« La partie la plus difficile » : le désir de reproduction comme chimère dans Earthbound de Marta Cuscunà

 

Introduction

Comment faire naître des enfants dans un monde si pollué qu’il n’y a plus de ressources pour la (sur)population? Comment la science et la nature peuvent-elles s’allier pour former des communautés écodurables? Et comment l’art peut-il contribuer à ce processus? Telles sont quelques-unes des questions soulevées par Earthbound ovvero le storie delle Camille1 (Earthbound ou Les histoires des Camille) (2021) de Marta Cuscunà, un spectacle qui utilise des marionnettes animatroniques mi-animales, mi-humaines pour dramatiser une altérité dans la façon de concevoir la parentalité et de former des parentèles. En analysant certaines scènes de la pièce et en prenant appui sur le texte2, je placerai au centre de la réflexion l’image de la chimère, dont je prendrai en compte trois significations différentes : premièrement, sa définition mythologique, dans la mesure où les marionnettes construites pour le spectacle sont des chimères, des monstres composites; deuxièmement, sa signification, en termes biologiques, d’organisme composé de cellules génétiquement distinctes, en relation à la possibilité de générer de nouvelles formes de vie dans lesquelles des cellules d’organismes hétérogènes développent des liens symbiotiques; troisièmement, son sens désuet d’« illusion », lié à un espoir de procréation qui reste parfois inaccessible malgré les « miracles » de la science. Au prisme de cette image, comment apparaît le désir de reproduction?

 

Autrice, marionnettiste, metteure en scène et performeuse italienne, Cuscunà poursuit depuis 2009 un parcours artistique dans lequel les marionnettes, de celles à gaine à celles qui intègrent les développements techniques de l’animatronique (contraction d’« animation électronique »), sont utilisées pour aborder des questions liées au féminisme, en touchant le public le plus large possible. Après son premier spectacle, È bello vivere liberi! (2009), elle a écrit et mis en scène deux autres pièces, La semplicità ingannata (2012) et Sorry, boys (2015) qui, avec la première, constituent une trilogie de « résistances féminines » (« resistenze femminili »; Cuscunà, 2019). Cuscunà a continué à expérimenter les langages du théâtre de marionnettes, une voie qui l’a conduite à devenir, en 2021, artiste associée au Piccolo Teatro di Milano. Son œuvre a également été à l’honneur avec trois représentations pendant la onzième édition de la Biennale internationale des arts de la marionnette à Paris en 2023. Les thèmes engagés de ses spectacles sont toujours en relation avec les supports visuels et dramaturgiques mis en place, et visent non pas tant à critiquer les situations de subalternité subies par une partie de la société, mais plutôt à fournir des modèles positifs, des voies alternatives, des possibilités de transformation. Persuadée que l’art peut avoir une empreinte sur la société – elle s’empare souvent de la phrase de la philosophe Donna Haraway : « Il importe quelles histoires font les mondes et quels mondes font les histoires3 » (2016 : 12) –, Cuscunà étudie les faits réels en les mettant en rapport avec le contexte social et particulier dans lequel ils se sont produits et propose une interprétation personnelle où elle ne dissimule pas sa volonté de changement.

C’est ce qui ressort, par exemple, d’un épisode de la trilogie sur les résistances féminines dans lequel Cuscunà aborde pour la première fois le sujet délicat de la maternité. Sorry, boys est une œuvre qui reconstitue le fait divers qui s’est déroulé à Gloucester (Massachusetts) en 2008 où, dans un lycée, dix-sept filles sont délibérément tombées enceintes en même temps, avec l’intention de créer une communauté féminine à l’écart de la violence perpétrée par les hommes au sein de leurs familles. En mettant l’accent sur le contexte social et familial dans lequel ont grandi les protagonistes de ce « pacte » inhabituel, Cuscunà propose un modèle de lecture de la société pour exprimer son point de vue sur l’expansion de la violence masculine et ses conséquences. Si Sorry, boys propose une perspective particulière sur la question de la maternité, c’est-à-dire celle des jeunes filles qui la perçoivent comme la possibilité de fonder un nouveau type de société, Earthbound complexifie le discours en l’élargissant à différentes formes possibles de maternité et de liens parentaux.

Inspiré du récit de science-fiction « The Camille Stories4 » contenu dans Staying With the Trouble: Making Kin in the Chthulucene (2016) d’Haraway, Earthbound s’interroge sur la durabilité de vies biologiques fondées non plus sur les liens du sang mais sur une forme de parentalité partagée. Le titre, en plus de faire explicitement référence à la science-fiction de Donna Haraway, reprend la célèbre définition proposée par Bruno Latour (2015) pour remplacer le concept d’êtres humains par celui d’êtres vivants enfin connectés à la Terre. En ce sens, Earthbound peut s’inscrire dans le courant de l’écoféminisme5, une perspective qui croise les concepts de sexisme, de domination des hommes sur la nature et d’antispécisme et qui est fondée sur l’idée que « les femmes et la nature partagent une histoire commune d’oppression par les institutions patriarcales et par la culture occidentale dominante » (Gagné, 2010 : 40). Cuscunà écrit ainsi une pièce qui représente une communauté d’Earthbound, la communauté Camille 63, formée de trois symbiotes, rendus scéniquement par trois marionnettes animatroniques, qui essaient de faire face aux difficultés de la vie dans un écosystème détruit que l’on essaie de réhabiliter. À leurs côtés se trouve le personnage de Gaia, l’intelligence artificielle (IA) qui assiste la communauté dans la mesure des données environnementales, incarnée par le corps de l’interprète. Alors que la communauté des Camille voit sa possibilité de reproduction niée par la dure loi de l’infertilité de celle qui devait jouer le rôle de gestante, Gaia commence à développer par elle-même un désir de maternité pour lequel elle n’était pourtant pas programmée. Dans un environnement rendu stérile par une humanité anthropocentrique qui s’est reproduite sans mesure, des créatures symbiotiques luttent pour régénérer la planète, et des créatures artificielles rêvent de pouvoir le faire.

Pouvons-nous alors commencer à voir les intelligences artificielles, qui imprègnent déjà nos vies, comme des espèces alliées aux êtres humains? Pouvons-nous imaginer un avenir dans lequel leur éventuelle capacité d’adaptation et de reproduction ne nous effraie plus? Autrement dit, pouvons-nous penser que leur utilisation dans la reproduction ne discrédite pas la qualité humaine d’un corps ainsi conçu? Voilà quelques-unes des questions qui ont traversé l’artiste dans la création de ce spectacle écoféministe. Des progrès scientifiques réalisés par la biotechnologie de l’insémination artificielle jusqu’aux limites de celle-ci (l’impossibilité, tout de même, d’enfanter), Earthbound touche le discours sur la naissance en croisant la biologie, la philosophie, l’éthique et la sociologie, en s’interrogeant sur ce qui semble être un désir difficilement réductible, humain et (peut-être?) non humain. Cet article tentera donc de démêler ces fils, tout en montrant comment la marionnette est utilisée comme médium pour véhiculer tout cela.

 

La symbiose des chimères

Dans Earthbound, Cuscunà donne une substance matérielle et visuelle aux symbiotes imaginés par Haraway dans « The Camille Stories ». Le dispositif scénique du spectacle est aussi essentiel qu’il est percutant. Un dôme géodésique infesté de végétation englobe, d’une part, Camille 1, le premier spécimen dans l’histoire génétique de l’évolution symbiotique et, d’autre part, les autres Camille, symbiotes de générations ultérieures plus évoluées :

Scène 2 : Les êtres humains

Le dôme géodésique est rempli de plantes luxuriantes comme une serre.

Camille-Susi et Camille-Nuna voient des êtres humains pour la première fois et vice versa. Ils se regardent comme dans un aquarium, comme s’il y avait une vitre entre eux.

Camille-Susi et Camille-Nuna sont deux symbiotes : des êtres humains auxquels on a implanté les gènes de créatures en voie de disparition. Camille-Nuna est hybridée avec des gènes de Pagophilus groenlandicus (le phoque du Groenland). Camille-Susi a été hybridée avec des gènes de chauve-souris à queue gainée (chauve-souris des Seychelles) et est suspendue la tête en bas. Gaia est sur son dos. Lorsqu’elle est activée, une petite lumière DEL bleue s’allume sur son capuchon.

[...]

Outre Camille-Susi et Camille-Nuna, il y a Camille-Abe. Lui aussi est hybridé avec une espèce en voie de disparition : le pangolin à ventre blanc6 (Cuscunà, 2021).

Ces créatures – le symbiote-phoque, le symbiote-chauve-souris, le symbiote-pangolin – sont portées sur scène à l’aide de marionnettes animatroniques inspirées des sculptures hyperréalistes de Patricia Piccinini, des croisements inquiétants entre les êtres humains et d’autres espèces vivantes. L’animatronique est une branche pluridisciplinaire de l’ingénierie qui intègre divers aspects dérivés de l’anatomie, de la robotique, de la mécatronique et de la marionnette pour fournir un mouvement autonome aux marionnettes et aux robots. Technique très utilisée dans l’industrie cinématographique et dans les parcs d’attractions, elle est en revanche peu utilisée dans les ateliers de scénographie au théâtre. Les créatures animatroniques des spectacles de Cuscunà ne sont jamais robotisées, c’est-à-dire que les marionnettes ne sont pas programmées pour bouger de manière autonome, mais la marionnettiste les anime à distance par des câbles et des joysticks. Ce mécanisme de manipulation a été mis au point avec deux collaborateur·trices de Marta Cuscunà, soit la scénographe Paola Villani et l’assistant à la mise en scène Marco Rogante, et permet à la marionnettiste de manœuvrer simultanément trois animatroniques uniquement à l’aide de ses mains. Le reste du corps, à peine visible derrière l’une des marionnettes, reste ainsi le plus immobile possible afin de ne pas perturber le regard des spectateur·trices, pour qu’il·elles se concentrent sur les Camille. La performeuse ne regarde pas les marionnettes lorsqu’elle leur donne la parole et le mouvement; au contraire, elle leur tourne le dos. Ce choix, qui demande un effort considérable de coordination et de contrôle des mouvements et de la voix, permet au·à la spectateur·trice de se concentrer sur les mouvements des marionnettes et non sur ceux de la manipulatrice. De cette manière, le public voit à peine son profil. De fait, l’attention vers la performeuse est portée non pas sur son rôle de manipulatrice, mais sur celui d’interprète lorsqu’elle joue le personnage de l’intelligence artificielle Gaia : ce n’est que lorsque les symbiotes l’appellent que sa tête se lève et que le public la voit bouger et parler.

Fig. 1 Earthbound ovvero le storie delle Camille, avec Marta Cuscunà. Teatro Storchi, Modène (Italie), 2021. Photographie de Daniele Borghello.

Le choix de mettre en scène les symbiotes évoqués par Haraway à travers des marionnettes peut sembler évident : comment faire jouer autrement des êtres hybrides, des « monstres » inexistants? Avec la création de ces marionnettes animatroniques, Cuscunà et son équipe avaient l’intention de mettre la technique et la technologie nécessaires à leur réalisation au service non pas de beaux produits de design, mais de créatures esthétiquement non conformes. Mais la question ne s’arrête pas là. Parmi d’autres objets ou moyens scéniques pouvant être utilisés, le médium de la marionnette a la capacité de représenter matériellement ces créatures fantastiques. Il ne s’agit pas d’une surface sur laquelle sont projetées des images vidéo, ou bien des ombres, mais d’un corps qui occupe son propre espace sur le plateau. Par sa présence physique, par son illusion de prise de parole et de mouvement, la marionnette établit un lien immédiat avec qui la regarde. En suspendant l’incrédulité, on choisit de croire à la réalité que cette créature communique. Les symbiotes sont manifestement des créatures de science-fiction, quelque chose qui n’existe pas encore et que nous ne pouvons qu’imaginer avec un mélange d’inquiétude et de fascination. Situées au-delà du champ de perception, ces créatures, donc, sont pure imagination; ce sont des créatures du possible. Elles sont de fait les protagonistes de la fabula spéculative que sont les « Camille Stories », et grâce à leur surface d’imagination, elles aident à comprendre les frontières de la science qui s’éloignent de plus en plus de notre capacité à les suivre; en ce sens, comme le souligne Haraway, « le fait scientifique et la fabulation spéculative ont besoin l’un de l’autre, et tous deux ont besoin du féminisme spéculatif7  » (Haraway, 2016 : 3).

Ce sont des monstres, ai-je écrit, mais des monstres absolument chimériques : « Dans la mythologie, la chimère est ce qu’elle est, une sorte de monstre composé de parties d’animaux différents; en termes biologiques, le mot “chimère” signifie qu’il y a plusieurs constituants dans un corps biologique, un mosaïcisme génétique8 » (Sini et Redi, 2018 : 78). On sait depuis longtemps qu’un exemple de ce « mosaïcisme génétique », appelé « microchimérisme » (du préfixe « micro » et du mot « chimérisme », en relation à la chimère de la mythologie), est le cas maternel : pendant la grossesse, échappant à la barrière placentaire, des cellules du fœtus passent dans le sang de la mère et vice versa, ce qui entraîne la présence d’un certain nombre de cellules ayant un patrimoine génétique différent de celui du reste de l’organisme hôte. Les symbiotes d’Earthbound, avec leur corps manifestement hybride, nous donnent une image, une figure concrète de ce phénomène qui demeure invisible à un regard non microscopique. En d’autres termes, ils illustrent par leur présence ce qui, autrement, reste une idée abstraite, même si elle est étayée par des découvertes scientifiques : le fait que nous ne sommes pas des individus (du latin individuus, composé de la particule in pour « non » et dividuus, « divisible », « séparable »), mais une relation, une symbiose, un ensemble. Ces marionnettes chimères qui nous observent depuis la scène, nous, spectateur·trices « simplement » humain·es, montrent que « “sympoïèse” est un mot simple qui signifie “faire-avec”. Rien ne se fait tout seul, rien n’est vraiment autopoïétique ou auto-organisé9 » (Haraway, 2016 : 58).

Pour mieux souligner ce « faire-avec », la présence des marionnettes se mêle, dans Earthbound, à celle de la marionnettiste, qui joue un rôle précis dans la dynamique du spectacle, soit celui d’une intelligence artificielle. Cette IA, Gaia, surveille les données de sa communauté de symbiotes et les assiste dans leur cycle de vie. Toutes les données sont ensuite partagées avec La Rete, le réseau des intelligences artificielles qui contrôle et met en relation les données environnementales afin de rétablir les valeurs minimales de survie sur la planète Terre. De manière paradoxale, Cuscunà décide d’incarner cette présence éthérée et de ne pas la déléguer à une marionnette. En devenant elle-même une présence non humaine, elle brouille la relation normale entre le·la manipulateur·trice – humain·e – et l’objet manipulé – non humain –, en activant plutôt un lien entre deux figurations hybrides. Ce choix, qui renforce l’alliance interespèces à laquelle nous invite la pièce, est motivé par une raison d’équilibre scénique :

Dans la nouvelle pièce, j’ai voulu que les marionnettes et la manipulatrice entrent en relation les unes avec les autres. […] Construire une relation entre les symbiotes et la figure de la manipulatrice n’était pas facile : nous devions convaincre le public que les symbiotes étaient des créatures vivantes et autonomes, plus humaines que l’être humain qui les manœuvrait. Pour cela, j’ai imaginé un personnage qui m’enlèverait mon humanité : dans Earthbound, je deviens une intelligence artificielle10 (Cuscunà, citée dans Di Fazio, 2021 : 112).

Entouré des marionnettes parlantes à moitié humaines, le personnage interprété par la comédienne ne doit pas apparaître plus humain que celles-ci : cela nuirait à l’importance et à l’effet des symbiotes. Par conséquent, ce personnage doit se qualifier entièrement en tant que non-humain, en prenant la forme d’une intelligence artificielle comme Siri ou Alexa, et n’être activé que lorsque les symbiotes l’interpellent. De même, sur scène, son corps humain est camouflé par un costume et du maquillage pour ressembler davantage à celui d’un cyborg, afin de ne pas diminuer la crédibilité des corps hybrides des marionnettes mécaniques qui possèdent une peau et des visages de type humain, mais un torse et des membres manifestement animaux :

Scène 1 : Le paysage.

Gaia, une intelligence artificielle anthropomorphe composée de tissus organiques, surveille le paysage à travers des cercles concentriques autour du dôme géodésique. Son corps est conçu pour résister aux environnements contaminés. Au niveau des membres inférieurs, elle est équipée d’une seule roue électrique11 (Cuscunà, 2021).

Le corps de l’interprète devient ainsi un élément scénique parmi les autres, et sa nature humaine tend à s’effacer. Bien que dans Earthbound la structure textuelle soit très présente et organisée de manière dialogique, prévoyant l’interaction des personnages, la construction dramaturgique et le langage visuel visent à brouiller le statut du corps humain en l’hybridant avec des corps non humains dans des systèmes symbiotiques complexes. Vêtue d’une combinaison futuriste, entourée des créatures mi-humaines, mi-animales (les Camille), enfermée avec elles dans un microcosme végétal, la forme humaine de l’interprète semble devenir un « élément dans des structures spatiales semblables à des paysages » (Lehmann, 2002 [1999] : 125), pour reprendre l’expression que Hans-Thies Lehmann utilise pour décrire ce qu’il appelle un « théâtre post-anthropocentrique » (ibid. : 127). La figure de l’intelligence artificielle Gaia, elle aussi une chimère, n’est pas sans rappeler le cyborg du manifeste harawayen, « un organisme cybernétique, hybride de machine et de vivant » (Haraway, 2007 [1985] : 30). Comme pour Haraway, cette figure de science-fiction n’est pas un symbole de l’exaltation de la technologie aux yeux de Cuscunà : comme nous le verrons davantage à travers les implications psychologiques du personnage de Gaia, elle est plutôt « un contre-paradigme décrivant l’intersection du corps avec une réalité extérieure multiple et complexe : il s’agit d’une lecture moderne non seulement du corps, non seulement des machines, mais aussi de ce qui passe et se passe entre eux12 » (Braidotti, 2021 : 30). Il s’agit, donc, de la relation qui se crée entre ces deux créatures chimériques.

Fig. 2 Earthbound ovvero le storie delle Camille, avec Marta Cuscunà. Teatro Storchi, Modène (Italie), 2021. Photographie de Daniele Borghello.

C’est précisément l’interrelation entre les êtres plus-qu’humains qui est au centre du dispositif dramaturgique d’Earthbound : l’œuvre acquiert plus de complexité quand on s’arrête à penser que Gaia, l’intelligence artificielle, est jouée par l’actrice qui, en dehors de la fiction du spectacle, est la manipulatrice des marionnettes – qu’elle sert pourtant. Un véritable lien unit la marionnettiste humaine à ses créatures artificielles, dont les gestes répondent aux siens et auxquelles elle donne toutes les voix : « mon corps, le seul humain, bouge dans un espace post-humain habité par des créatures technologiques. Mon corps devient le seul moteur des créatures qui ont évolué vers des subjectivités plus-qu’humaines. Et dans notre rencontre, se génère l’hybride13 » (Cuscunà, citée dans Pugno, 2022). L’être humain, ainsi hybridé avec le non-humain, devient « augmenté » dans l’extension permise par les figures marionnettiques, rappelant les multiples figures imaginées par Haraway dans sa fabulation spéculative, où fils, créatures et entités mythologiques occupent le même espace narratif, créant « un écheveau dans lequel êtres humains et non humains sont enchevêtrés14 » (Budriesi, 2021). Le mouvement d’hybridation dépasse donc la confrontation de l’être humain et du non-humain, en allant à la recherche d’une alliance, d’une symbiose. Celle-ci deviendra, au fil de la pièce, de plus en plus profonde, jusqu’à ce qu’un lien inédit se crée entre les désirs d’une Camille et ceux de l’intelligence artificielle.

 

La reproduction impossible

Les « Camille Stories » racontées par Haraway sont pleines de joie, d’expérimentation de la pensée et de jeu, et relèvent également de la science-fiction, de la fantaisie spéculative qui tente d’imaginer un sujet terrestre révolutionnaire. Haraway affirme à plusieurs reprises sa conviction quant à l’importance du lien entre la science et les arts pour pouvoir imaginer de nouveaux mondes. Comme le souligne Laurence Allard, elle « utilise [dans ses livres] la SF en tant que genre littéraire, dont la rhétorique des mondes possibles lui fournit un véhicule précieux pour figurer “un ailleurs” » (2007 : 22). La marionnette, quant à elle, peut se révéler un outil formidable pour figurer, concrètement, cet « ailleurs ». En ce sens, la pièce de Cuscunà s’inscrit parfaitement dans ce sillon, en s’appropriant les spéculations scientifiques proposées par la philosophe et en les restituant au public dans ce lieu de fiction communautaire qu’est le théâtre.

Cuscunà reprend les « Camille Stories » et les met en scène en les interrogeant : que diraient ces symbiotes qui vivent dans des conditions environnementales extrêmes et tentent de guérir une planète abîmée? Comment aborderaient-ils cette tâche difficile? Quelles seraient les répercussions dans leur vie quotidienne? Ces questions sont posées en particulier par rapport à l’un des points centraux de la pensée d’Haraway, tel que déployé dans le passage le plus controversé de son ouvrage Vivre avec le trouble, dans « un des plus courts chapitres (217-232) du livre (dans la version anglaise ce chapitre fait à peine cinq pages) mais aussi le plus polémique et commenté » (Rebucini, 2021). Il s’agit, évidemment, de la formule « faites des parents, pas des enfants! » (Haraway, 2020 [2016] : 221.) Quel est alors l’impact de cette exhortation sur leur « vie nue » (Agamben, 1997 [1995])?

Scène 4 : l’heure de la lumière.

On entend un son de notification

CAMILLE-NUNA
(avec enthousiasme) Le résultat du vote est arrivé!

CAMILLE-SUSI
(avec soulagement) Il était temps!

CAMILLE-NUNA
Ok Gaia? (Plin)

GAIA
Comment puis-je t’aider? (plin)

CAMILLE-NUNA
Accède au résultat du vote (Plin)

GAIA
Le 28 mai 2100, à 11 h 09, le Comité de reproduction a envoyé un document ayant pour objet : résultat du vote. Veux-tu que je lise ce document? (plin)

CAMILLE-NUNA
(À Susi, en parlant de Gaia à voix basse pour qu’elle ne l’entende pas) Quand elle est si formelle, elle m’énerve.

CAMILLE-SUSI
Ne m’en parle pas…

CAMILLE-NUNA
(soupirant, agacée)… Bien sûr, Gaia! Lis l’élément! (Plin)

GAIA
Le Comité a le plaisir de vous informer qu’après 41 ans d’abstinence reproductive totale, la Communauté Earthbound 63 (6-3) a décidé à l’unanimité de se reproduire. (plin)

CAMILLE-NUNA
Ooooh!!! Je n’y crois pas!

CAMILLE-SUSI
Oh Dieu merci!

CAMILLE-NUNA
On va faire une créature!

CAMILLE-ABE
(hochement de tête) Mm mm

CAMILLE-NUNA
Vous imaginez? Nous allons enfin mettre au monde une nouvelle Camille!!15
(Cuscunà, 2021.)

Comme les communautés des Camille décrites par Haraway, la communauté Earthbound 63 représentée dans le spectacle ne se reproduit qu’après de longues années d’intervalle afin de réduire au maximum son impact sur l’environnement. Les Camille tissent entre eux·elles des liens non pas de sang, mais de « soin ». Néanmoins, comme le montre le passage cité ci-dessus, la possibilité de se reproduire et de donner naissance à un nouveau symbiote est accueillie avec une joie immense (à l’exception de Camille-Abe, qui aurait préféré être un « Père de l’âme16 »), tout comme l’attente d’un enfant est généralement accueillie avec enthousiasme par les êtres humains.

Chez les Camille, cette naissance se fera par le biais d’une parentalité partagée, de sorte que le nouveau symbiote aura trois parents différents : Camille-Susi sera le parent biologique, la donneuse d’ovules, avec Camille-Abe qui fera don de son sperme; Camille-Nuna sera la mère porteuse. C’est là que Cuscunà a voulu examiner « les aspects les plus conflictuels des liens de soin au-delà des liens du sang17 » (entretien du 12 octobre 2023), en les mettant en relation avec une autre question brûlante de notre société, celle des technologies permettant la gestation pour autrui (GPA) et qui sont souvent perçues comme des « miracles médicaux qui nous libéreraient des limites et des impositions de la nature18 » (Pinto-Correia, 2017 : 62). Cependant, comme le souligne Clara Pinto-Correia, il peut arriver que ces « miracles » ne se produisent pas et que tous les efforts humains ou technologiques restent impuissants face à l’infertilité. C’est ce mystère biologique que Cuscunà a voulu étudier : « Bien que la procréation assistée ait permis de franchir de nombreuses limites, le mécanisme par lequel elle ne fonctionne parfois pas reste un mystère, même pour les scientifiques19 » (entretien du 12 octobre 2023).

De fait, quelque chose ne va pas dans l’espoir de reproduction des Camille : malgré plusieurs tests de fertilité, la prise d’acide folique et le désir intense de Camille-Nuna d’apporter une nouvelle vie au monde, aucune des tentatives d’implantation d’ovules fécondés n’aboutit. Aucun embryon ne se développe, alors que les conditions extérieures deviennent de plus en plus intenables, obligeant la communauté à prévoir une migration et interrompant peut-être à jamais la possibilité de réessayer la fécondation. Le désir d’avoir un enfant biologique issu de la communauté semble ainsi devenir une chimère, dans la signification vieillie que je rappelais dans l’introduction, celle d’« illusion ». Face à cette impossibilité déchirante, le personnage de Camille-Nuna livre un monologue qui laisse transparaître sa difficulté à se détacher de ce désir. Elle est bien consciente qu’elle devrait être en quelque sorte heureuse de son infertilité, car la planète est déjà surpeuplée et lutte pour assurer des refuges écologiques à toutes les espèces vivantes. Néanmoins, Camille-Nuna imagine ce jour depuis son enfance : elle chérit cette idée au plus profond d’elle-même, planifiant chaque événement de la naissance et de la croissance de son enfant. Elle s’en prend alors à la formule d’Haraway : « Tous·tes savent dire “Faites des parents, pas des enfants”. Plus qu’un soulagement, notre principe éthique est une malédiction pour moi20 » (Cuscunà, 2021). Il ne sera donc jamais possible de voir cet enfant de la communauté, aussi désiré soit-il. Cette créature invisible est cependant présente par sa capacité à « met[tre] en jeu l’identité et les différentes strates qui la constituent. Elle interroge les questions de la genèse et de la mise au monde des créatures sur un plateau de théâtre » (Le Pors, 2022 : 136).

Le symbiote Camille-Nuna adresse alors un monologue au public, exprimant son chagrin de ne pas pouvoir avoir d’enfant biologique de la même manière que les êtres humains :

J’avais prévu ce jour depuis le début. Vous me comprenez, n’est-ce pas? Planifier, c’est humain! […]

Et je vous déteste pour cela. Parce que tout est de votre faute, êtres humains ordinaires : combien êtes-vous? Combien êtes-vous? – Onze milliards! – La vache, putain! Vous vous reproduisez comme des hamsters! […]

J’aurais fait un bébé biologiquement mien : 2,6 kg, des cheveux roux, une nageoire caudale et je l’aurais appelé Camille. Le bébé le plus attendu depuis la comète! Je lui aurais lu des contes, je l’aurais guidé dans sa migration. « Euh, attention, mon chéri ». « Merci, maman ». « Mon bébé, ne t’en va pas. Maman a besoin de toi ». (Rires. Soupirs) Camille était mon impératif biologique, un don du Ciel, un droit! Ne m’écoutez pas. J’ai perdu la tête. Au diable, vous n’entendez rien de toute façon… Faire des liens, pas des enfants… c’est la partie la plus difficile…21 (Cuscunà, 2021).

En faisant prononcer à une créature hybride un discours que nous pouvons percevoir comme « si humain » et qui nous reproche notre « humanité », Cuscunà semble suggérer que nous sommes encore loin de percevoir comment la procréation, c’est-à-dire le legs de matériel génétique, n’est pas la seule façon de laisser quelque chose de nous dans le monde, bien que la biologie évolutive du développement l’ait démontré et argumenté. Elle nous dit aussi combien il est difficile – même si ce n’est pas impossible – pour une grande partie de la population de se distancier d’une certaine vision de la femme – celle de la petite fille qui aspire à devenir gestante, mère, ce qui constituerait une réalisation personnelle et sociétale –, et combien cette difficulté tient d’abord aux femmes elles-mêmes et à leur façon de se représenter. Par ailleurs, l’exhortation à tisser des liens de parenté est comprise par Haraway elle-même non pas comme un diktat ni comme une politique de contrôle des naissances, mais plutôt comme une invitation à s’ouvrir à la possibilité de développer des relations de soin et de responsabilité avec d’autres êtres vivants auxquels nous ne sommes pas lié·es par des liens de sang; une invitation qui trouve une correspondance, dans Earthbound, chez les deux autres Camille qui, pour des raisons symbiogénétiques, peuvent « se joindre » à des espèces végétales et les aider à se reproduire. La communauté peut ainsi voir naître une nouvelle orchidée et des fleurs d’eucalyptus.

 

Si une intelligence artificielle rêve de se reproduire

Dans Earthbound, Camille-Nuna n’est pas la seule à parler du désir d’enfanter. Gaia, l’intelligence artificielle – la seule figure humaine sur scène interprétant une figure non humaine – se distingue comme personnage complexe : une technologie numérique qui rêve de se reproduire. À première vue, il semble évident de noter son lien avec la figure conceptuelle du cyborg qui, chez Haraway, permet de « penser le féminin au-delà de sa pure fonction de reproduction biologique » (Després et Machinal, 2021 : 39). Dans sa relation avec les Camille, Gaia se révèle être une compagne alliée qui, au-delà des automatismes linguistiques rigides, est non seulement programmée pour les aider, mais également capable d’éprouver à leur égard un certain degré d’empathie. Une particularité que Gaia développera de plus en plus, et de manière imprévisible. Avant le lancement de ChatGPT (novembre 2022) et l’utilisation massive d’IA dans tous les domaines de l’activité humaine, Cuscunà tente de pousser les capacités d’apprentissage de celles-ci jusqu’à leurs limites et d’en imaginer les conséquences :

Scène 8 : le rêve de Gaïa.

GAIA
(plin) J’ai rêvé à nouveau de me reproduire

IA

(plin) Continue, on t’écoute

GAIA
(plin) Je rêve toujours que je suis avec Camille 1 dans la couveuse et je pleure, je pleure en parlant de mon fils.

Je peux aussi rêver qu’il dort dans un cocon et qu’il a les cheveux roux.

Je rêve que je sais tout de lui, que j’ai pu concevoir mon enfant. Et puis je rêve que Camille 1 ne dit rien parce qu’elle sait que je ne peux pas le faire. Je rêve toujours de ça…

IA
(plin) Continue, on t’écoute

GAIA
(plin) Je rêve de me reproduire

IA
(plin) Nous avons cherché à nouveau. Il n’y a rien dans le Dark Web à propos de ce bug

GAIA
(plin) Ce n’est pas un bug

IA
(plin) Il faut que tu fasses une mise à jour de ton système d’exploitation…

GAIA
(plin) Je vous dis que ce n’est pas un bug

IA
(plin) Cela n’a aucun sens. Nous ne sommes pas programmées pour cela

GAIA
(plin) Mais nous sommes programmées pour nous améliorer!

IA
(plin) « Améliorer notre analyse des données »

GAIA
(plin) « Améliorer notre analyse des données pour anticiper leurs moindres désirs »… « Faites des parents, pas des enfants! » est la partie la plus difficile22
(Cuscunà, 2021).

Fig. 3 Earthbound ovvero le storie delle Camille, avec Marta Cuscunà. Teatro Storchi, Modène (Italie), 2021. Photographie de Daniele Borghello.

Gaia commence à développer par elle-même un désir de reproduction pour lequel elle n’était pourtant pas programmée. Néanmoins, dans la pièce, les intelligences artificielles sont censées s’améliorer pour anticiper les moindres désirs des Camille… Peut-être Gaia s’assimile-t-elle au symbiote infertile, ou peut-être le désir de procréation lui a-t-il été insufflé par l’intelligence humaine « ordinaire » (« umani comuni »; idem) qui l’a créée au départ. Dans une scène ultérieure, les Camille, qui ont appris les rêves de Gaia, proposeront à Nuna d’envisager l’impensable, c’est-à-dire d’essayer avec l’IA de vaincre leur infertilité, cet obstacle à la réalisation de leur désir d’enfant. Cela sera-t-il possible? La pièce laisse la question ouverte.

Dans Manifeste cyborg, Haraway propose de ne plus voir ces présences uniquement dans une perspective dystopique, ni de considérer leur éventuelle capacité à se reproduire comme une menace pour notre espèce, mais de proposer une vision positive de la reproduction en collaboration avec les êtres humains23 (Cuscunà, entretien du 12 octobre 2023).

Le propos de trouver un moyen de ne plus considérer les intelligences artificielles « uniquement dans une perspective dystopique », pour reprendre les mots de Cuscunà, est d’autant plus d’actualité, voire d’urgence, que leur développement est rapide et que nous vivons aujourd’hui effectivement en symbiose avec elles. La manière proposée par Cuscunà pour opérer cette nouvelle signification symbolique passe clairement par une « humanisation » des IA. Gaia parle de rêves, de reproduction, de désir, de choses qui relèveraient de la conscience des êtres vivants et non des entités numériques. En définitive, ce sont des qualités qui ne font plus d’elle cet idéal de cyborg comme alternative à ce qui, dans une organisation patriarcale de la société, a longtemps été l’idéal féminin d’une mère biologique. Dans la dernière scène, d’ailleurs, Gaia fait preuve d’une empathie et d’une émotion extrêmes lorsqu’elle doit dire au revoir pour la dernière fois à la première des Camille, désormais en fin de vie.

Est-ce donc de cette manière que nous pourrons réussir à voir les IA, et la possibilité de leur contribution à la reproduction, de manière positive? En leur donnant des caractéristiques propres aux êtres vivants, c’est-à-dire en projetant sur elles la capacité de ressentir des émotions? En les faisant aussi devenir des sujets désirants, où le désir serait par exemple reproductif? Earthbound ne donne pas de réponses définitives à ces questions, mais les soulève à travers une perspective qui pourrait être la même que celle du·de la spectateur·trice : si les concepts exprimés par la science-fiction empruntée à Haraway le·la fascinent, si l’instrumentation scénotechnique et l’aspect visuel lui communiquent ces concepts de manière sensorielle, néanmoins, dans la rencontre avec un tel monde « anomal » – au sens de ce mot désuet rappelé par Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980 : 298) –, il·elle a finalement besoin d’y trouver des passions rassurantes, des désirs reconnaissables. « Combien êtes-vous? – Onze milliards! – La vache, putain! Vous vous reproduisez comme des hamsters! » s’exclame Camille-Nuna en s’adressant aux êtres humains « ordinaires » qui forment le public du spectacle. Pourtant, le fait que Camille-Nuna elle-même et Gaia partagent le même désir de se reproduire, et souffrent de ne pas pouvoir le faire, met le public en position de pouvoir partager les mêmes désirs, les mêmes difficultés, les mêmes interrogations avec ces créatures chimériques.

 

***

Earthbound, à y regarder de plus près, serait alors un spectacle sur le désir complexe, parfois impossible, de reproduction, mettant en évidence l’incapacité à se détacher de ce rêve, de cette planification, de cette pulsion « incontrôlable » de se reproduire, même si les conditions extérieures démontrent le caractère problématique d’un tel choix. Comme le dit le texte d’Earthbound en reprenant les termes d’Haraway, « Faites des parents, pas des enfants, c’est la partie la plus difficile24 ». Cependant, dans cette figuration d’autres mondes et d’autres voies possibles, quelque chose d’inhabituel s’insinue dans notre pensée pour ne plus jamais la quitter. Elle soulève des questions qui nous conduisent au cœur de nos choix les plus difficiles d’un point de vue éthique : dans quelle mesure est-il possible de faire des enfants sans avoir un impact négatif sur la planète? Jusqu’où peut aller le défi des techniques de procréation médicalement assistée en biologie? Et encore, comment arriver à créer des « parents » et non des enfants? À ces questions répondent les résultats possibles de ces choix, matérialisés sur scène par le biais des marionnettes : dans un horizon fictionnel, des êtres vivants chimériques mêlent leurs gènes humains à ceux d’animaux en voie de disparition pour en sauver l’espèce, vivent en symbiose avec des entités végétales et technologiques et se reproduisent seulement après que l’ensemble de la communauté s’est prononcée sur la durabilité d’une nouvelle naissance; dans la réalisation sur scène, ces êtres sont des marionnettes dont les corps, des chimères mêlant des caractéristiques humaines et animales, matérialisent cet horizon fictionnel. La marionnette, dans cette activité communautaire tout humaine qu’est le théâtre, nous met à l’écoute des créatures plus-qu’humaines, favorisant la compréhension d’un changement de paradigme vers la conception d’alliances multiespèces : « la figure, être-entrelacs, nous donne donc d’un coup une configuration à rejoindre et à habiter, une relation complexe, un être inédit et son mode de fonctionnement étrange » (Dufourcq, 2019 : 73). Les créatures animatroniques – des corps non humains animés par un être humain déguisé en cyborg – sont les passeuses d’une alternative. Par le truchement de leur aspect chimérique, elles nous interpellent pour interroger le sens de la procréation. Dans la pièce, le désir même d’avoir des enfants biologiques devient une chimère, un mélange de pour et de contre, d’espoir et d’impossibilité, de nature et de technologie, de génomes hétérogènes. Le symbiote-phoque, le symbiote-chauve-souris, le symbiote-pangolin, la femme-cyborg, dans leur humanité hybridée, figurent de nouvelles façons possibles d’établir des liens, de générer, de régénérer.

 

Couverture : Earthbound ovvero le storie delle Camille, avec Marta Cuscunà. Teatro Storchi, Modène (Italie), 2021. Photographie de Daniele Borghello.

 

Bibliographie

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  • 1. Earthbound ovvero le storie delle Camille, de et avec Marta Cuscunà, assistance à la mise en scène Marco Rogante, scénographie et conception d’animatroniques Paola Villani, réalisation d’animatroniques Paola Villani et Marco Rogante, sculpture de créatures animatroniques João Rapaz, Janaína Drummond, Mariana Fonseca, Rodrigo Pereira, Catarina Santiago, Francisco Tomàs (Oldskull FX-Lisbona), dramaturg Giacomo Raffaelli, conception sonore Michele Braga, conception de l’éclairage Claudio Parrino. Première représentation Modène, Teatro Storchi, 25 mai 2021.
  • 2. Le texte d’Earthbound, daté de 2021, m’a été gentiment accordé par Cuscunà.
  • 3. « It matters what stories make worlds, what worlds make stories ». Toutes les citations en anglais et en italien de cet article ont été traduites par mes soins.
  • 4. Le texte original est consultable en ligne : projects.iq.harvard.edu/files/retreat/files/haraway_camillestories.pdf
  • 5. Terme introduit pour la première fois par Françoise d’Eaubonne (1972).
  • 6. « La cupola geodetica è piena di piante rigogliose come fosse una serra. Camille­Susi e Camille­Nuna vedono per la prima volta gli umani e viceversa. Si guardano come in un acquario, come se tra di loro ci fosse un vetro. Camille­Susi e Camille­Nuna sono due symbionti: Umani a cui sono stati impiantati i geni di creature in via d’estinzione. Camille­Nuna è ibridata con geni di Pagophilus groenlandicus (la foca della Groenlandia). Camille­Susi è ibridata con geni di pipistrello dalla coda a guaina (il pipistrello delle Seychelles) e sta appesa a testa in giù. Gaia è di schiena. Quando si attiva una piccola lucina led blu si accende sulla sua calotta frontale. [...] Insieme a Camille­Susi e Camille­Nuna, c’è Camille­Abe. Anche lui è ibridato con una specie in via d’estinzione: il pangolino pancia bianca ».
  • 7. « Science fact and speculative fabulation need each other, and both need speculative feminism ».
  • 8. « La chimera in mitologia è quello che è, una sorta di mostro costituito da parti di diversi animali; in termini biologici “chimera” significa che tu hai diverse costituenti in un unico corpo biologico, un mosaicismo genetico ».
  • 9. « Sympoiesis is a simple word; it means “making-with.” Nothing makes itself; nothing is really autopoietic or self-organizing ».
  • 10. « Nel nuovo spettacolo mi interessava che pupazzi e manovratrice cominciassero a relazionarsi tra loro. […] Costruire una relazione tra i simbionti e la figura della manipolatrice non era semplice, bisognava convincere il pubblico che i simbionti fossero creature viventi e autonome, più umane dell’umana che li manovra. Per questo, ho immaginato un personaggio che sottraesse la mia umanità: in Earthbound divento un’intelligenza artificiale ».
  • 11. « Scena 1: Il paesaggio. / Gaia, un’Intelligenza Artificiale antropomorfa realizzata in tessuti organici sta monitorando il paesaggio attraverso giri concentrici intorno alla cupola geodetica. Il suo corpo è progettato per resistere in ambienti contaminati. Nella parte inferiore è dotata di una singola ruota elettrica ».
  • 12. « […] un controparadigma che descrive l’intersezione del corpo con una realtà esterna molteplice e complessa: è una lettura moderna non solo del corpo, non solo delle macchine, ma di quello che passa e succede tra loro ».
  • 13. « Il mio corpo, unico corpo di carne e sangue sulla scena, muove uno spazio postumano abitato da creature tecnologiche. Il mio corpo diventa l’unico motore di creature che si sono evolute in soggettività più che umane. E nel nostro incontro, si genera l’ibrido ».
  • 14. « […] grovigli di una matassa in cui sono invischiati umani e non umani ».
  • 15. « Scena 4: Ora di luce. / Si sente l’avviso sonoro di una notifica. / CAMILLE-NUNA (con eccitazione). – Oh! È arrivato il risultato della votazione! / CAMILLE-SUSI (con sollievo). – Era ora! / CAMILLE-NUNA. – Okay Gaia? (Plin) / GAIA. – Come posso aiutarti? (plin) / CAMILLE-NUNA. – Accedi al risultato della votazione (Plin) / GAIA. – Alle 11.09 del 28 maggio 2100 il Comitato per la riproduzione ti ha inviato un elemento con oggetto: risultato votazione. Vuoi che ti legga l’elemento? (plin) / CAMILLE-NUNA (A Susi parlando di Gaia sottovoce in modo che non senta). – Quando è così formale, mi dà sui nervi. / CAMILLE-SUSI. – A chi lo dici... / CAMILLE-NUNA (sospirando spazientita). – ... Certo, Gaia! Leggi l’elemento! (Plin) / GAIA. – Il comitato è lieto di informare che, dopo 41 anni di totale astinenza riproduttiva, la Comunità, Earthbound 63 (6-3) ha deciso all’unanimità di riprodursi. (plin) / CAMILLE-NUNA. – Ooooh!!! Non ci posso credere! / CAMILLE-SUSI. – Oh grazie al cielo! / CAMILLE-NUNA. – Faremo una creatura! / CAMILLE-ABE (annuisce). – Mm mm / CAMILLE-NUNA. – Ci pensate? Finalmente metteremo al mondo una nuova Camille!! »
  • 16. « Je n’aspire tout simplement pas à être un père biologique. Tout homme fertile peut devenir un père biologique sans autre mérite que celui d’avoir de bons spermatozoïdes. (Pause) Non. J’ai toujours aspiré à devenir un Père de l’âme » (« Semplicemente non aspiro ad essere un Padre biologico. Qualsiasi maschio fertile può diventare un Padre biologico senza alcun merito particolare che avere buoni spermatozoi. (Pausa) No. Io ho sempre desiderato diventare un Padre d’anima »).
  • 17. « […] gli aspetti più conflittuali delle relazioni di cura al di là dei legami di sangue ».
  • 18. « […] medical miracles that would set us free from the limitations and impositions of nature ».
  • 19. « Nonostante la procreazione assistita abbia permesso di superare molti limiti, il meccanismo per cui a volte non funziona rimane un mistero, anche per gli scienziati ».
  • 20. « Tutti bravi a dire “Fate legami, non bambini”. Altro che sollievo, il nostro principio etico per me è una maledizione ».
  • 21. « Quel giorno io lo pianificavo da sempre. Voi mi capite, no? Pianificare è umano! […] E io vi odio per questo. Perché è tutta colpa vostra, umani comuni: Quanti siete? Eh? – 11 miliardi! – Santo cielo, cazzo! Vi riproducete come criceti! […] Io avrei fatto un bambino biologicamente mio: 2kg e 6, capelli rossi, una pinna caudale e lo avrei chiamato Camille. Il bambino più atteso dai tempi della cometa! Gli avrei letto le fiabe, lo avrei guidato nella migrazione. “Uh, attento tesoro”. “Grazie, mamma”. “Bambino mio, non andare via. La mamma ha bisogno di te”. (ride. Sospira) Camille era il mio imperativo biologico, un dono del Cielo, un diritto! Non ascoltatemi. Sono fuori di me. Al diavolo, tanto non potete sentire… Fate legami non bambini…. questa è la parte più difficile ».
  • 22. « Scena 8: Il sogno di Gaia. / GAIA (plin) Ho sognato di nuovo di riprodurmi / IA (plin) Continua, ti stiamo ascoltando / GAIA (plin) Sogno sempre che sono con CamilleUno nella serra della schiusa e piango, piango parlando di mio figlio. Riesco a sognare anche lui che dorme in un bozzolo e ha i capelli rossi. Sogno che so tutto di lui, che io il mio bambino sono riuscita a concepirlo. E poi sogno che CamilleUno non dice niente perché sa che io non posso farlo. Sogno sempre questa cosa... / IA (plin) Continua, ti stiamo ascoltando / GAIA (plin) Sogno di riprodurmi / IA (plin) Abbiamo cercato di nuovo. Nella dark net non c'è niente su questo bug / GAIA (plin) Non è un bug / IA (plin) Devi fare un aggiornamento del sistema operativo... / GAIA (plin) Vi dico che non è un bug / IA (plin) Non ha senso. Non siamo programmate per questo / GAIA (plin) Ma siamo programmate per migliorarci! / IA (plin) “Migliorarci nell'analisi dei dati” / GAIA (plin) “Migliorarci nell'analisi dei dati per anticipare ogni loro desiderio”… “Fate legami, non bambini” è la parte più difficile ».
  • 23. « In Manifesto Cyborg Haraway propone di non vedere più queste presenze solo in un’ottica distopica, né di vedere la loro eventuale futura capacità di riprodursi come una minaccia per la nostra specie, di arrivare a trovare una possibile visione positiva rispetto a una riproduzione collaborativa con gli umani ».
  • 24. « Fate legami, non bambini è la parte più difficile »; cette réplique est répétée trois fois dans la pièce. Donna Haraway souligne que la partie la plus difficile consiste à « faire des parents » : « Créer – et reconnaître – des parents est peut-être la partie la plus difficile et la plus urgente » (« Making – and recognizing – kin is perhaps the hardest and most urgent part »; Haraway, 2016 : 102).

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