Le processus de création collective exige un esprit d’ouverture et de collaboration ainsi qu’une prise de risque de la part des formateur⸱trices et des participant⸱es. En tant que formatrices, nous sommes intéressées par la trajectoire et le potentiel créateur de ces deux protagonistes, le premier favorisant l’émergence d’idées, puis le second se laissant guider et alimentant par le fait même toute la démarche. De part et d’autre, le théâtre demande un engagement affectif, social, cognitif et culturel. Chacun·e développe sa sensibilité et affirme son individualité, ses valeurs et ses croyances. Avec ce travail coopératif, où l’apport de chaque personne contribue à la qualité du projet d’ensemble, tous et toutes expérimentent la synergie qui s’y rattache.
Cet article est le résultat d’une recherche réalisée en 2016 auprès d’adultes d’un groupe communautaire et d’étudiant·es d’un groupe universitaire qui ont pris part à une création en art dramatique. Cette recherche à caractère ethnographique s’est poursuivie au-delà de l’expérience artistique passée; elle fait désormais l’objet d’une nouvelle analyse rétrospective à partir des données recueillies afin de faire émerger les apprentissages accomplis par les participant⸱es ainsi que par les formatrices. Nous nous concentrons ici sur le parcours effectué entre le premier atelier, la première proposition de création et une certaine finalité de cette expérience artistique. C’est donc depuis ces deux projets de création distincts que nous posons un regard sur l’expérience terrain et analysons les « pistes qui, dans l’action, favorisent l’ouverture et l’attention à ce qui se passe dans la classe pour réorienter, réalimenter, ressourcer, recadrer le processus dans lequel [les participant⸱es] se sont engagé[·e]s » (Marceau, 2012 : 51).
Si l’atelier d’art dramatique / théâtre peut être élevé au rang de création pour les formatrices (Chaîné, 2015), que reste-t-il aux participant⸱es de cette expérience artistique, de ce cheminement, au-delà du résultat ou de la représentation? À partir d’entretiens, d’observations, de notes de terrain et de captations vidéo, nous tentons, dans le cadre de cet article, d’une part, de faire ressortir les apprentissages et les constats effectués par les deux formatrices et, d’autre part, d’identifier les connaissances que les apprenant·es ont acquises dans les deux projets. Pour y arriver, nous évoquons d’abord des pédagogues qui, depuis plusieurs années, influencent notre pratique, pour ensuite relever les stratégies d’enseignement et d’accompagnement utilisées lors de l’expérimentation. Finalement, une mise en exergue des apprentissages réalisés dans chacun des groupes nous permet de vérifier les retombées du processus de création en milieu universitaire et communautaire.
La pédagogie des formateur·trices
Lors de nos multiples discussions, nous avons relevé des auteur⸱trices qui, tout au long de nos carrières, ont influencé nos pratiques d’enseignement. Nous avons retenu les pratiques pédagogiques qui composent avec la situation (Gisèle Barret), facilitent l’engagement (Jacques Lessard) et portent sur le dialogue (Paulo Freire). Nous avons également souligné l’apport d’autres spécialistes qui abordent les démarches d’accompagnement (Maela Paul), puisent dans les compétences artistiques et pédagogiques de l’artiste-pédagogue (Alan Thornton) et, en bout de piste, développent le plaisir d’apprendre et de faire du théâtre (Philippe Meirieu).
Ces approches pédagogiques contribuent à définir notre travail et nos fonctions de formatrices. Il nous apparaît donc pertinent d’en faire un survol, de passer par ces praticien⸱nes qui ont réfléchi sur les caractéristiques relatives aux personnes en enseignement et plus spécifiquement en enseignement artistique.
Gisèle Barret et la pédagogie de la situation
Pour Barret, fondatrice du programme d’expression dramatique à l’Université de Montréal, dont elle a été responsable jusqu’en 1988, la situation pédagogique existe réellement lorsque l’autre, le groupe, est au rendez-vous et que la rencontre est à la fois « contenant et contenu », cause et conséquence, programme et objectif. Cette pédagogie de la situation s’articule autour de cinq variables qui s’activent simultanément (Barret, 1986 : 118) :
- L’espace-temps, c’est-à-dire le moment commun dans le lieu qu’est la classe, là où advient la rencontre;
- Le groupe, défini selon la dialectique individu / société et composé d’interférences explicites ou implicites du monde extérieur que l’animateur·trice et les participant·es véhiculent plus ou moins consciemment;
- Le monde extérieur, lequel doit être envisagé d’un point de vue privé et public;
- L’enseignant⸱e, considéré·e sous deux aspects complémentaires, soit la personne et la fonction;
- Le contenu, c’est-à-dire ce qui est prévu et ce qui arrive à l’improviste. Dans la situation pédagogique classique, l’imprévu est envisagé comme l’intrus qui fait obstacle à l’apprentissage.
Barret affirme par ailleurs que
[c]ette pédagogie est celle du vécu. Elle exploite chaque moment de l’ici et du maintenant de la classe dans toute sa diversité. Elle tient compte de tous les facteurs, du hasard et de l’aléatoire, en se risquant à répondre aux urgences du moment (Barret, dans Marchand, 2007 : 5).
Nous retenons, de la pédagogie de la situation, sa conception vivante et ouverte de la rencontre non programmée qui se définit dans la multiplicité et la variabilité des rapports, des dosages, des combinaisons, voire des accents qui s’y forment et s’y jouent.
Jacques Lessard et le rôle de facilitateur⸱trice
Pour Lessard, créateur des cycles Repère et fondateur du Théâtre Repère, il existe un lien entre le rôle de facilitateur⸱trice présent dans les cycles et celui de l’enseignant⸱e d’art dramatique / théâtre. Si pour l’un d’eux il s’agit de « reconnaître rapidement les habiletés et les forces créatrices des individus impliqués dans le projet afin d’en maximiser les impacts au sein d[u] groupe de création » (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 135), il s’avère essentiel pour les deux de détecter également leurs failles, et ce, afin d’y remédier au moyen d’exercices pratiques qui aiguisent et éveillent, par exemple, le sens de la spatialisation, l’audace et la confiance en soi. Le⸱la facilitateur⸱trice se doit donc de respecter l’individu devant lui·elle dans le but de lui permettre de développer son unicité et, en même temps, de lui donner les outils pour améliorer sa pratique du théâtre. Il⸱elle ne craint pas de confronter ses croyances à celles des autres et de se compromettre dans la création. En tant que facilitateur⸱trice de l’ensemble du projet, l’enseignant⸱e a ainsi des responsabilités : connaître les fondements de son art, ce qui lui permet d’être un·e guide qui prend appui sur des bases solides en théâtre; proposer des ressources et s’assurer de déclencher chez les participant⸱es des réactions sensibles; assumer la direction du projet; et finalement, être à l’affût de ce qui se passe dans les lieux culturels. Plus les « antennes » des pédagogues sont tournées vers le monde, plus cela nourrit et enrichit l’expression des élèves, en vertu de l’effet « courroie de transmission » (ibid. : 144).
En tant que formatrices, nous croyons, tout comme Lessard, à la nécessité d’avoir suffisamment confiance en soi pour discuter avec les participant⸱es et remettre en question certains choix artistiques :
Je m’appuie sur ce que les élèves ont dépisté pour amener ces expériences au niveau de la théorie et pour donner des exemples. [...] Je construis avec eux. À partir de mes connaissances et de ce qu’ils m’apportent. C’est une question d’échange et de « libre circulation des biens ». C’est peut-être ça, la base de la pédagogie (idem).
Il s’avère également essentiel de bien connaître sa discipline et la pratique contemporaine pour orienter avec assurance les participant⸱es et faciliter ainsi leur engagement dans un processus de création :
L’enseignant / facilitateur doit être un guide qui prend appui sur des bases solides, dont la perception d’un jeu juste n’est pas la moindre des exigences, mais qui doit aussi être capable de déceler, dans ce qui lui est proposé, la matière théâtralement viable, celle qui est porteuse d’humanité, de vérité et de riches interactions dramatiques (ibid. : 134).
Paulo Freire et le dialogue
Selon Freire, la pédagogie de l’autonomie est une pratique éducative qui, comme son nom l’indique, vise l’autonomie des élèves. Pour parvenir à cette fin, Freire dégage certaines exigences liées à la fonction enseignante. Il considère qu’il est important d’avoir du respect pour les connaissances des étudiant·es, c’est-à-dire de tenir compte dans nos interventions des « savoir[s] disciplinaire[s], mais aussi des savoirs socialement construits dans la pratique communautaire » (Freire, 2013 : 46). Les formateur⸱trices se doivent d’être disponibles, de faire preuve d’écoute et d’ouverture d’esprit pour dialoguer. D’ailleurs, d’après Freire, le dialogue est au centre du dispositif pédagogique en tant que parole en action, que parole authentique qui « transforme le monde » au moment où elle dit ce qui était tu. Cette éducation dialogique dénonce le discours de l’oppresseur selon lequel le·la dominé·e n’a pas de culture. C’est pourquoi, ici, l’enseignant⸱e se fait animateur⸱trice culturel·le et se met en position non plus d’enseignement, mais d’apprentissage avec l’élève, donnant lieu à une confrontation de points de vue et de savoirs distincts ainsi qu’à la co-construction d’une compréhension nouvelle d’une problématique. La relation pédagogique est, pour Freire, imprégnée de bienveillance, et de fait, comme pédagogue, il faut vouloir le bien de nos étudiant·es en ne craignant pas d’éprouver de l’affectivité pour eux et elles et de l’exprimer. « La pratique éducative, écrit Freire, est tout à la fois : affectivité, joie, capacité scientifique, maîtrise technique » (ibid. : 154).
Un autre élément qu’il soulève est l’importance de développer un esprit et une pensée critiques1 sur nos actes qui, somme toute, résultent de mouvements dynamiques et dialectiques entre l’objet de notre « faire » et le cadre réflexif qui l’accueille. Il avance d’ailleurs qu’« il n’y a pas d’enseignement sans recherche ni [de] recherche sans enseignement » (ibid. : 46). Enseigner exige donc une posture de chercheur⸱euse :
Ces actions en tant que faires praxiques se retrouvent imbriquées. Tandis que j’enseigne, je continue à chercher, à rechercher. J’enseigne parce que je cherche, parce que j’ai questionné, parce que je questionne et m’interroge. Je cherche pour constater; constatant, j’interviens; en intervenant, j’éduque et je m’éduque. Je cherche pour connaître ce que je ne connais pas encore et pour communiquer ou annoncer la nouveauté (idem; souligné dans le texte).
Cette posture de chercheur⸱euse retient particulièrement notre attention, car, d’une part, les deux projets de création que nous avons réalisés se sont effectués dans le cadre d’un projet de recherche et, d’autre part, elle n’est pas sans nous rappeler la nécessité de la notion de réflexion dans et sur l’action (Boutet, 2004 : 1). En effet, « la réflexion dans l’action amorce souvent une réflexion sur l’action, parce qu’elle met en réserve des questions impossibles à régler sur le vif, mais auxquelles le praticien se promet de revenir à “tête reposée” » (Perrenoud, 2001 : 31).
Maela Paul et l’accompagnement
Pour Paul, le concept d’accompagnement d’un point de vue sémantique consiste à « se joindre à quelqu’un pour aller où il va en même temps que lui » (Paul, 2004 : 308). Cette définition toute simple est soutenue par une organisation du sens de l’accompagnement selon trois logiques – « relationnelle (se joindre à quelqu’un), temporelle (être avec [lui] en même temps) et spatiale (pour aller où il va) » (idem) – qui font écho à trois principes : « le principe de similitude (l’autre est semblable à moi), le principe dynamique (l’autre tout comme moi peut changer) et le principe d’altérité (l’autre est radicalement différent) » (idem). Par ailleurs, l’autrice a dégagé cinq caractéristiques de l’accompagnement : asymétrique (mise en relation de deux personnes « d’inégales puissances »), contractualisée (mise en relation de deux personnes ayant une visée commune), circonstancielle (mise en relation due à une situation particulière), temporaire (mise en relation ayant une durée définie) et co-mobilisatrice (mise en relation impliquant deux personnes inscrites l’une et l’autre dans un mouvement) (idem).
En tant que formatrices en art dramatique, nous faisons de l’accompagnement un élément central de notre animation auprès des divers groupes avec lesquels nous nous engageons dans un processus de création. Selon les situations rencontrées en atelier, nous convoquons l’un des registres de la triade « conduire / guider / escorter » (ibid. : 309). En d’autres mots, chaque fois que nous conduisons la classe, nous nous mettons en mouvement; lorsque nous la guidons, nous lui apportons une attention soutenue; et quand nous escortons nos joueur·euses, nous les soutenons. Les déclinaisons que fait Paul sur l’accompagnement contribuent à pointer une variété d’actions posées en classe ou en atelier auprès de nos groupes, sans oublier la subtilité des choix qui ont différentes retombées sur eux. Précisons que cet accompagnement se réalise dans l’action et, par conséquent, demande des prises de risques calculées et un fonctionnement souple (méthode essai-erreur). Une lecture attentive de la situation du groupe permet d’ajuster l’enseignement et le niveau d’accompagnement (Barret, dans Marchand, 2007).
Dans le contexte de la recherche en art dramatique que nous avons menée auprès de nos groupes respectifs, l’accompagnement a été primordial afin que les participant⸱es puissent être rassuré·es dans leur prise de risque, marquée par l’inconnu rencontré au cours du processus de création.
Alan Thornton et l’artiste-pédagogue
L’artiste-pédagogue, selon Thornton, est une personne qui, exerçant l’art et l’enseignement artistique, se dédie à ces deux activités, alors qu’existent des enseignant·es en art qui, bien qu’ayant à cœur le développement artistique des élèves, n’ont pas nécessairement une pratique artistique (Thornton, 2011 : 35). Pour cet auteur, être artiste-pédagogue, c’est donc assumer plusieurs identités qui peuvent se décliner de diverses manières selon la perception de chacun·e. En plus de posséder une démarche professionnelle, l’artiste-pédagogue peut aborder l’artistique d’autres façons. En effet, cela peut se traduire par un travail de mise en scène avec son groupe, par des propositions d’activités originales adaptées pour chaque étape du processus, élevant ainsi l’atelier singulier au titre de moment de création (Chaîné, 2015). L’artiste-pédagogue pourrait aussi, pour connaître le degré d’appréciation des élèves, prévoir un retour à la suite d’un visionnement d’extraits d’une œuvre théâtrale ou d’une préparation à une sortie au théâtre. Ces types d’interventions font appel à la créativité des pédagogues et à leur capacité à communiquer au groupe de façon sensible, tout en conviant ce dernier à s’engager dans chaque temps de la démarche de création.
Thornton considère l’artiste-pédagogue comme une personne qui développe ses compétences en création et en enseignement, et ce, de manière continue. Dans cette perspective, et selon Freire que cite Thornton, l’artiste-pédagogue est une personne émancipée, critique et libre parce qu’elle croit aux choix qu’elle fait pour bâtir des échos entre ses deux champs d’expertise (Thornton, 2011 : 34). C’est d’ailleurs cette posture que nous avons occupée tout au long du projet avec nos groupes.
Philippe Meirieu et le plaisir d’apprendre
Meirieu revendique quant à lui le concept du plaisir d’apprendre en mettant en garde que celui-ci n’est toutefois pas lié aux compétences de l’enseignant⸱e. Que devra faire le·la pédagogue bienveillant·e pour que l’élève désire creuser son imagination et sa créativité? Selon Meirieu, « c’est l’élève qui détient le pouvoir » (Meirieu, 2014 : 12) et personne ne peut l’obliger ni à apprendre ni à s’ouvrir à ce qu’on lui enseigne. Il faut donc « déployer des trésors d’ingéniosité pour mettre l’esprit en alerte et l’intelligence en appétit » (ibid. : 24), trésors qui sous-entendent un accompagnement attentif (Paul, 2004) afin de favoriser des instants de découvertes et d’eurêka dans le jeu. Comme Freire, Meirieu met de l’avant la rencontre et le partage avec les élèves. Il revendique la « pédagogie du chef-d’œuvre » en ces mots :
Pour mobiliser des élèves englués dans la routine scolaire d’exercices standardisés, il nous faut retrouver la « pédagogie du chef-d’œuvre » que pratiquaient jadis les compagnons du Moyen Âge. Car il faut que l’élève intègre ce qu’il a appris de ses maîtres, mais il faut aussi qu’il s’engage dans un projet singulier où « il se fait œuvre lui-même », selon la belle formule du pédagogue Pestalozzi (Meirieu, 2014 : 29).
Dans le contexte de l’art dramatique et, qui plus est, dans celui d’une création, la notion de plaisir est un moteur de l’action à certains moments ou, du moins, un point de départ. Les enseignant⸱es doivent donc user de stratégies pour que les étudiant·es qu’il·elles accompagnent soient mobilisé·es dans leurs apprentissages :
La découverte du plaisir d’apprendre n’est pas une chose facile. Elle requiert non seulement des adultes debout, heureux d’apprendre et d’enseigner, mais aussi des programmes d’enseignement conçus autour d’enjeux culturels mobilisateurs, une évaluation exigeante au service de la progression de chacun, des méthodes pédagogiques qui mettent en scène l’énigme du monde (ibid. : 47).
Au cours du processus de création, nous avons, comme formatrices et chercheuses, été sensibles à la mobilisation de nos groupes en veillant à créer les conditions nécessaires pour installer un esprit d’ouverture, ne serait-ce que par notre propre plaisir d’enseigner, de rencontrer les participant·es et de dialoguer avec eux et elles.
Les différentes approches présentées ci-dessus nous interpellent et nous inspirent. Le tableau qui suit dresse un portrait des principes et des concepts avec lesquels nous enrichissons nos manières de faire et qui nous concernent particulièrement comme formatrices.
Méthodologie
L’approche méthodologique de cette recherche est à caractère qualitatif ethnographique et comporte deux volets. Le premier a été réalisé sur le terrain en atelier d’art dramatique / théâtre en 2015-2016 alors que le second consiste à poser, en 2020, un regard rétrospectif sur cette expérience artistique dans le but de la comprendre, de « construire de la connaissance » (Paquin, 2014) depuis notre engagement et des données recueillies, et d’élaborer un récit.
Le premier volet s’est déroulé en atelier avec nos groupes respectifs, dans le milieu communautaire pour Carole Marceau et le milieu universitaire pour Francine Chaîné, groupes en compagnie desquels, en tant que formatrices, nous nous sommes engagées dans un processus de création en art dramatique, ce qui constitue le point commun de nos recherches qui se sont échelonnées respectivement sur une période de quatre à dix mois. Les clientèles étaient composées, d’une part, d’adultes impliqué·es dans un organisme communautaire et, d’autre part, d’étudiant⸱es en formation à l’enseignement des arts dans un contexte universitaire. Les objectifs liés aux citoyen·nes de Montréal-Nord portaient sur l’engagement au regard d’une démarche de création collective en art dramatique qui cherchait à connaître les facteurs facilitant l’implication et à relever la motivation favorisant la mobilisation citoyenne. Ceux qui ont été retenus pour le groupe universitaire ont porté sur la transposition artistique d’une création individuelle en arts visuels, considérée comme ressource sensible, dans une création collaborative en art dramatique, transposition qui visait le passage de l’image à une mise en action d’une fiction. Dans ce volet et tout au long du projet, les chercheuses ont eu recours à « une posture réflexive fondée sur la présence » (Rondeau, 2019 : 21).
Ayant lieu quatre ans plus tard, le second volet de la recherche propose une analyse des données recueillies précédemment, saisies sous un nouveau regard qui permet d’identifier certains apprentissages réalisés par les participant⸱es, mais aussi par les formatrices qui participent au déroulement et à la finalité de la production. Ces données sont issues de contextes d’ateliers d’art dramatique, de notes de terrain prises par les chercheuses, d’entretiens individuels et de groupe avec les participant⸱es, de captations vidéo, de textes réflexifs de la part des étudiant⸱es et de documentation en lien avec les aspects théoriques de la recherche. L’approche ethnographique, qui a été la nôtre, « permet d’observer in situ et de prendre part [activement] à la vie quotidienne d’un groupe en vue de le comprendre » (Côté et Gratton, 2014 : 57). Elle est « un exercice de quête de sens » dans la relation que l’ethnographe tisse avec les autres et avec soi (Ameigeiras, 2009 : 17). Elle vise à « comprendre le sens que des individus dans une même situation donnent » aux activités et à la recherche qui en découle, en « tent[ant] de comprendre par quels processus et dans quelles circonstances se construit le sens ou la représentation d’une situation donnée » (Côté et Gratton, 2014 : 56). En mettant de l’avant « l’observation en situation » (Martineau, 2004 : 5), « où le chercheur devient le témoin [et parfois l’acteur] des comportements des individus et des pratiques » (ibid. : 6), l’ethnographie « permet de décrire en profondeur un phénomène étudié et vécu au quotidien » (Côté et Gratton, 2014 : 52), un processus de création en art dramatique en ce qui nous concerne. Elle est aussi nommée « observation participante », comme l’avancent Daniel Côté et Danielle Gratton, puisqu’il y est question « de vivre dans des groupes humains pour mieux saisir leurs caractéristiques propres » (ibid. : 55). Le modèle épistémologique que nous avons retenu dans notre approche ethnographique est le paradigme constructiviste « qui accorde à l’individu la capacité d’appréhender la réalité et de la transformer » (idem). L’ethnographie est donc « une immersion totale de la chercheuse dans une situation sociale qu’elle étudie » (Laperrière, 2004 : 271), c’est-à-dire, pour nous, l’atelier d’art dramatique.
Contextes de formation et de réalisation
Nous avons réalisé les projets On avait le goût de vous dire! et Transposition artistique auprès de groupes distincts. Afin de saisir les nuances de ces projets, il importe de soulever ce qui les motive. Le projet On avait le goût de vous dire! a vu le jour à la suite d’une demande du groupe communautaire Paroles d’excluEs (PE), un mouvement de mobilisation citoyenne où l’on s’organise pour l’atteinte et le maintien d’une dignité, pour mettre fin à la pauvreté et à l’exclusion sous toutes ses formes. Pour PE, se mobiliser commence par la prise de parole. Or, les personnes vivant les conséquences d’inégalités sociales sont aussi généralement privées de lieux pour s’affirmer et, lorsqu’elles y ont accès, leur voix est peu considérée. C’est en raison de cet état de fait que PE désirait développer une autre forme de prise de parole citoyenne par la création collective d’une pièce de théâtre, écrite et réalisée par des personnes en situation de précarité financière.
Le projet à caractère interdisciplinaire alliant les arts visuels et l’art dramatique intitulé Transposition artistique a été mené dans le cadre du cours Art dramatique et autres arts du programme de baccalauréat en enseignement des arts plastiques (BEAP), où la formation complémentaire en art dramatique est composée de cinq cours de trois crédits. Ce cours, totalisant quarante-cinq heures d’enseignement, s’adresse aux étudiant⸱es de deuxième année qui ont déjà acquis une petite expérience en art dramatique. Préparant un terrain de rencontre entre le théâtre et d’autres disciplines artistiques, il propose une exploration en arts visuels plus vaste, tant du point de vue de la didactique, de la formation pratique (les stages) que de la création. Le BEAP, d’une durée de quatre ans, fait partie des programmes de l’École d’art de l’Université Laval qui offre une formation axée sur la création et l’éducation. Les étudiant⸱es ont une pratique personnelle en arts visuels depuis leurs études collégiales et c’est dans un esprit d’ouverture à l’idée de transposer une de leurs créations personnelles en une œuvre collective d’art dramatique que ce projet a pris forme.
La formation : la relation entre l’acquisition de connaissances théâtrales et l’apprenant⸱e adulte dans un contexte non formel
Pour Carole Marceau, il s’agissait, dans le contexte communautaire, de construire un pont entre l’apprentissage du langage dramatique et les besoins particuliers du groupe, des adultes novices en théâtre. Pour répondre aux besoins particuliers des participant⸱es, elle s’est inspirée du modèle MARC (Pratt, 1984), composé des éléments suivants : motifs, attentes, rôles, contenu. Ce cadre lui a permis, comme formatrice, de cerner les caractéristiques de l’adulte apprenant·e dans un contexte d’apprentissage non formel et ainsi de mieux le préparer à l’exercice. En effet, selon ce modèle, l’adulte a des motifs pour participer à un tel projet et il est important d’en tenir compte. C’est la raison pour laquelle, dès les premiers ateliers, l’ensemble du groupe a discuté des motifs de chacun·e : quels étaient leurs objectifs en tant que citoyen·ne, mais aussi dans cette perspective de prise de parole théâtrale? Qu’est-ce qui le·la poussait à collaborer à ce processus de création? Les réponses, en ce qu’elles traduisaient les motivations du groupe, servaient à orienter la démarche. Autre fait intéressant, l’énonciation des attentes de part et d’autre a constitué l’amorce d’une attitude de respect mutuel. En effet, « pour qu’un climat de confiance existe, des règles et des procédures agissant à la fois comme vecteurs et indicateurs de valeurs communes doivent être élaborées […] afin de permettre une cohésion et une collaboration fructueuse au sein du groupe » (Gendron-Langevin, 2015 : 77).
De fait, dans un processus aussi long que celui que les participant·es ont expérimenté, les attentes sont en constante mouvance et sont appelées à être redéfinies régulièrement. Lorsqu’elles varient pour certain·es, l’impact de ce changement se fait immédiatement sentir dans le groupe. « Il faut [donc] que [tous et toutes s’entendent] sur la même chose [et] perçoivent la même chose » (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 143) dans leur implication et leur engagement à toutes les étapes de la création. Le lien qui s’est créé entre le groupe et la formatrice s’est révélé alors comme ce que Janine Puget nomme « [un] espace qui advient au cœur même de la relation [et] dans lequel se construisent les sujets en fonction d’un faire ensemble » (Puget, cité dans Paul, 2016 : 113). Par ailleurs, la formatrice qui agit aussi en tant que facilitatrice se doit « d’être à l’écoute du pouls collectif et[,] dans le respect des objectifs fixés[,] […] [de] prend[re] les décisions finales » (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 142). Cela dit, dans ce « faire ensemble », l’adulte apprenant·e tient un rôle essentiel puisqu’il·elle fait partie du processus, qu’il·elle est tout aussi responsable du résultat que la formatrice. Le rapport qui se construit en atelier « se base alors sur la confiance mutuelle qui s’établit petit à petit par l’étude et la pratique [initiale] que sont la situation et le personnage, l’expérimentation des niveaux de jeu, les exercices et les improvisations » (idem). Dans ce projet, les contenus abordés, sur le plan tant des notions disciplinaires que thématiques, sont centrés sur la réalité du groupe, soit la pauvreté et l’exclusion sociale. Les quatre étapes2 de la transformation du « citoyen en acteur » proposées par Boal (1983) permettent ici de structurer la démarche tout en tenant compte des connaissances et des capacités de tous et toutes.
La formation, mais aussi la forme finale de la création, a donc grandement été influencée par les motifs, les attentes et le rôle que chacun·e a bien voulu jouer. Nous avons travaillé à partir de plusieurs ressources sensibles (documentaires, recherches littéraires, recherches ambulatoires dans la ville et récits de vie des participant⸱es), car tout comme Lessard, nous croyons qu’elles « sont susceptibles de relever non seulement ce qu[e les apprenant·es] connaissent, mais aussi ce qui se cache en [eux·elles] » (Lessard, dans Chaîné, Marceau, 2015 : 140). Ces ressources ont alimenté nos discussions, nous ont permis d’improviser, d’explorer et de jouer différentes situations dramatiques pour arriver à créer une œuvre de quarante minutes dans laquelle les participant⸱es ont pris la parole et ont dénoncé les conditions difficiles liées aux inégalités sociales qui marquent leur quotidien.
La relation entre la formatrice et le processus d’apprentissage mis en œuvre par l’étudiant⸱e universitaire dans une perspective interdisciplinaire
Le projet universitaire s’inscrit dans une dynamique dialogique (Freire, 1974, 2003; Neelands, 2009; Chaîné, 2016) entre chacun·e et le groupe; entre les individus et Francine Chaîné, la formatrice; entre les pratiques artistiques dont l’une est matérielle (arts visuels) et l’autre relève de l’éphémère (art dramatique); entre la réalité (personnes) et la fiction (personnages). Interdisciplinaire, en ce qu’il établit « de[s] relations entre des disciplines » (Legendre, 2005 : 796) artistiques, ce projet fait des réalisations en arts visuels des étudiant⸱es « le matériau de base à partir duquel il[·elle]s créent […] en art dramatique » (Chaîné, 2002 : 249). Dans une école d’art, les projets faisant appel à l’interdisciplinarité sont propices au décloisonnement des pratiques, invitent à s’ouvrir aux autres et à leur créativité.
De façon plus concrète, ce processus de création a convié les étudiant⸱es à d’abord choisir un projet d’arts visuels personnel et significatif (dessin, vidéo, peinture, sculpture, photo, etc.) et, ensuite, à construire autour une narration en tentant de répondre à la question suivante : qu’y a-t-il derrière mon œuvre? L’œuvre devient en quelque sorte la ressource sensible telle que présentée par Lessard dans les cycles Repère (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015) et fait appel à une nouvelle forme d’appropriation. En effet, ce passage de l’autre côté du miroir, possible par ce regard renouvelé et rétrospectif sur sa création antérieure, favorise, dans un monologue plus ou moins improvisé, la découverte de perceptions inédites (Chaîné, 2016).
Une mise en commun des œuvres entre les équipes, composées de trois à quatre membres, a suscité l’émergence de liens autour de contrastes et de thématiques similaires, de dispositions semblables des éléments dans l’espace, etc. Se concentrant sur cette liste de ressemblances à la recherche de lieux et d’actions, les élèves ont mis de côté les œuvres ressources et ont laissé place à l’improvisation. La mise en jeu à travers différents personnages s’est déroulée sur plusieurs semaines et s’est construite en fines touches. Comme les fragments d’un collage, les personnages ont été bricolés pour former un ensemble, pour porter une création collective.
Les apprentissages des formatrices
Ces deux contextes de formation ayant comme objectif d’amener les participant⸱es à s’engager dans un processus de création nous ont plongées au cœur de la situation pédagogique et artistique. En analysant les données issues de la collecte (entretiens individuels et collectifs, notes de terrain, etc.), nous avons dégagé des façons d’agir et de réagir selon les situations d’apprentissage.
Pour le projet de PE, la dynamique du groupe, influencée par la dialectique individu / collectivité dont parle Barret (dans Marchand, 2007), s’est instaurée dès le début. En effet, certain·es membres du groupe sont très investi·es tandis que d’autres le sont moins et s’absentent plus souvent. Cette situation crée des tensions au sein du groupe et oblige la formatrice à intervenir et à mettre en place des mécanismes permettant, d’une part, de ne pas décourager les personnes présentes et, d’autre part, de toujours accueillir ceux et celles qui s’absentent avec bienveillance. Par exemple, la formatrice privilégie la création de scènes à deux et la création de monologues et elle limite les scènes de chœur, ce qui a pour effet de diminuer la pression et de favoriser la rétention au sein du groupe. Bien qu’elle soit pleinement engagée dans le processus de création, elle met en place « une pratique éducative visant l’autonomie des apprenants » (Freire, 2013 : 75), particulièrement essentielle dans ce contexte de prise de parole citoyenne. Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’accompagnement devient dès lors un élément central de son animation. En effet, elle doit constamment s’adapter et composer avec le niveau de connaissance disciplinaire des participant⸱es, mais surtout avec leurs besoins affectifs, cognitifs et leurs capacités psychomotrices.
Le projet universitaire, au croisement des arts visuels et de l’art dramatique, était audacieux de par son caractère interdisciplinaire jamais réalisé auparavant. Il contribuait, sur le plan affectif, à cultiver la créativité de la formatrice aussi bien que celle des étudiant⸱es, la gardant attentive à l’ici et au maintenant, ce qui fait écho à ce qu’avance Barret au regard du groupe :
La pédagogie de la situation tient compte des besoins qui sont exprimés par les élèves, non dans un rapport de force, mais dans une coexistence dynamique où la confrontation permet autant le questionnement que l’approfondissement (Barret, dans Marchand, 2007 : 5).
Sans contredit, un tel projet de création permet à la formatrice de voir ses étudiant⸱es comme de réel·les collaborateur·trices et de considérer sa classe comme un laboratoire de recherche où le travail qu’elle dirige est au cœur de sa réflexivité, faisant d’elle une personne qui apprend de façon continue (Rondeau, 2019). De plus, cette « posture réflexive fondée sur la présence [...] peut conduire la personne à mieux cerner sa propre quête intérieure et à trouver ce qui semble le plus juste et souhaitable pour elle-même » (ibid. : 41). Sur le plan affectif, cognitif et collectif, certaines attitudes se sont développées tandis que d’autres, déjà mobilisées dans la pratique, se sont enracinées davantage. Le tableau ci-dessous rend compte des différentes prises de conscience des deux formatrices en ce qui a trait aux postures à privilégier lors du processus de création.
Les apprentissages des participant⸱es
Pour les adultes du groupe communautaire, les apprentissages se situent à différents niveaux. En effet, plusieurs ont témoigné lors des entretiens avoir développé une confiance en soi, une ouverture à l’autre, une capacité à coopérer, à gérer le stress, à faire preuve de ponctualité et de fiabilité, et ce, malgré les absences répétées de certain⸱es. Il·elles font également mention des acquis réalisés en art dramatique : entrer dans la fiction, découvrir le travail corporel, mémoriser un texte et travailler dans le plaisir. Il·elles prennent conscience de leur importance dans le processus de création. En général, une fierté se dégage des propos lorsqu’il est question de l’aboutissement du projet.
Pour le groupe universitaire, les apprentissages se situent du côté du plaisir et de la découverte. Les étudiant⸱es ont appris à faire confiance à l’action, mais également aux membres de l’équipe, s’engageant personnellement dans le projet, entrant dans la fiction de leurs personnages. Il·elles ont saisi l’apport de l’interdisciplinarité artistique dans leur pratique d’art dramatique, ce qui a eu pour effet d’accroître leur appréciation du théâtre.
Le tableau ci-dessous regroupe des apprentissages réalisés par les participant⸱es des deux groupes.
Les retombées : formatrices et participant⸱es
Une analyse des données issues des journaux de bord et des notes de terrain des formatrices ainsi que des commentaires écrits des apprenant⸱es recueillis au cours du processus de création a dégagé quatre catégories de classement : l’esprit d’ouverture des formatrices, l’engagement des participant·es, la collaboration / coopération et la prise de risque de tous et toutes.
L’esprit d’ouverture des formatrices
Faire preuve d’un esprit d’ouverture dans un tel exercice en art dramatique signifie entre autres d’être flexible et à l’écoute des participant⸱es, comme en témoigne cette entrée dans le journal de bord de Carole Marceau : « Lors de la première rencontre, les personnes présentes ne semblent pas avoir confiance en elles. Le simple jeu de la balle crée de l’anxiété chez l’une des participant⸱es. Je choisis de passer par l’humour afin de dédramatiser tout ça. Je vais maintenir cette approche » (Marceau, journal de bord, 2015). De plus, l’ouverture exige de la part des formatrices de composer avec l’apport de tous et toutes au jeu. Carole Marceau constate que « les participant⸱es ont de la difficulté à se mettre en action. Discuter du texte et des enjeux politiques est plus confortable que d’explorer dans l’espace » (Marceau, journal de bord, 2015). Francine Chaîné, quant à elle, note que lorsque « les étudiant·es apportent une œuvre d’arts visuels personnelle, il·elles semblent éprouver une fierté de la présenter sous forme de récit. Je leur propose de tisser des liens entre les trois ou quatre œuvres des membres de leur équipe afin d’entrer dans la fiction » (Chaîné, journal de bord, 2016). En déployant une souplesse nécessaire, elle doit user de « stratégies pour rendre les cours intéressants, valoriser la fiction, proposer [aux étudiant·es] des défis à leur mesure et […] tisser des liens avec l’enseignement en arts visuels. La plupart finissent par apprécier » (Chaîné, journal de bord, 2016).
Cette pratique introspective mène à la découverte de son propre potentiel créateur : « Lorsque je reviens, à la suite des ateliers, je fais le point, je remets en question mes actions et je m’ajuste. Ce questionnement m’a permis d’explorer différents univers afin de susciter l’intérêt [des participant·es], mais surtout de les amener vers la fiction, vers leur imaginaire » (Marceau, journal de bord, 2015). Cette introspection autorise également l’élaboration de chemins réflexifs à partir d’une conscience ancrée dans le présent des séances : « Au cours des rencontres, je prends des notes, car je compose avec ce que j’observe. Après, je fais une synthèse et tente de trouver des idées pour amener les étudiant⸱es plus loin dans leur réflexion » (Chaîné, journal de bord, 2016). Du côté de nos praticien⸱nes de référence, Barret va dans la même direction :
[U]n enseignant qui tient compte de la situation [...] doit faire preuve d’écoute, car il est le filtre qui permet de lire la situation. […] C’est la capacité d’être complètement dans l’ici et le maintenant de la réalité pédagogique et de savoir en tirer le meilleur pour permettre aux élèves de faire des apprentissages significatifs (Barret, dans Marchand, 2007 : 1).
Quant à Freire, il conçoit la pratique réflexive comme une « pratique de la liberté [où] la possibilité de dialogue apparaît non pas quand l’éducateur-élève rencontre les élèves-éducateurs dans un contexte pédagogique, mais auparavant, lorsque le premier se demande sur quel thème il va dialoguer avec ceux-ci » (Freire, 1974 : 74).
L’engagement des participant⸱es
L’individu qui prend part à un processus de création en art dramatique est appelé à s’engager envers lui-même et ses pairs, envers son personnage et la fiction qui prend forme. Cet engagement, essentiel, se fait sur les plans « psychomoteur, affectif, social, cognitif et culturel » (gouvernement du Québec, 2005a : 379). À cet effet, Meirieu nous rappelle que l’élève ne peut apprendre en « n’[étant] pas engagé dans son apprentissage et [en] ne met[tant] pas en route un désir auquel il donne forme et qui le projette vers l’extériorité, vers des objets culturels à l’extérieur de lui-même » (Meirieu, 2014 : 2). De plus, si sa présence est entière pendant l’élaboration de la pièce, son degré d’attention, d’implication et de participation active en classe sera élevé :
C’était de la nouveauté de faire ces choses-là, nous mettre dans le corps une émotion et la représenter le mieux possible après pour que ce soit compris, et [de] faire travailler notre corps dans le silence aussi, de représenter des émotions, mais sans que les autres sachent ce qu’on est en train de faire. Pour moi, c’était toutes sortes d’expériences nouvelles et ça me demandait toute une énergie (participant, entretien, P2 communautaire, 20153) .
Je pense que le plaisir que nous éprouvions à jouer cette création ensemble était palpable. À force de jouer, nous avons développé une bonne complémentarité (étudiante, texte réflexif, PJ universitaire, 2016).
Cette attention qu’il·elles portent au projet amène certain⸱es à réaliser leur importance au sein du groupe :
On est plus difficilement remplaçables ou interchangeables parce qu’il y a une équipe en arrière qui dépend aussi de notre présence. Ça, c’est une autre chose à laquelle j’étais plus ou moins habitué, à toutes sortes de niveaux. Même ici, dans des comités, je me dis : il y en a d’autres, on est deux à présenter, bien, elle ira, l’autre. Souvent, on s’interchange [les rôles] et les choses se font. Là, j’ai réalisé que ce n’est pas partout où tu peux faire ça (participant, entretien, P8 communautaire, 2015).
La personne s’engage esthétiquement dans la création, en restant à l’affût de ses développements ou en prenant part activement aux activités proposées (Stinson, 2009). Pour un des participant⸱es, « l’engagement, c’est une contrainte intérieure qu’on se donne [qui] m’a fait découvrir ma créativité. Je suis assez fier d[u] petit monologue que j’ai pondu. Ça m’a fait découvrir des capacités créatives en dedans de moi » (participant, entretien, P7 communautaire, 2015). Pour contribuer à l’engagement de l’élève, Meirieu propose de « créer l’énigme, susciter l’attente, faire entrevoir l’infinie richesse des œuvres pour [l’]embarquer dans une aventure inédite » (Meirieu, 2014 : 24). En d’autres mots, il s’agit, pour les formateur·trices, de transmettre le « désir et le plaisir d’apprendre » (idem).
La collaboration
Le travail collaboratif désigne la coopération entre les membres d’une équipe afin d’atteindre un but commun. Il s’articule autour d’un projet. Ici, les projets portent sur une création collective et s’appuient, en amont, sur la définition d’objectifs ciblés en vue d’élaborer des personnages. Les contextes de formation étaient différents : pour Francine Chaîné, la création se faisait en sous-groupes tandis que pour Carole Marceau, elle advenait en grand groupe, en sous-groupes et en solo. Le rôle des formatrices rappelle celui de facilitateur⸱trice qui doit agir, selon Lessard, tel
un guide qui prend appui sur des bases solides, dont la perception d’un jeu juste n’est pas la moindre des exigences, mais qui doit aussi être capable de déceler, dans ce qui lui est proposé, la matière théâtralement viable, celle qui est porteuse d’humanité, de vérité et de riches interactions dramatiques (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 134).
Pour sa part, Barret réitère le rôle fondamental des participant⸱es, « […] soit les gens en présence. Le facteur humain consiste en un rapport symétrique et dynamique qui met en relation un enseignant et des élèves (le professeur et le groupe). […] De la qualité de ce rapport dépend la qualité de l’apprentissage » (Barret, dans Marchand, 2007 : 6).
La collaboration et la coopération deviennent les conditions pour qu’advienne un partage d’idées de création, de solutions au regard de problèmes rencontrés avec les autres : « Travailler en équipe c’était exigeant; c’est un des apprentissages qui m’a marqué le plus » (participant, entretien, P3 communautaire, 2015). Pour d’autres, ce projet autorise une découverte de ses propres capacités – « j’ai appris à prendre ma place » (participante, entretien, P6 communautaire, 2015) – et une sensibilisation à l’autre – « je fais attention aux mots que j’utilise. Je communique plus clairement pour atteindre mon objectif » (participante, entretien, P1 communautaire, 2015). Pour certain⸱es, c’est la confiance en soi qui se développe au cours de la démarche artistique : « Le travail d’équipe m’a beaucoup aidé à prendre confiance en moi lorsque nous jouions » (étudiant, texte réflexif, PH universitaire, 2016). Parce qu’« [i]l y a une belle communication entre les membres de l’équipe[,] [une] [b]elle fluidité entre [les] personnages » (étudiante, texte réflexif, PM universitaire, 2016), la classe devient un espace de coopération où prendre des décisions d’équipe et sentir que chacun·e fait une différence sont des réalités courantes : « On pense peut-être qu’on est ordinaire, on peut quand même trouver notre place dans une composition, dans le collectif. La force du collectif, c’est une surprise pour moi » (participant, entretien, P5 communautaire, 2015). La collaboration motive les participant⸱es à entrer en relation et à partager avec les autres une partie de leurs savoirs, de leurs idées, de leurs perceptions du jeu. Dans un contexte d’art dramatique, cet esprit les amène à développer des compétences relationnelles pour atteindre une production de qualité. C’est d’ailleurs dans l’action que les participant⸱es peuvent apprendre : « Faire[,] c’est connaître » (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 137). Ajoutons que, pour bien collaborer, un climat « de confiance indéfectible » (idem) doit s’instaurer au sein du groupe, mais aussi avec les formatrices.
La prise de risque
Dans ces deux projets, la prise de risque s’est ancrée au cœur du processus de création : entre autres à cause de la part d’inconnu que ces risques comportaient, « les participant⸱es [ont été] convié·es à [en] prendre [et il était] essentiel [pour la formatrice] d’en prendre aussi et de leur dire. Dans cette perspective, [tous et toutes se] trouv[aient] comme dans un laboratoire où tout était possible » (Chaîné, journal de bord, 2016). La création en art dramatique et les défis qui en découlent peuvent devenir des casse-têtes et causer certaines inquiétudes tant dans le groupe que chez la formatrice. Cette dernière doit donc mettre en place des conditions pour que persistent la recherche de solutions et l’esprit ludique dans la classe : « Nous avons à plusieurs reprises fait le point. Il y avait des craintes de part et d’autre. Pour certain⸱es, la crainte de ne pas être capables d’utiliser les techniques de jeu apprises, pour moi, la crainte qu’il·elles se désistent » (Marceau, journal de bord, 2015). Si elle installe un climat encourageant les corps en présence à plonger, la formatrice doit être convaincue que « tout le monde peut jouer » (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 136). C’est donc dans une volonté d’ouverture à l’autre qu’elle évolue en atelier et qu’elle considère le groupe comme étant composé de collaborateur⸱trices afin que chacun·e des membres puisse développer une confiance en soi et envers les autres. Cette approche est nécessaire à la collaboration que demandent la naissance et la poursuite d’un tel projet de création.
***
Pratiquer un art comporte des risques, des moments de résistance, de réflexion, de confrontation. Entrer dans l’imaginaire ne s’impose pas de l’extérieur, mais la formatrice peut mettre en place des conditions pour que les participant⸱es puissent oser s’aventurer dans l’inconnu avec une certaine curiosité. En effet, elle doit « [s’]adapte[r] aux circonstances et aux personne à qui elle [s’]adresse. […] [Elle] n’oubli[e] jamais qu’[elle] reçoit beaucoup de ceux à qui [elle] enseigne » (ibid. : 133). Cette connaissance de la formatrice lui permet de créer un climat de confiance qui favorise la collaboration et le pouvoir d’action dans la création, comme en témoigne cette participante : « J’ai appris à jouer, j’ai réappris à avoir du plaisir, à faire quelque chose et à moins me juger » (participante, entretien, P8 communautaire, 2015).
Pour les formatrices, être engagé, c’est utiliser une variété d’approches visant à cultiver la participation des joueur·euses :
Au début de chacune des rencontres, je proposais une variété d’activités simples faisant appel à l’imagination des joueur·euses leur permettant de passer de la personne au personnage, de la réalité à la fiction. Il en était de même lors des « rétroactions » à la suite des brèves présentations en classe : cibler l’observation, choisir deux personnes qui prendraient la parole les premières, etc. (Chaîné, journal de bord, 2016).
Je me suis engagée avec eux et elles complètement. Puisque leur motivation première était de prendre la parole et de dénoncer les conditions de vie liées à la pauvreté et à l’exclusion sociale, j’ai apporté plusieurs ressources sensibles pouvant alimenter le discours et, par le fait même, la création (documentaires, proverbes, citations, articles de journaux, etc.) (Marceau, journal de bord, 2015).
Plusieurs ont été surpris·es du processus, des essais, des erreurs et du chaos qu’engendre la création. Habitué·es à une consommation rapide, certain⸱es ont éprouvé un inconfort, comme cette apprenante : « J’ai été surprise de voir que c’était laborieux comme ça. À un moment donné, je commençais à être sérieusement tannée, ça traîne donc bien en longueur! » (participante, entretien, P8 communautaire, 2015.) Si la classe est un laboratoire, il est acceptable de se tromper et de recommencer en empruntant une nouvelle trajectoire. Considérer les erreurs de parcours est une occasion de faire preuve d’imagination et de trouver collectivement des solutions. Le processus de création entraîne parfois des situations déstabilisantes, comme l’admet cette participante : « J’ai trouvé ça difficile. J’ai fait de l’anxiété. Je haïssais ça l’écriture parce que je n’avais jamais d’idées. Surtout après mon opération, j’ai été longtemps que je n’avais pas d’idées » (participante, entretien, P2 communautaire, 2015). Cette expérience nouvelle doit donc être accompagnée d’une réflexion continue de part et d’autre et doit miser sur le dialogue : « Depuis les premiers instants du cours, j’ai ajusté mon enseignement en fonction de ce que les étudiant⸱es apportaient dans leur jeu. Ainsi, je prenais aussi des risques, tout comme eux et elles, en faisant confiance au groupe ainsi qu’au processus créatif » (Chaîné, journal de bord, 2016). Thornton, faisant écho à Freire, revendique d’ailleurs le dialogue comme une pratique émancipatrice de conversation entre l’enseigné·e et l’enseignant⸱e :
Entrer en dialogue avec les étudiant⸱es ou les participant⸱es en tant que co-apprenant⸱es et co-enseignant⸱es constitue une conceptualisation centrale du dialogue en tant que conversation intime et amicale entre deux interlocuteur⸱trices qui se font confiance, se respectent et s’échangent des connaissances4 (Thornton, 2011 : 33).
Ce dialogue se construit également à partir des réflexions des formatrices sur le contenu du cours et sur les modifications qu’elles apportent lors des ateliers, et ce, afin de mieux relancer l’action : « Le groupe était informé de mes réflexions. Un dialogue s’instaurait entre lui et moi [et] il était [à son tour] convié à poser une réflexion sur [l’]expérience [ressenti par chacun·e] » (Chaîné, journal de bord, 2016), « Les participant⸱es sont passé·es par toutes sortes d’émotions et je me suis rendu compte que l’accompagnement était essentiel. J’ai porté le chapeau de professeure, de metteure en scène, d’intervenante, de guide, de confidente » (Marceau, journal de bord, 2015). Nous constatons qu’en tant que formatrices, nous devons user de souplesse et « respecter l’individu […] devant [nous], […] le respecter dans le but de développer son unicité, et en même temps lui donner des outils pour améliorer […] sa pratique du théâtre » (Lessard, dans Chaîné et Marceau, 2015 : 135). Carole Marceau note à ce sujet qu’« [i]l était très difficile de les avoir tous et toutes en même temps. Nous avons donc fait des choix artistiques et esthétiques (forme et structure du texte dramatique) qui témoignent du contexte de cette formation » (Marceau, journal de bord, 2015). Cette attention exige aussi une réflexion sur la situation en vue d’intervenir correctement auprès des groupes, de choisir le niveau d’assistance nécessaire et d’ajuster son enseignement en cours de route : « Comme mon leitmotiv pour ce cours était de prendre autant de risques qu’eux et elles, je suis restée attentive au processus et j’ai adapté mon enseignement au cours des semaines, in situ » (Chaîné, journal de bord, 2016). Paul écrit que
[s]i l’accompagnement se définit métaphoriquement par l’expression du chemin faisant, c’est qu’il se constitue dans une logique intégrant l’incertitude, l’aléa, le non-ordre et [qu’il] incite à la modestie : il est possible que quelque chose échappe… L’accompagnement apparaît [comme] l’outil approprié pour naviguer dans un environnement spatial et temporel placé sous le sceau de l’incertitude, pour conjoindre des données jusqu’alors considérées isolément, pour se mouvoir dans les contradictions (Paul, 2004 : 309; souligné dans le texte).
Comme nous l’avons vu précédemment, l’engagement est essentiel dans un contexte de création. Tous et toutes ensemble, nous acceptons d’entrer dans un processus, dans la fiction, mais également dans un « dialogue [démontrant] une grande confiance dans les [participant⸱es][,] [u]ne foi dans leur pouvoir de construire et de reconstruire, de créer et de recréer » (Freire, 1974 : 75). En ce sens, les deux projets « ont suscité une approche de co-construction des savoirs et de l’art à travers la création collective » (Marceau et Gendron-Langevin, 2018 : 111) et « c’est grâce à l’apport de chacun·e qu’on s’est rendu·es à la fin, avec tolérance » (participant, entretien, P7 communautaire, 2015).
Image de couverture : Spirales. Photographie de Francine Chaîné.
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- 1. Selon Freire, « seul le dialogue, qui implique une pensée critique, est capable de créer. C’est lui qui établit la communication et, avec elle, la véritable éducation. Celle qui, dépassant la contradiction éducateur / élève, se présente comme un lieu de cognition dans lequel les sujets exercent leur acte cognitif sur l’objet connaissable qui leur sert d’intermédiaire » (Freire, 1974 : 77).
- 2. 1- Faire connaître aux participant·es leur corps par le biais d’exercices au moyen desquels il·elles commencent à appréhender les limites et les possibilités de ce dernier, ses déformations sociales et les moyens de les combattre; 2- Amener les participant·es à oublier, pour l’instant, de s’exprimer avec des mots et de découvrir plutôt le potentiel expressif de leur corps; 3- Amener les participant·es à envisager le théâtre comme un langage en utilisant la dramaturgie simultanée et le théâtre image, un premier pas vers l’action; 4- Envisager le théâtre comme un discours (Boal, 1983 : 18-19).
- 3. Les citations des participant·es et des étudiant·es sont tirées de verbatim. La syntaxe n’a donc pas été retravaillée pour respecter l’expression orale de chacun·e. Afin de différencier les prises de parole et de les rattacher à un contexte d’énonciation, le code d’anonymisation utilisé pour les participant·es communautaires est un chiffre (par ex. : P7) alors que, pour les étudiant·es universitaires, il s’agit d’une lettre (par ex. : PJ).
- 4. « The notion of entering into dialogue with students and understanding them as co-learners and teachers reflects a central conceptualization of dialogue as intimate, amicable conversation between two interlocutors striving for trust and mutual respect and an exchange of knowledge and understanding of benefit to both ». Cette citation en anglais a été traduite par nos soins.