur·trice s’identifiant au·à la protagoniste d’une scène projetée à l’écran d’un cinéma et le·la spectateur·trice d’une installation artistique. Le monde immersif dans lequel le sujet s’engage à chaque fois est une construction multidimensionnelle, composée de différents niveaux de variables perceptuelles, pragmatiques et même psychologiques qui influencent de façon déterminante la manière dont il l’expérimente.
Selon la définition linguistique de la notion, l’immersion renvoie d’un côté au passage à une nouvelle situation, au « [f]ait de se retrouver dans un milieu étranger sans contact direct avec son milieu d’origine » et, de l’autre, à l’expérience du sujet, à l’« action de plonger un corps » (Le Robert, 2011 : 1280) dans cet univers. L’idée du passage à une nouvelle situation intègre celle de la construction d’un univers différent (milieu étranger) et autonome (sans contact direct) de notre réalité immédiate (milieu d’origine). La notion du monde devient ainsi essentielle pour qu’il y ait immersion. La première partie de notre analyse reposera sur l’aspect formel du monde proposé, qui permettra d’identifier le cadre dans laquelle l’immersion se déploie et les moyens utilisés. La deuxième portera sur la façon dont nous accédons à ce milieu alternatif, sur l’acte de plonger. L’immersion, en tant que concept, remet en question le dualisme traditionnel entre le sujet et son environnement. Elle privilégie une intégration totale de la personne dans une nouvelle situation, instaurant un processus continu d’action et d’interaction avec l’espace qui l’entoure. Dans cette perspective, il s’agit d’envisager l’immersion dans l’art de l’installation non seulement comme la création d’un monde à la fois tangible et fictif, mais aussi comme une expérience engageant pleinement le·la spectateur·trice. Cet article explorera le lien entre la conception immersive et les recherches plastiques de Nauman, en s’attachant plus particulièrement à sa série Corridors, qui remet en cause la séparation traditionnelle entre le sujet et son environnement, redéfinissant ainsi les modalités de l’expérience perceptive et spatiale.
Entre sculpture et architecture : l’espace sensible de l’œuvre
La première œuvre de cette série s’intitule Performance Corridor2 et date de 1969. Il s’agit d’une structure faite de deux parois délimitant un couloir très étroit (6 m x 0,5 m x 2,4 m), mais suffisamment large3 pour qu’il soit possible d’y entrer et de le parcourir. Ce tunnel était à la base un « accessoire » (Humblet, 2008 : 47) de la vidéo Walk with Contrapposto (1968), dans lequel l’artiste se mettait en scène. Dans une démarche visant à offrir une nouvelle lecture de l’espace, Nauman utilise son corps comme un outil malléable. Nous l’observons ainsi marcher lentement autour du périmètre d’un carré, se pencher en arrière et utiliser ses épaules pour rebondir du mur, entre autres situations. « Ces actions étaient, en partie, un moyen de me mettre en relation avec la vacuité de l’atelier4 » (Nauman, cité dans Auping, 2011 : 97), explique l’artiste.
Par la suite, il se pose le défi de « faire en sorte que quelqu’un d’autre que [lui] ait la même expérience, au lieu de simplement être spectateur5 » (Nauman, cité dans Ketner II, 2006 : 20). En 1969, Performance Corridor fait partie de l’exposition Anti-Illusion: Procedures / Materials au Whitney Museum of American Art et le·la spectateur·trice devient lui·elle-même, en la parcourant, l’acteur·trice et le·la performeur·euse de la situation proposée. À partir de ce moment, Nauman exploite une multitude de situations spatiales qui sollicitent le corps du·de la visiteur·euse et transforment le rapport exclusivement contemplatif à l’œuvre en un rapport physique et sensoriel, instaurant d’autres possibilités de réception.
Dans Green Light Corridor (1970), par exemple, le·la spectateur·trice fait face à un très long et étroit couloir (environ 12,2 m x 0,3 m x 3 m) qu’il·elle ne peut traverser que latéralement. L’espace, compressé, est baigné d’une lumière verte fluorescente d’une telle intensité qu’elle accentue le sentiment de claustrophobie et déstabilise la perception du sujet. Celui-ci a « l’impression d’être dans un liquide […], de sorte qu’il y a une implication physiologique et psychologique très forte6 » (ibid. : 21). Avançant lentement, le sujet atteint, après un certain moment, la fin du couloir et s’en échappe, mais son expérience n’est pas encore terminée : sa vision reste saturée, de magenta vibrant cette fois, soit la couleur complémentaire du vert. Cet effet résulte d’une réaction naturelle de la rétine, qui cherche à retrouver sa perception habituelle de l’espace.
Avec cette série, l’artiste façonne des espaces à éprouver physiquement par le·la spectateur·trice. L’œuvre d’art visuel disparaît au profit d’un espace sensoriel et théâtral au sein duquel le sujet est immergé. L’expérience de l’œuvre n’est pas celle d’un objet, mais d’une situation, d’une trajectoire marquée par des changements de perspective et des sensations physiques inscrites dans le temps. Nous retrouvons ainsi l’idée d’une théâtralité qui se détache du théâtre pour migrer vers les arts visuels. La « théâtralité » est un concept qui, dès la fin des années 1960, s’impose avec insistance dans les discours théoriques autour des nouvelles modalités de l’œuvre formulées avec l’art minimal. Dans son essai « Art and Objecthood » (1967), Michael Fried mobilise son fameux argument sur la théâtralité pour mettre en lumière les changements majeurs opérés dans l’œuvre sculpturale. Sous sa plume, la notion décrit la préoccupation des artistes minimalistes pour la mise en scène de l’œuvre, sa temporalité et la prise en compte du·de la spectateur·trice. Ce discours critique reflète un déplacement important, toujours d’actualité, ayant contribué à une transformation quasi paradigmatique de la conception de l’œuvre d’art et de son rapport au·à la spectateur·trice.
Loin d’être un objet autonome, l’œuvre devient une réalité concrète, un cadre spatial inscrit dans une temporalité, un espace scénique qui incorpore le·la spectateur·trice et conditionne son expérience. Comme le fait remarquer Laure Fernandez, « d’une part, la théâtralité est utilisée comme cadre (“mettre en scène” : installer dans le temps et l’espace), de l’autre, elle est inversement utilisée comme un processus de dissolution du cadre (théâtraliser pour “intégrer” à tout prix le spectateur) » (Fernandez, 2010 : 25). Cette théâtralité, qui s’apparente à la création contemporaine, est caractéristique de la série de Nauman, située à la croisée de la sculpture et de l’architecture. Dans ses Corridors, l’espace de l’œuvre se confond avec celui du·de la spectateur·trice; la « salle » fusionne avec la « scène », et le fictif avec le réel. Cette configuration spatiale réduit les distances et change la façon conventionnelle d’expérimenter l’œuvre. La présence active du·de la spectateur·trice à l’intérieur de la proposition artistique souligne la volonté de s’orienter vers un art participatif et immersif où le corps humain contribue de façon déterminante à l’accomplissement et à l’activation de l’œuvre. L’idée d’« habiter » l’œuvre s’inscrit ainsi dans la même lignée que la conception immersive, qui favorise justement une position centrale de l’individu au sein du monde. L’œuvre, conçue comme un module d’habitat, évoque à la fois un lieu de vie et la présence d’un être qui expérimente corporellement cet espace régi par ses propres règles.
Le corps à l’épreuve de l’espace
Analysée dans le contexte des arts visuels, et plus particulièrement dans celui de l’installation, la théâtralité renvoie à une construction spatio-temporelle qui accorde au·à la spectateur·trice et à son corps une place centrale, favorisant ainsi une esthétique d’implication et d’engagement. Cela veut dire que nous ne sommes plus dans une logique de représentation, mais de présence. D’un rapport frontal, nous passons à l’incorporation (embodiment), qui suscite de nouvelles sensations chez le·la spectateur·trice. Peter Sloterdijk insiste sur cette particularité de l’installation :
[A]lors que l’exposition d’art traditionnel présentait avant tout des objets extraordinaires encadrés ou déposés sur un piédestal, l’installation présente à la fois l’encastré et l’encastrant : l’objet et son lieu sont présentés dans le même geste d’empoignement. L’installation crée ainsi une situation qui ne peut être perçue que par l’entrée de l’observateur dans l’encastrant et eo ipso par la dissolution du cadre et le nivellement du piédestal. Le désencadrement de l’œuvre invite le visiteur à abandonner l’observation et à plonger dans la situation (Sloterdijk, 2005 [2004] : 463).
Faisant désormais partie prenante de l’œuvre, le·la spectateur·trice a un rôle à jouer, un rôle qui détermine son expérience et parfois celle des autres. Cette conception de l’expérience esthétique concerne notre vécu subjectif, c’est-à-dire notre manière de vivre et de ressentir une situation. L’expérience des Corridors est ponctuée de changements perceptifs, de sensations physiques et de variations émotionnelles qui s’inscrivent dans une durée donnée, celle de notre activité performative au sein de l’œuvre. Ce sont nos actes corporels qui activent et complètent la proposition artistique. Nauman est fortement intéressé par ce rapport immédiat du corps à l’environnement, qui s’oppose à la connaissance d’un monde donné d’avance. Et c’est précisément l’expérience vécue qui fait passer le·la spectateur·trice de son statut d’observateur·trice distancié·e à celui de participant·e impliqué·e de façon sensorielle, psychologique et physique dans l’œuvre. En mettant en place une situation spatiale qui rompt avec la passivité du corps, les Corridors acquièrent une véritable dimension immersive.
L’immersion met pleinement en jeu le·la spectateur·trice. Souvent associée à la métaphore de la plongée, elle permet l’accès du sujet à un nouveau monde. Une fois le seuil franchi, il se trouve englouti dans un « temps et un lieu particulier7 » (Bitgood, 1990 : 283). Coupé de sa réalité ordinaire, il se trouve entouré d’une réalité totalement différente. Suivant le parallélisme avec la plongée, l’eau, composant l’essentiel du nouveau monde, exerce une influence sensorielle directe sur le corps du sujet. La densité de l’atmosphère y est différente, presque tactile. Les lois de la gravité, le sens de l’orientation et la sensation du temps se transforment. La gravité semble disparaître, les mouvements deviennent beaucoup plus lents qu’à la surface et la position corporelle change. Cette transition vers quelque chose de pleinement nouveau provoque une excitation chez le sujet et modifie son rapport à l’environnement. Cette situation accapare son attention et le sort de son désintérêt et de sa passivité. Exposé à un milieu étranger et sans points de repère, le sujet aiguise naturellement ses capacités perceptives pour s’adapter.
La plongée contraste ainsi l’idée d’observation et la position extérieure. Il n’y a pas ici de distance séparant le sujet du monde immersif, mais un espace de connexion et de proximité. Et c’est justement cette relation intime qu’on retrouve dans Green Light Corridor. Le·la spectateur·trice délaisse sa zone de confort pour s’engager dans un espace inhabituel, une aventure physique et sensorielle qui lui procure des sensations fortes. Dans cette relation d’influence mutuelle et d’action réciproque, l’espace agit sur le corps et « le corps dynamise l’espace » (Dewey, 2010 [1934] : 162). Immergé dans la proposition artistique, le sujet devient « le centre de l’expérience, pas comme un destinataire de stimuli, passif, mais comme un facteur dynamique dans le monde8 » (Berleant, 2005 : 35). Ce rapport intime entre l’environnement et le sujet définit l’expérience de ce dernier et son engagement dans la nouvelle situation.
Entre perceptions visuelles, auditives, haptiques et kinesthésiques, le sujet expérimente les Corridors dans un rapport sensible et phénoménologique. L’expérience de l’œuvre s’apparente à une rencontre où les qualités ambiantes particulières influencent de manière considérable l’activité perceptive et l’état psychologique du sujet. En ce sens, l’œuvre est comprise comme « un champ de forces continu avec l’organisme, un domaine dans lequel il existe une action réciproque de l’organisme sur l’environnement et de l’environnement sur l’organisme, et dans lequel il n’y a pas de démarcation nette entre eux9 » (ibid. : 11). Cet espace, doté de qualités émotionnelles, affectives et sensorielles, détache le·la visiteur·euse de son expérience habituelle et enrichit ses capacités perceptives.
Le concept de défamiliarisation
En attirant notre attention sur ce qui nous laisse normalement indifférent·es, Nauman propose une série qui recrée le réel et qui nous permet d’explorer de nouvelles perspectives perceptives : voir au-delà de ce que nous savons, voir du point de vue de l’étonnement. Cet aspect d’altérité est un autre élément clé de l’immersion qu’il apparaît intéressant d’étudier à travers le concept de défamiliarisation, qui sera dans un premier temps mobilisé à la lumière du formalisme russe puis au prisme de la vision freudienne de l’étrangeté.
Dans son essai « Art as Technique » (2012 [1917]), Victor Shklovsky utilise le terme « défamiliarisation » pour distinguer le langage courant du langage formel (poétique). Il explique que cette distinction trouve son application non seulement dans le langage, mais aussi dans le champ artistique en général. Le rôle de l’art « est de transmettre la sensation des choses telles qu’elles sont perçues et non comme elles sont connues10 » (Shklovsky, 2012 [1917] : 12); de restaurer, pourrions-nous dire, le premier contact, l’expérience immédiate avec l’espace et les objets par la suppression de l’habitude. Shklovsky part de l’observation que, d’après les lois de la perception humaine, les actes répétés passent dans le champ du familier et sont automatiquement traités par l’inconscient. Contrairement à la première fois où nous entrons en contact avec un objet ou vivons une situation, la répétition diminue l’effet de surprise et les choses deviennent connues et acquises. Nous ne les percevons pas comme elles sont, mais comme nous les connaissons. Pour illustrer cette automatisation perceptive, Shklovsky donne l’exemple de la sensation de tenir un stylo pour la première fois, qu’il compare à celle d’accomplir cette même action pour la millième fois. L’expérience n’est pas du tout la même : quand nous tenons un stylo pour la première fois, notre attention est pleinement focalisée sur cet acte, tandis que lorsque celui-ci devient trop habituel, nous risquons de ne plus y prêter une attention active11.
Du point de vue de cette approche formaliste, la défamiliarisation se décrit comme un processus, une technique par laquelle l’art vise à bloquer la perception automatique en donnant à voir des situations ou des objets quotidiens de manière différente, rendant ainsi le familier insolite. Il s’agit « [d]e rendre les objets “inconnus”, de rendre les formes difficiles, d’augmenter la difficulté et la durée de la perception, afin de prolonger le processus de la perception12 » (idem), affirme Shklovsky. C’est précisément cette volonté que nous retrouvons dans la série Corridors de Nauman. Avec la disposition spatiale particulière de ses tunnels, l’artiste cherche à effacer les automatismes et à souligner l’acte de la perception, la façon dont nous regardons le monde autour de nous et l’attention que nous lui portons. Dans ces dispositifs immersifs, le sujet se trouve dans une situation difficile : il ne parvient pas à reconnaître automatiquement les choses ordinaires, expérimentées de façon étrange et renouvelée.
Approchons maintenant la défamiliarisation en nous appuyant sur le concept psychanalytique de l’étrange, élaboré et développé par Sigmund Freud dans son essai L’inquiétante étrangeté13 (1988 [1919]). Cette référence à Freud s’inscrit dans le souci d’élargir son interprétation esthétique au champ de l’art de l’installation, et plus particulièrement aux Corridors de Nauman. Le terme « unheimlich » qu’emploie Freud est le contraire de « heimlich ». Étymologiquement, « heimlich » désigne à la fois quelque chose de familier et quelque chose qui doit rester caché. Son antonyme s’applique donc à deux situations : d’une part, une situation nouvelle, inconnue, née d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne et susceptible de provoquer de l’angoisse et de la frayeur chez le sujet; de l’autre, une situation qui aurait dû rester secrète, mais qui finit par être dévoilée. Nous nous concentrerons sur la première, qui est proche de la défamiliarisation.
Freud développe l’idée qu’une situation nouvelle peut provoquer une sensation d’étrangeté, accompagnée de sentiments tels que la peur ou l’angoisse. Il soutient que plus nous sommes familier·ères avec des objets ou des situations, mieux nous nous situons dans l’environnement et moins nous éprouvons l’inquiétante étrangeté. Ces deux observations permettent de faire un lien avec l’expérience immersive du·de la spectateur·trice dans le cadre de certaines installations contemporaines qui, comme les Corridors de Nauman, jouent sur les limites entre la réalité et la fiction artistique, l’ordinaire et le nouveau dans le but de provoquer une expérience perceptive et émotive intense. La différence par rapport à la position freudienne est que cette expérience est très subjective et peut être vécue par l’individu avec des émotions diverses. Le sentiment d’étrangeté peut être causé par quelque chose d’effrayant, mais pas uniquement : il peut également découler d’une expérience très agréable, proche de l’extase, ou d’une situation totalement ludique.
Dans son essai, Freud tire ses exemples de la littérature (roman, poésie, conte, etc.). Il considère que, dans le cadre fictionnel, notre perception et notre jugement s’adaptent au monde proposé par l’auteur·trice. Il explique que cela est dû au fait que le sujet n’est pas surpris par les faits : rien ne lui paraît « anormal » du moment qu’il est conscient qu’il s’agit d’une fiction. Ainsi, nous considérons les faits qui ont lieu dans un monde fictif comme normaux et logiques et, par conséquent, le sentiment d’étrangeté ne peut pas se développer : « La fiction est à ce point un monde d’organisation particulier de l’inquiétante étrangeté, qu’elle manifeste sa polymorphie sans pour autant produire sur le lecteur un effet troublant » (Rondeau, 2001 : 81). Cela est dû à la distance qui existe entre les deux mondes : celui dans lequel nous sommes en tant que lecteur·trices et celui où l’action prend lieu, différent de notre réalité et de notre expérience.
Freud poursuit en évoquant le cas où l’auteur·trice se positionne dans le monde de la réalité objective, ce qui constitue une situation différente. Ici, nous sommes face au vécu : tout ce qui est susceptible de créer l’inquiétante étrangeté dans la vie peut également la provoquer dans le récit. En résumé, le sentiment d’étrangeté, selon Freud, surgit plus souvent dans un cadre réaliste. Dans le cas contraire, étant donné que le sujet est conscient qu’il s’agit d’une construction imaginaire rompant avec les repères du réel, ce sentiment est évacué. Que faire, alors, lorsque la situation et les actions de cette fiction se produisent dans l’espace réel, dans notre monde? Quand le·la spectateur·trice fait le pas dans l’univers imaginaire? La position de Freud ne semble pas pertinente dans le cas des installations immersives, car qu’il y ait une référence au réel ou non, le·la spectateur·trice est physiquement présent·e dans la situation artistique proposée. Certes, il·elle est conscient·e qu’il s’agit d’un scénario construit par l’artiste, susceptible de jouer sur son niveau de surprise. Cela reste pourtant une expérience spatiale immédiate. Autrement dit, il n’y a pas d’application exacte de l’approche de Freud sur l’installation, car il y a une différence de dialectique : le support de la fiction est différent. L’univers fictionnel de l’installation ne se déploie pas dans notre imaginaire : il prend corps dans le même milieu que nous. Dans les couloirs de Nauman, le sujet ne peut pas s’échapper de son application sensorielle et psychologique, puisque la réalité (le milieu quotidien) et la fiction (la situation artistique) fusionnent.
Défamiliarisation et immersion
Bernard Guelton considère qu’« une situation nouvelle permet de générer un niveau suffisant d’activation pour que le sujet s’y trouve confronté de façon intense, c’est-à-dire dépossédé d’une conscience scindée et fragmentaire » (Guelton, 2014 : 10). Plus une situation est nouvelle, plus il est probable qu’elle devienne consciente pour le sujet. Cette nouveauté détermine l’attention que nous portons aux stimuli contenant des informations. Notre degré d’attention est fortement conditionné par les changements survenant dans notre environnement. Ainsi, dans une situation inhabituelle, le sujet devient plus actif et focalise davantage son attention afin d’extraire des informations utiles de l’environnement, utiles en termes d’actions à envisager. La défamiliarisation agit sur le plan perceptif et psychologique et entraîne un rapport particulier avec l’engagement et la corporéité de l’individu, jouant de cette manière sur son état immersif. Nous considérons qu’elle peut constituer un « véhicule pour retrouver la conscience du corps et de l’environnement » (Wieczorek, 2015 : 152) capable d’augmenter l’engagement dans le dispositif et, par extension, l’expérience immersive. Elle met à l’épreuve les habitudes et joue un rôle significatif dans l’engagement envers l’œuvre.
Les couloirs de Nauman : entre réalité et songe
Le sentiment d’étrangeté ou de défamiliarisation peut s’exprimer de diverses manières au sein de l’installation. Par exemple, certaines œuvres évoquent l’étrange par la construction d’un environnement qui diffère de la réalité (en étant totalement fictionnel, en combinant des éléments réels et fictionnels) ou qui, bien que familier, se défamiliarise par le processus artistique, comme c’est le cas des couloirs de Nauman. Revenons à l’installation Green Light Corridor et envisageons-la cette fois comme un lieu de défamiliarisation, comme un monde différent et inattendu qui vise à renouveler notre rapport à l’environnement. Rappelons qu’il s’agit d’un couloir de 3 mètres x 12,2 mètres, laissant un passage de seulement trente centimètres au·à la spectateur·trice qui est invité·e à le parcourir. L’espace est baigné d’une lumière verte fluorescente et très intense. Depuis le lieu d’accueil de l’installation, un endroit spacieux où il était possible de se déplacer librement, le·la spectateur·trice se retrouve dans un espace qu’il·elle ne peut traverser que latéralement. Ce changement provoque nécessairement un sentiment d’étrangeté en lui·elle. À cela, ajoutons que l’espace est si étroit que le visage du·de la participant·e est très proche des murs, empêchant une vision générale de la situation dans laquelle il·elle se trouve, ce qui augmente sa confusion. La couleur fluorescente rend l’expérience encore plus insolite, jouant sur les sens et l’orientation du·de la spectateur·trice, qui tente de retrouver sa perception habituelle de l’espace.
Dans l’art, nous rencontrons parfois des espaces physiques de notre vie quotidienne, mais qui perdent leur valeur fonctionnelle en se voyant attribuer une nouvelle utilisation. La série Corridors s’inscrit dans ce contexte. L’artiste utilise le couloir, soit un lieu familier de passage, de transition, offrant la promesse d’une découverte, mais se caractérisant également par sa restriction tant spatiale que directionnelle. Dans l’installation de Nauman, le couloir s’inscrit dans un nouveau contexte, celui d’une impasse provoquant l’impression d’être encastré·e ou piégé·e. L’imposition de contraintes physiques empêche le sujet de choisir librement ses mouvements et ralentit sa marche, l’amenant finalement à avoir des illusions spatio-temporelles. Dans cette trajectoire psychologique, le rapport habituel du·de la spectateur·trice à l’échelle de grandeur et à la lumière se trouve transformé. Cela génère des perturbations physiques et un sentiment d’étrangeté. Nous sommes, ici, face à une conception de l’œuvre en tant qu’espace inattendu qui bouscule les habitudes perceptives et intellectuelles. Dans l’intention d’amener les spectateur·trices à affiner leur rapport à l’espace, Nauman explore la manière dont le sujet perçoit son environnement dans des conditions particulières. Dans ces tunnels, l’espace bascule entre matérialité et immatérialité et devient à la fois troublant et fascinant.
***
Les Corridors de Nauman renvoient à un espace fictionnel qui n’est ni représenté ni médiatisé, mais bien concret : un monde spatio-temporel explorable et investi dans l’immédiat. En se déployant dans l’espace physique environnant, les couloirs de l’artiste sont accessibles non seulement par l’imagination, mais aussi par le corps. L’espace du corps et l’espace imaginaire de l’œuvre ne sont plus en opposition. Nauman construit ces tunnels comme des espaces à vivre, des mondes tangibles et palpables permettant au·à la spectateur·trice d’entrer physiquement dans cette autre réalité et de participer grâce à ses actions.
L’espace immersif se base sur la création et l’accès à un monde différent et inattendu. Celui-ci vise à réactualiser le rapport que l’être humain entretient avec son environnement en attirant son attention vers ce qui, habituellement, le laisse indifférent. Fidèles à la conception immersive, qui favorise le passage à une nouvelle situation, les tunnels de Nauman cherchent à ébranler nos certitudes en jouant sur l’hétérogénéité de la perception et la façon dont les choses ordinaires sont expérimentées d’une manière étrange. Pour ce faire, l’artiste mise sur des qualités matérielles et sensorielles de l’environnement telles que le champ sensoriel uniforme, l’encastrement, l’isolation acoustique, l’arrangement atypique de l’espace et l’engagement étrange du corps. Cet aspect de l’altérité fonctionne comme un activateur sensoriel et affectif pour le·la spectateur·trice. En perturbant les automatismes perceptifs, Nauman suscite une prise de conscience aiguë de l’environnement qu’il propose et de ses dimensions formelles et sensorielles. Ce processus intensifie l’expérience sensorielle et psychologique du·de la spectateur·trice, influençant profondément son état immersif.
Couverture : Aurore boréale verte pendant la nuit. 2021. Photographie de Robert Pügner.
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- 1. Le travail de Bruce Nauman est loin d’être un cas isolé des pratiques artistiques mettant en place des modalités immersives. Nous devons remarquer que, dans le cadre des installations, l’expérience immersive n’est pas née d’une table rase, mais s’inscrit dans une évolution progressive visant à rompre avec l’expérience esthétique conventionnelle et à réévaluer la place et l’activité du·de la spectateur·trice au sein de l’œuvre. Dans la même lignée que Bruce Nauman, nous pouvons nommer une diversité d’artistes contemporain·es aussi différent·es que James Turrell, Carlos Cruz-Diez, Yayoi Kusama, Mirosław Bałka, Ann Veronica Janssens, Olafur Eliasson et le collectif Numen, pour n’en mentionner que quelques-un·es.
- 2. Performance Corridor (1969), panneau de revêtement, bois, Solomon R. Guggenheim Museum, New York, Panza Collection.
- 3. La largeur correspond à celle des épaules de l’artiste.
- 4. « Those actions were partly a way of just relating to the emptiness of the studio ». Toutes les citations en anglais de cet article ont été traduites par nos soins.
- 5. « […] so that somebody else would have the same experience instead of just having to watch me have that experience ».
- 6. « Like being in a liquid […], so that there was a very strong psychological and physiological response involved ».
- 7. « […] a particular time and place ».
- 8. « The sensuous organism is the center of experience, not as a passive recipient of stimuli but as a dynamic factor in the world ».
- 9. « […] as a field of forces continuous with the organism, a field in which there is a reciprocal action of organism on environment and environment on organism, and in which there is no sharp demarcation between them ».
- 10. « The purpose of art is to impart the sensation of things as they are perceived and not as they are known ».
- 11. Sauf si un événement soudain interrompt cette action, par exemple une blessure au doigt.
- 12. « […] to make objects “unfamiliar,” to make forms difficult, to increase the difficulty and length of perception because the process of perception is an aesthetic end in itself and must be prolonged ».
- 13. Nous reprenons la traduction de l’allemand de Marie Bonaparte et Mme Édouard Marty (Freud, 1933 [1919]). Cependant, puisque le mot « unheimlich » a plusieurs significations, nous pouvons également évoquer d’autres traductions, comme celle de François Roustang, « étrange familier » (1976) ou celle de Roger Dadoun, « inquiétante familiarité » (2015 [1982]).