Nous vivons dans un monde où les formes sont indéfiniment disponibles à toutes les manipulations, pour le meilleur et pour le pire, dans lequel Sony et Daniel Pflumm se croisent dans un espace saturé d’icônes et d’images.
Nicolas Bourriaud, Postproduction
Si l’impact des nouveaux moyens de communication et d’information sur les formes scéniques contemporaines est aujourd’hui relativement bien documenté – notamment du côté des scénographies et de l’interprétation1 –, il reste encore assez peu mesuré du côté des écritures théâtrales. Toutefois, le développement récent de champs méthodologiques inédits, comme l’intermédialité, et la publication d’ouvrages importants sur les liens entre environnements médiatiques et cultures, tels ceux de Nancy Katherine Hayles (2016), ont donné lieu à une réévaluation de certaines pratiques artistiques au regard de leurs relations de plus en plus étroites et indissociables avec les milieux numériques dans lesquels elles émergent et se diffusent. Le théâtre reste encore réticent à l’intégration de ce type d’analyses et nombre d’artistes se gardent bien de valoriser l’apport de ces médias à leurs œuvres, alors même que celles-ci peuvent être considérés comme « digital native2 » et leurs processus de création, réévalués à l’aune de cette qualité : pourquoi, dès lors, éviter d’interroger ces formes en regard de l’évolution de ces médias et des environnements culturels qu’ils font naître?
Alors que, dès le début des années 2000, nombre de chercheur·euses se sont accordé·es sur l’idée d’un changement majeur de paradigme culturel, fondé sur des notions telles que le recyclage ou la sérialité et dû à l’ère technologique dans laquelle nous vivons (Klucinskas et Moser, 2004), nous proposons d’observer les récentes mutations des écritures théâtrales contemporaines, dans l’ère hexagonale, au prisme de ces analyses. Nous considérerons ces dramaturgies en une acceptation très large, sans faire de la publication papier un critère de reconnaissance institutionnelle, intégrant ainsi au corpus présenté des écritures scéniques qui refusent ou ne trouvent pas de débouchés éditoriaux3. Et parce que l’abolition de la « distinction traditionnelle entre production et consommation, création et copie, ready-made et œuvre originale » (Bourriaud, 2006 : 5) nous paraît absolument fondamentale dans ce nouveau paysage théâtral, nous accorderons une place toute particulière à des artistes qui en ont fait leur marque de fabrique : la metteure en scène Émilie Rousset, les autrices Gwendoline Soublin et Pauline Peyrade, et le duo de performeur·euses Giuseppe Chico et Barbara Matijević.
Les œuvres de ces artistes polymorphes seront interrogées à l’aune de la notion de « récit alternatif », ou scénario, telle qu’elle est appréhendée par Nicolas Bourriaud :
[La société humaine est structurée par des récits, des scripts immatériels plus ou moins revendiqués comme tels, qui se traduisent par des manières de vivre, des relations au travail et aux loisirs, des institutions ou des idéologies. […] Les artistes de la postproduction utilisent ces formes et les décryptent afin de produire des lignes narratives divergentes, des récits alternatifs (Bourriaud, 2006 : 41-42).
À travers l’analyse de trois gestes différents – le montage, le détournement et la déhiérarchisation –, nous observerons comment Le Grand débat (Rousset et Hémon, 2018), Pig Boy 1986-2358 (Soublin, 2018), Bois impériaux (Peyrade, 2016) et Our Daily Performance (Chico et Matijević, 2018) tracent des itinéraires au sein d’une culture foisonnante, dont elles nous invitent à repenser l’usage pour l’habiter à nouveaux frais.
Émilie Rousset : montage et théâtre documentaire
L’essor des théâtres documentaires depuis le début des années 2000 doit être mis en relation avec, d’une part, la facilitation de l’accès à de nombreuses sources (notamment la numérisation de fonds audiovisuels), et d’autre part, la démocratisation de certains outils, tels que les enregistreurs vocaux numériques, de type Zoom4, devenus de véritables machines à écrire pour tous les artistes travaillant avec le témoignage oral.
C’est le cas de la metteure en scène Émilie Rousset, dont l’écriture s’est peu à peu orientée, depuis 2014, vers une dramaturgie documentaire, résultant du montage de différents matériaux. Pour Le Grand débat – créé au Festival d’Automne à Paris en 2018, en collaboration avec Louise Hémon –, l’artiste imagine un spectacle entièrement construit à partir des débats télévisés qui opposent, durant l’entre-deux tours des élections présidentielles françaises, les deux candidat·es à la fonction suprême. Disponibles sur le site Internet de l’Institut National de l’audiovisuel (INA)5, les sept débats télévisés ont ainsi été montés les uns avec les autres, jouant tout à la fois des échos entre un duel et un autre que permettait un tel exercice et des ressorts de la mémoire collective, certaines répliques étant bien ancrées dans l’imaginaire commun, tel ce fameux : « Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur, vous ne l’avez pas », prononcé par Valéry Giscard d’Estaing face à son rival, en 1974.
Dès les premières minutes du spectacle, le travail de montage est efficace. En effet, alors que l’introduction au débat de 1974 – le premier – par la journaliste Jacqueline Baudrier est reprise mot pour mot par une voix hors champ en début de spectacle, c’est le débat qui oppose François Hollande à Nicolas Sarkozy, en 2012, qui ouvre la pièce, pour quatre répliques. La mention par le candidat Nicolas Sarkozy du « conflit sur l’école libre » ramène immédiatement la pièce à la confrontation entre François Mitterrand et Jacques Chirac en 1988. Le montage n’est donc pas chronologique et, au sein de chacun des débats, une sélection est effectuée, tant dans les réponses des candidat·es que dans l’ordre des questions posées par les animateur·trices. Ces choix visent en partie à gommer les références à des situations ou à des personnes trop datées, mais leur principale conséquence est bel et bien de provoquer des effets de sens plus percutants. Ils prennent ainsi quelques libertés avec le rythme même du débat pour élaborer une parole plus saisissante, en sélectionnant les réponses les plus pertinentes tant du point de vue du contenu de celles-ci que de la façon dont elles sont prononcées.
Les passages d’un affrontement à l’autre ont lieu tantôt au détour d’une réplique, tantôt au sein même de celle-ci. C’est le cas, au milieu de la pièce, lorsque la comédienne Emmanuelle Lafon saute littéralement de la parole de François Mitterrand à celle de Lionel Jospin, en 1995 :
Laurent Poitrenaux [V. Giscard d’Estaing, 1974] – Alors je ne veux pas laisser, dans ce débat, glisser cette insinuation, cette présentation politique, qui est de faire croire qu’il y a la France qui travaille, qui vous soutient, et la France qui ne travaillerait pas, ou moins, qui me soutiendrait. Nous avons chacun le droit de représenter la France qui travaille. […] il n’y aurait pas eu 8 300 000 voix qui se seraient portées sur mon nom si votre analyse était exacte. Il ne faut pas procéder par des affirmations. On glisse, dans l’esprit des gens, ensuite, une interprétation de cette nature. Et puis il est plus facile d’apporter la démonstration. Alors apportez la démonstration de ce que vous dites, et moi, je vous apporterai la démonstration du contraire.
Emmanuelle Lafon [F. Mitterrand, 1974] – La démonstration vous l’avez apportée depuis dix ans. C’est la difficulté de votre situation, car, lorsque vous parlez du changement, j’ai toujours envie de dire : le changement, au fond, qu’est-ce que c’est? Eh bien c’est de faire ce que vous n’avez pas fait. Et qui peut le faire? D’autres. Voilà, c’est aussi simple que cela. [Silence] [L. Jospin, 1995] Comme je l’ai dit, au tout début de notre échange, de notre débat, je suis frappé de l’idée qu’il y a deux France – sans doute y en a-t-il davantage, mais schématisons un peu mon propos – qui s’éloignent6.
Cette couture est typique des effets d’écho que créent Rousset et Hémon au sein de leur écriture : l’opposition entre deux « France », déjà décriée par Giscard d’Estaing, en 1974, face à Mitterrand, est ainsi reprise, en 1995, par Jospin, devant Chirac. Le débat de 1995 n’est pourtant pas poussé plus avant, et l’évocation des deux France et du rapport au travail conduit plutôt l’écriture vers des questions de fiscalité soulevées en 2007 par Ségolène Royal affrontant Nicolas Sarkozy. Ainsi, si certains raccords sont thématiques, d’autres auront plutôt pour effet de tracer des histoires singulières. La fameuse réplique de Giscard d’Estaing à Mitterrand en 1974 – « vous n’avez pas le monopole du cœur » – donne lieu à un montage très serré entre ce débat et celui qui oppose quelques années plus tard Mitterrand à son premier ministre, Chirac. L’assemblage constitue alors une incise dans la parole de Mitterrand : « Vous n’avez pas le monopole du cœur pour les chiens et les chats, M. Chirac », clin d’œil plein d’autodérision à un public que la formule de Giscard d’Estaing avait marqué, formule dont on a pu dire qu’elle coûta en partie la victoire à Mitterrand.
À l’image de ce passage durant lequel les répliques de deux débats s’entrelacent de façon très serrée, au fur et à mesure que défilent les minutes, le cut-up se fait de plus en plus précis, les débats se chevauchent étroitement, rendant presque difficile l’identification du ou de la locuteur·trice. L’écriture privilégie alors les moments de confrontation, ceux où les candidat·es se coupent la parole, se font des reproches plus personnels : « Quand Mme Aubry me traite de Madoff, 183 ans de prison, et que le leader de la famille ne dit rien, c’est qu’il cautionne », lance Sarkozy (Poitrenaux) à son adversaire, en 2012, déclenchant une conversation digne de cours de récréation : « Je vais moi-même évoquer tout ce qui a été dit sur moi », lui répond Hollande, « vous voulez que je fasse cette liste où vos amis m’ont comparé à je ne sais quel bestiaire? J’ai eu droit à tous les animaux du zoo, à toutes les comparaisons les plus flatteuses… ». Le débat lui-même est comme évidé de sa substance pour ne plus laisser affleurer que les agressions verbales, les jeux de passe-passe où chacun·e essaie de faire passer l’autre pour plus mauvais·e que soi. Les thèmes qui animaient les débats jusque là – fiscalité, travail, école, etc. – laissent alors la place aux attaques personnelles, l’image médiatique semblant ainsi plus importante que le bilan du sortant ou le programme de l’impétrant·e. La dernière phrase prononcée par Hollande (Lafon) en dit long sur ce retournement : « Quand je vous mets en cause, je ne mets pas en cause la France ».
Le Grand débat, avec Emmanuelle Lafon et Laurent Poitrenaux. Théâtre de la Cité Internationale (TCI), Paris (France), 2018. Photographie de Ph. Lebruman.
Mais l’écriture n’est pas seulement discursive, elle est également visuelle, corporelle; ce que s’attache à filmer Louise Hémon, ce sont aussi des corps, des corps politiques, médiatiques, dont le langage est tenu par des normes, des codes qui ont évolué dans le temps. L’écart se creuse, au fil de la pièce, entre la mobilité gestuelle des candidat·es et les niveaux de langage. Alors que François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing se coupent peu la parole, conservent un calme certain et un débit verbal lent, des corps peu mobiles, rigides l’un face à l’autre, les prises de parole de Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal, Marine Le Pen ou Emmanuel Macron donnent à voir une agitation tant verbale que gestuelle très différente. Le montage vidéo en direct joue ainsi de cette partition physique qu’interprètent les comédien·nes et que l’écran, placé au-dessus de la scène au lointain, se charge de transmettre aussi bien que le ferait notre télévision au soir du débat. Durant la pièce, les interprètes prennent de plus en plus de libertés physiques avec les codes du débat politique, et après une interruption des face-à-face, venue illustrer le refus de Jacques Chirac de débattre avec Jean-Marie Le Pen7, en 2002, Emmanuelle Lafon et Laurent Poitrenaux se retrouvent en scène dans des postures plus décontractées, voire quelque peu bouffonnes (Laurent Poitrenaux, incarnant Jacques Chirac, marche à quatre pattes en essayant de masquer la caméra à son adversaire). Les corps en scène deviennent alors des ombres tentant d’incarner une certaine image du pouvoir. L’ambiance bascule vers quelque chose de crépusculaire – tant pour dire l’effondrement de la parole politique que celle de cette forme même d’échange médiatique –, et malgré le sérieux des débats retrouvé, les candidat·es s’avachissent de plus en plus, l’élocution devient lente et pénible, donnant au débat des airs de conversation de fin de soirée entre de fraternel·les adversaires ayant renoncé à lutter. Le montage, lui aussi, se défait progressivement, jouant des sauts d’un thème à l’autre, construisant une conversation dans laquelle plus personne ne s’écoute. L’intimité de cette séquence est encore renforcée par des répliques du type : « Moi je me souviens, quand j’étais jeune… ».
Le Grand débat, avec Emmanuelle Lafon et Laurent Poitrenaux. TCI, Paris (France), 2018. Photographie de Ph. Lebruman.
La pièce se clôt sur le discours de fin de débat de Mitterrand en 1981 – à la suite duquel il accède à la présidence de la République – autour de la liberté et du changement : cette réplique est prise en charge par Lafon, mais elle est préenregistrée et diffusée sur l’écran, tandis que les deux interprètes sont en train de se déséquiper, de poser soigneusement micro et oreillette sur la table, abandonnant progressivement le plateau. C’est Jospin qui lui répond, alternant ainsi le discours de deux candidats socialistes, emblématiques de l’histoire politique contemporaine; l’un incarnant la grande victoire socialiste du XXe siècle, avec l’accession au pouvoir en 1981, porteuse de tant d’espoir pour plusieurs générations, après maintes années de gouvernement conservateur, l’autre illustrant l’une des plus cuisantes défaites de la gauche à la fin du XXe siècle8, et le déclin progressif du parti socialiste. Mais les mots de la fin reviennent à la voix hors champ, celle de la journaliste Jacqueline Baudrier, lors de la clôture du premier débat en 1974. Façon aussi de rappeler la primauté de cette médiatisation de la parole politique, son entremêlement avec l’histoire de l’Office de radiodiffusion-télévision français (ORTF), et plus largement de la télévision française.
Le Grand débat fait partie d’un cycle documentaire, imaginé par Émilie Rousset et Louise Hémon, autour des rituels et qui compte trois courts films9 et un spectacle. Elles cosignent chacune de ces œuvres, affirmant ainsi la dimension indissociable dans la construction dramaturgique de l’ensemble, de la narration visuelle et de la narration textuelle. Il est significatif qu’Émilie Rousset, issue de l’une des plus prestigieuses formations à la mise en scène française (l’École supérieure d’art dramatique du Théâtre National de Strasbourg), ait forgé son écriture scénique au contact de pratiques qui l’ont éloignée quelque temps des plateaux théâtraux : le cinéma documentaire ou les pratiques muséales (installations) ont ainsi pris une large part dans les propositions qu’elle a pu construire avec Louise Hémon ou aux côtés de la dramaturge Maya Boquet depuis 2015. Au fil de ces expériences, la metteure en scène a construit une identité dramaturgique forte au sein de laquelle écriture cinématographique, création sonore et archives s’entremêlent; elle qualifie d’ailleurs les textes de ses spectacles de « bande[s]-son », qu’elle ne couche elle-même jamais à l’écrit10. La médiatisation de la parole occupe une place centrale dans les thématiques qu’elle déploie : Rencontre avec Pierre Pica (2018) fait état de ses conversations, par Skype, avec le linguiste Pierre Pica, ainsi que des recherches de celui-ci sur le peuple des Munduruku; Reconstitution : le procès de Bobigny (2019) retrace le procès de Marie-Claire Chevalier en 197211, plaidé par Gisèle Halimi. Ces spectacles mettent tous en scène des dispositifs médiatiques, plus ou moins anciens – la télévision, l’ordinateur ou le procès – qui portent aussi l’interprétation; en effet, pour chacun d’entre eux, les interprètes sont équipé·es d’oreillettes leur transmettant en direct les discours et entrevues qui font la matière du spectacle. Le jeu s’apparente alors à une forme de reconstitution de la parole entendue – et non plus à une mémorisation du texte lu – l’emportant vers la restitution de la matérialité d’une parole, avec ses inflexions, ses respirations, ses ratés. C’est donc tout le processus de création – des recherches initiales au travail de plateau – qui est influencé par l’environnement médiatique dans lequel il évolue. Aujourd’hui, Rousset réfléchit à la publication de sa dernière partition scénique – celle de Reconstitution : le procès de Bobigny – au sein d’une édition papier qui prendrait en charge l’ensemble des documents d’archives ayant participé à l’écriture de cette pièce12.
Gwendoline Soublin et Pauline Peyrade : storytelling et algorithmes
Sans doute l’un des enseignements de cette vogue du théâtre documentaire, à laquelle participe le travail de Rousset, est-il d’interroger à nouveaux frais les rapports que la scène contemporaine entretient avec le réel. Pour Arielle Meyer MacLeod (2012), nous assistons à l’heure actuelle à une nouvelle étape de ces relations, comme en témoigne l’émergence tout à la fois des théâtres documentaires et autobiographiques, les uns interférant souvent avec les autres. Selon elle, ces formes qui usent largement de la narration le font dans un rapport inédit au réel qui « intègre la proposition post dramatique de l’authenticité tout en renouant avec les méthodes de mise en intrigue » (Meyer MacLeod, 2012 : 22); comme si, prenant acte du tournant postmoderne pris par le théâtre dans le dernier tiers du XXe siècle, la parole dramatique proposait de nouveaux modes d’agencements narratifs fondés sur une reconfiguration de ces relations avec le réel, ou plutôt avec la question de sa représentation, et par là aussi avec de nouvelles formes de représentations de celui-ci, telle la série télévisée, le jeu vidéo, la narration immersive, etc.
Pour Hayles, la prolifération de ces nouveaux récits est logique et nécessaire face à celle des bases de données. Répondant tous deux à des logiques formelles très différentes, base de données et récit se nourrissent l’un l’autre, justifiant plus que jamais leur coexistence :
Nous absorbons le récit avec le lait maternel et le pratiquons plusieurs fois par jour, tous les jours de notre vie – et pas seulement sous des formes de culture savante telle que des romans imprimés. Les journaux, bavardages, énigmes mathématiques, téléfilms, talk-show à la radio et autres formes de communication très diverses sont imprégnés de récit. Où que l’on regarde, des récits apparaissent, aussi omniprésents dans la culture quotidienne que les acariens (Hayles, 2016 : 290).
Toutefois, la place du récit dans notre culture actuelle s’est profondément modifiée : les événements qui structurent notre histoire et le monde dans lequel nous vivons (apparition de la vie sur Terre, réchauffement climatique, etc.) sont « très généralement [ancrés] aujourd’hui dans la base de données » (idem), même si le récit semble toujours nécessaire à la transmission des résultats que révèlent ces bases de données. Résistant encore au niveau global, le récit est également omniprésent au niveau local. La formidable augmentation de la quantité d’informations disponibles rend indispensable la prolifération de fables, l’accumulation des histoires particulières. Pour Bourriaud, le rôle des artistes est ainsi majeur dans la réception et la manipulation de ces scénarios :
Pour les artistes qui contribuent aujourd’hui à la naissance d’une culture de l’activité, les formes qui nous entourent sont les matérialisations de ces récits. Ces narrations « pliées » et enfouies dans tous les produits culturels, mais aussi dans notre environnement quotidien reproduisent des scénarios communautaires qui sont plus ou moins implicites : ainsi un téléphone portable ou un vêtement, un générique d’émission de télévision, un logo d’entreprise, induisent des comportements et promeuvent des valeurs collectives, des visions du monde. […] Les artistes de la postproduction utilisent ces formes et les décryptent afin de produire des lignes narratives divergentes, des récits alternatifs. Tout comme notre inconscient essaie tant bien que mal d’échapper à la prétendue fatalité du récit familial à travers la psychanalyse, l’art conscientise les scénarios collectifs et nous propose d’autres parcours dans la réalité, à l’aide des formes mêmes qui matérialisent ces récits imposés. En manipulant les formes éclatées du scénario collectif, c’est-à-dire en les considérant, non comme des faits indiscutables, mais comme des structures précaires dont ils se servent comme d’outils, les artistes produisent ces espaces narratifs singuliers dont leur œuvre est la mise en scène (Bourriaud, 2006 : 41-42; souligné dans le texte).
C’est bel et bien à ce type d’alternative qu’invite Pig Boy 1986-2358, pièce sous-titrée Replay du devenir homme, écrite par Gwendoline Soublin en 2017. Jeune autrice formée à l’École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre (ENSATT), elle aime en effet jouer des possibilités qu’ouvrent ces environnements narratifs. Pig Boy expose ainsi les effets dévastateurs du storytelling publicitaire, à travers la juxtaposition de l’histoire d’un jeune éleveur de porcs bretons et celle du très médiatisé « Pig Boy », porc élevé au rang de vedette des réseaux, coupable d’avoir eu des relations sexuelles avec l’une de ses nombreuses admiratrices japonaises. Fable d’anticipation dans laquelle la frontière entre être humain et animal est allègrement franchie, Pig Boy se compose de trois parties distinctes, non numérotées, non titrées, et séparées par de simples points de suspension. Au-delà de la thématique abordée13, l’originalité de la pièce consiste en la coexistence de ces trois dispositifs narratifs.
La première partie est une narration à la deuxième personne, reprenant les codes des fictions jeunesse dont le lectorat est le héros; ces « livres-jeux » se fondent sur le principe d’une progression narrative en fonction des choix effectués au fur et à mesure de la lecture. Soublin en détourne les usages dès les premières lignes :
L’histoire dont tu es le héros commence un lundi 2 septembre 1986. La sage-femme te tire des cuisses de ta mère et déjà il faut choisir.
1- VOUS HURLEZ À LA MORT
2- VOUS POUSSEZ UN CRI BREF PUIS VOUS VOUS ENDORMEZ
Choix numéro 2, tu t’endors. Tes parents, Sophie et Fabien Bouquet, sont à la tête d’une exploitation agricole. Ils possèdent un troupeau de cent-quarante-trois porcs en Bretagne, à trente kilomètres de Saint-Brieuc (Soublin, 2018 : 9).
La deuxième partie, la plus longue, qui constitue le cœur même de cette étrange fable, mêle procès et live streaming. Dans un futur pas si lointain, un nouveau « flux » hybride, canal d’informations, diffusion, interaction et vote en direct. « Nation News le flux continu / Perceptif Intuitif Cognitif » (ibid. : 21) permet ainsi de suivre en direct le procès de Pig Boy, tout en y participant ou en revivant les faits de manière immersive :
Pour notre rappel des faits en virtual reality
Slidez sur l’interface PROCÈS
options PIG BOY
choisissez votre personnage
1. HOWARD MOUSSEF
2. KATSUE MATUMATO
3. PIG BOY
Cette séquence est interdite aux moins de 16 ans, aux femmes enceintes ainsi qu’aux personnes transplantées pour des raisons évidente de décalage dismorphique [sic] et de trouble émotionnel cathartique (ibid. : 23).
Cette deuxième partie est particulièrement intéressante, tant pour les problématiques de représentation qu’elle engage que pour sa dimension visuelle très forte que l’écriture tente de prendre en charge à travers une mise en page déformatée aux multiples polices :
Captures d’écran de Pig Boy 1986-2358, 2018.
Enfin, la dernière partie, narration à la première personne d’une truie qui tente d’échapper à sa condition de reproductrice asservie par les humains, fait basculer la fable dans un univers onirique inattendu, déployant une écriture poétique hachée, rythmée et crue :
Sens mienne-narine. L’odeur bitume. Là. Il sent le tien-nez. Différente l’odeur là qu’il sent là. Lèche
le sol tienne-langue. Goût du bitume. Acide. Tu recraches. Tien-ventre se tord. Non non. Giclée
merde-tienne sort de tien-cul. L’odeur de la peur maintenant dégouline sur tienne-peau. Tu la sens.
La frayeur qu’ils-eux t’attrapent.
Pose tien-pied droit avant.
Pose tien-pied gauche avant.
Pose tiens-tes-pieds avant avant (ibid. : 58).
Multidimensionnel et prolifique, le récit de Soublin intègre nos environnements communicationnels en imaginant leurs mutations futures et en les associant à une réflexion plus générale sur le devenir de l’espèce humaine; à cet égard, le sous-titre de sa pièce est fort bien choisi. Détournant le storytelling publicitaire, l’artiste ne se prive pas d’user et d’abuser de toutes les représentations possibles que lui offre le passage par ce dérivé imaginaire du Web, « le flux continu » de « Nation News » : entremêlement des histoires, intervention à multiples voix dans une même temporalité, intégration de documents autres, témoignages personnels, etc. L’écriture appelle un imaginaire médiatique riche, fait de téléréalité, de story Instagram, de chat et de mauvais shows publicitaires. Revêtant les codes de ces narrations stéréotypées, son récit trace des itinéraires improbables et tragiques – celui d’un jeune éleveur de porc qui voit sa vie défiler comme au cinéma, se prenant pour Montgomery Clift, et celui d’un cochon élevé au rang de vedette, tous deux condamnés à une mort violente et prématurée – qui appellent tout à la fois l’autodérision et la prise de conscience.
L’univers dramatique de Pauline Peyrade nous semble également représentatif de ces mutations, tant à travers les thématiques traitées qu’à travers les configurations spatio-temporelles qui sous-tendent ses narrations. Les pièces Ctrl-X et Bois impériaux se déploient ainsi simultanément dans des espaces physiques et des espaces virtuels. Dans Ctrl-X, Ida, enfermée chez elle, navigue sur le Web, creusant sa propre folie, tandis que l’un de ses amants lui envoie des textos, et que sa sœur s’inquiète de son état mental, en la harcelant d’appels téléphoniques ou en faisant le pied de grue en bas de son immeuble. Les relations entre les différents personnages ne passent que par le canal du téléphone portable ou de l’interphone, et la pièce se clôt au moment où Adèle, la sœur d’Ida, vole à son secours après le déclenchement d’une crise psychotique. Dans Bois impériaux, Irina, alias Constance pour les client·es de sa ligne de téléphone érotique, conduit son frère Johannes vers une destination au départ inconnue du lectorat. Les kilomètres défilent, nous donnant à lire, en marge des dialogues, les indications géographiques ou touristiques :
Auxerre
Pontigny
VOUS ÊTES EN BOURGOGNE
N 65 | Auxerre Sud,
vers Chablis –
Tonnerre – Ancy-le-
France – Cry
10 350 km | 127 km / h | - 0.2° | 23 h 38
Le portable d’Irina sonne.
Johannes –. Réponds.
Le portable d’Irina sonne.
Johannes va pour décrocher.
Irina –. Pose ça.
Johannes –. Qu’est-ce qui se passe? C’est qui?
Irina –. C’est rien.
Johannes –. Tu veux pas me dire.
Irina ne dit rien.
Johannes –. C’est pas moi qui fais pas confiance.
Irina –. Je peux pas parler en conduisant.
Johannes –. Tu veux que je dise que t’es occupée?
Irina –. Ça va. C’est sûrement pas important. Sinon ils rappelleront (Peyrade, 2016 : 92).
Ce trajet est ponctué de scènes confrontant Constance au pompiste Serge, à travers des dialogues tour à tour anodins ou angoissants. L’ordinateur de bord de la voiture dicte les indications données au lectorat au fil des pages. Avant chaque échange entre Irina et son frère s’affichent les données fournies par l’appareil :
10 489 km | 77 km / h | - 0.4° | 01 h 02
Bas niveau d’essence (ibid. :106).
Ce sont ainsi cent-sept occurrences de ce type qui font défiler 640 kilomètres, en huit heures et huit minutes très exactement. La coexistence de ces données et des fragments des vies croisées d’Irina, Johannes et Serge confronte deux rapports au monde distincts, l’un machinique, voué à quantifier une série de paramètres (kilomètres parcourus, vitesse, température extérieure, heure), l’autre narratif, forcément approximatif et parcellaire : qu’apprend-on réellement de la vie d’Irina et de Johannes, de celle de Serge? La pièce ne fait que nous conter ce moment précis entre l’aire de Fleury et celle des « Bois impériaux », c’est-à-dire entre la banlieue de Fontainebleau et celle d’Auxerre, via l’autoroute A6, comme nous permettent de le vérifier, avec justesse, les données géographiques de la pièce. Où se rendent les personnages? Pourquoi? À la linéarité du trajet en voiture, dont les paramètres sont strictement mesurés par l’ordinateur de bord, s’oppose le temps suspendu des scènes entre Serge et Irina, dont le chapeau précise, à chaque occurrence et de manière laconique : « Biscuits chocolats confiseries ». Alors que les kilomètres s’enchaînent, à une vitesse moyenne de 20 km / h, et que les minutes s’égrènent, le temps qui les réunit semble figé pour l’éternité, tentant d’esquisser un portrait de chacun des personnages : « T’aimes bien les histoires, toi. Je commence à te cerner » (ibid. : 111), lance Serge à Irina. « Je suis comme toi », lui avoue-t-elle quelques pages plus loin, « je m’occupe des hommes perdus. Toi, tu as l’air perdu, tout seul, derrière ta vieille caisse » (ibid. : 129).
Comme chez Soublin, l’intégration de médias numériques à la fable pose la question de leur adaptation à la mise en page, qui joue sur plusieurs colonnes et différentes polices pour signifier le passage d’un média à l’autre. Mais alors que le récit de Pig Boy 1986-2358 se déploie en une multitude de narrations, ceux de Bois impériaux et de Ctrl-X ne font qu’ouvrir une brèche dans les vies ordinaires d’Ida et Irina, dont on ne sait finalement que peu de choses. Figures féminines prises dans des algorithmes, elles naviguent d’un média à l’autre – ordinateur, téléphone, courriel, textos, moteur de recherche –, construisant une vie faite de multiples identités et de parcours consignés dans des machines.
Giuseppe Chico et Barbara Matijević : déhiérarchisation et reprogrammation
Depuis une dizaine d’années, le duo d’artistes Giuseppe Chico et Barbara Matijević se consacre aux imaginaires que fait naître le média social YouTube, particulièrement à travers l’un des formats les plus présents sur le site d’hébergement : le tutoriel. Leur spectacle Our Daily Performance, créé en 2018 dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis, est l’aboutissement de cette recherche performative, après deux étapes successives : Forecasting (2011) et I’ve Never Done This Before (2015). Tous fruits d’un montage de séquences empruntées à la plateforme vidéo, chacun de ces spectacles prend une forme singulière. Forecasting est un solo chorégraphié pour une femme et un ordinateur portable. L’écriture y est avant tout visuelle, écranique, peu de texte régissant l’ensemble : la performeuse (Barbara Matijević puis, plus récemment, Charlotte Le May) y manipule un MacBook sur lequel s’affichent des tutoriels à l’échelle 1:1, incarnant des prolongements possibles du corps de l’interprète.
Forecasting, avec Barbara Matijević. ICI – Centre Chorégraphique National Montpellier-Occitanie, Montpellier (France), 2012. Photographie de Olivier Heinry.
Alors que Forecasting connaît un succès critique et public conséquent, tournant dans le monde entier, I’ve Never Done This Before s’affirme plutôt comme une esquisse préparatoire, plus confidentielle, toujours sous la forme du solo : Matijević présente toutes sortes d’inventions improbables imaginées par des internautes bricoleur·euses. Les recherches menées pour ces deux opus ont ainsi abouti à une troisième forme : un spectacle, au carrefour du théâtre, de la danse et de la performance, faisant intervenir cinq interprètes venu·es d’univers différents (danse, cirque, théâtre) et utilisant le format du tutoriel comme unité dramaturgique de base.
Our Daily Performance est en effet construit comme une suite de séquences façon « tuto », portant toutes sur des apprentissages physiques. Un·e ou plusieurs interprètes occupent le centre du plateau et, s’adressant directement au public, expliquent successivement comment tomber correctement en cas de chutes à domicile ou comment inscrire des valeurs collectives dans son corps à travers la technique des percussions corporelles :
Pour bien intégrer les valeurs du séminaire de ce matin, on va maintenant les inscrire dans notre corps.
Commençons par être sur le même rythme; il y a quelque chose qui change dans notre corps quand on bouge ensemble. Quand on bouge ensemble, on crée de l’endorphine. « Endorphine », ça rime avec « morphine », c’est pas par hasard : ça crée du plaisir, ça soulage la douleur, ça fait qu’on se sent bien et, en plus, ça renforce le lien social14.
Douze tutoriels constituent le spectacle, dont les titres – d’origine ou traduits et adaptés quand c’est nécessaire – sont projetés sur le mur du lointain : « Introduction aux principes fondamentaux (1-5 / 0-6) », « Haka Hommes-Femmes », « Cohésion d’équipe : percussions corporelles en entreprise », « La Genèse : chute de l’homme en 60 signes LSF », « Chutes à domicile », « Mouvements primitifs », « Comment jouer un rôle? Cours de théâtre à l’école Guildhall », « Comment écrire du rap », « Kicks for Jesus – Arts martiaux pour chrétiens : l’Exode », « Fitness en couple – Spécial Saint-Valentin », « S’enfuir en cas de viol », « Combat-fantôme chez soi – Entraînement lutte libre ».
Our Daily Performance, avec (de gauche à droite) Shihya Peng, Pietro Quadrino, Nicolas Maloufi et Camila Hernandez. MC93, Bobigny (France), 2018. Photographie de Olivier Heinry.
Chico et Matijević déploient un art insoupçonné du montage et des résonnances. Plusieurs gestes ont ainsi précédé l’écriture : la sélection des tutoriels, leur réécriture et leur assemblage. Les deux artistes ont d’abord passé un temps considérable en visionnage : seuls étaient retenus les tutoriels impliquant des apprentissages corporels qui ne nécessitaient pas forcément des compétences physiques particulières. Leur plurilinguisme (croate, italien, français et anglais) décuple les possibilités et les recherches préparatoires s’apparentent à des semaines passées devant des écrans. Une chaîne YouTube personnelle, ouverte en 2009, maintient à jour plusieurs playlists des vidéos visionnées et sélectionnées, constituant ainsi le support même d’archivage et d’organisation des matériaux de travail. Les playlists sont tantôt regroupées par spectacle, tantôt par thématique : « Secourismes divers », « Team / Group », « Training », « Basket » et « How to tie » sont des exemples de titres donnés à ces playlists.
Avant l’entrée en répétitions, plusieurs séquences sont retenues et partiellement « réécrites ». La réécriture connaît différents niveaux d’intervention. Elle peut en effet s’apparenter à un simple copier-coller avec quelques suppressions; de manière générale, les deux auteur·trices n’ont pas conservé les paroles introductives typiques, telles que « Bonjour, aujourd’hui nous allons apprendre à… », choisissant plutôt, pour chaque séquence, un début in media res, dont les toutes premières paroles du spectacle sont emblématiques. Alors que Pietro Quadrino s’avance sur scène, il commence ainsi : « Donc, l’idée que je vais développer, que je vais essayer de développer devant vous ». La réécriture peut également relever d’un geste plus collaboratif, avec les interprètes, en fonction des avancées au plateau, mais aussi des langues maternelles de chacun·e. Forcément plurilingue, le spectacle exploite les origines diverses des performeur·euses, proposant des séquences en espagnol, en anglais ou en taïwanais : l’écriture de chaque séquence est donc le fruit d’un travail collectif, entre compétences linguistiques individuelles et contraintes scéniques (chorégraphie, mouvements de groupes, passages d’une séquence à l’autre, etc.).
Enfin, l’une des séquences est une création plus originale, partiellement écrite par Matijević, sur le modèle du tutoriel, sans que le public puisse repérer cette insertion au sein de l’ensemble. Il s’agit de la séquence intitulée « Comment écrire du rap », interprétée par Marie Nédélec. Alors que celle-ci est agenouillée devant l’un de ses camarades, répétant quelques répliques shakespeariennes sous l’œil attentif de Camila Hernandez – qui campe une sévère professeure d’art dramatique –, elle se lève et reprend les vers qu’elle vient de prononcer :
Assise au sol, devant Nicolas Maloufi – “I pour the help-less balm of my poor eyes”
Chantant en comptant sur ses doigts – da-doum, da-doum, da-doum, da-doum
Elle se lève, en répétant le vers et va se placer à cour, face à son sampler.
“Shall I com-pare thee to a sum-mer’s day”
Voilà, c’est ça un pentamètre iambique : une syllabe atone suivie d’une syllabe accentuée, cinq fois dans un vers.
On en trouve partout dans Shakespeare; dans ses pièces, dans ses sonnets…
“Shall I com-pare thee to a sum-mer’s day
Rough winds do shake the dar-ling buds of May
And sum-mer’s lease hath all too short a date”
Le problème c’est que ça marche pas en français. En français, on traduit souvent Shakespeare par l’alexandrin, mais c’est complètement différent : ta-ta-ta ta-ta-ta, ta-ta-ta-ta-ta-ta
“Et le bail estival bien vite est terminé” : voyez, le rythme n’est pas du tout le même, alors que l’anglais est tout simplement fait pour le pentamètre iambique!
Écoutez par exemple le début de la déclaration d’indépendance américaine : “We hold these truths to be self-evident”; da-doum, da-doum, da-doum, da-doum.
Ça coule tout seul, ça sonne tout naturellement… Ou bien encore ça : “Thank God almighty we are free at last!” : Martin Luther King. Ou encore – et celle-là je suis sûre que vous la connaissez : “I felt a great disturbance in the Force” : Obi-Wan Kenobi dans Star Wars15.
Si cette première partie est une reprise de tutoriels existants, la suite de la séquence est une écriture originale de la metteure en scène, à partir de tweets inventés – clin d’œil tout métathéâtral qui nous fait passer du pentamètre shakespearien à la « twittérature ». Mais cet extrait est significatif d’un mouvement plus profond : celui de la coexistence de formes culturelles fort diverses au sein d’une même séquence, et plus largement au cœur du spectacle. Manipuler Shakespeare, la déclaration d’indépendance américaine et Star Wars témoigne de cette capacité à déhiérarchiser les formes et les contenus, geste représentatif de cet art de la « postproduction » analysé par Bourriaud. L’ensemble du spectacle atteste d’un tel usage des formes : techniques sportives, textes bibliques, exercices physiques et conseils utilitaires coexistent au sein d’un même récit, montés selon des effets de raccords plus ou moins tranchés. Ces coutures rappellent ainsi les aléas d’une navigation Web ou les choix de l’algorithme de YouTube qui nous font passer des arts martiaux pour chrétiens au fitness en couple, le tout en quatre-vingts minutes, soit un tout petit peu plus que la durée moyenne de visionnage sur appareils mobiles16.
Particulièrement sensibles aux différents niveaux de réel qu’impliquent nos relations aux environnements médiatiques, Chico et Matijević restent persuadé·es que le tutoriel renferme une forme d’imaginaire, une parole sur soi qui forge des identités nouvelles, des récits communautaires inédits. Le travail dramaturgique sur le tutoriel s’inscrit ainsi véritablement dans une réflexion et une reprise sur le rythme même de la parole déployée dans ces courtes séquences qui foisonnent sur Internet. Le choix des mots, d’un lexique, la façon dont ils dévoilent les corps font naître des pratiques performatives au sein même d’un média qui ne l’est pas. Chaque tutoriel est appréhendé comme un fragment de vie, la pièce d’un récit plus global que le spectacle vient agencer. L’absence d’écrans en scène, la sobriété des décors, des lumières rendent aussi palpable cette médiation invisible que constitue le réseau social américain. Faire de l’unité « tutoriel » une entité dramaturgique crée une distance entre ceux et celles qui regardent – spectateur·trices – et ces formats auxquels nous nous sommes habitué·es et qui constituent une partie de nos quotidiens connectés. Décontextualiser ces prises de parole singulières mais partagées, en les dissociant de leur environnement naturel de diffusion, renouvelle l’attention qu’on peut leur porter. Elles déplacent notre regard et notre écoute :
Ce que l’on a coutume d’appeler « réalité » est un montage. Mais celui dans lequel nous vivons est-il le seul possible? À partir du même matériau (le quotidien), on peut réaliser différentes versions de la réalité. L’art contemporain se présente ainsi comme un banc de montage alternatif qui perturbe les formes sociales, les réorganise ou les insère dans des matériaux originaux. L’artiste déprogramme pour reprogrammer, suggérant qu’il existe d’autres usages possibles des techniques et des outils qui sont à notre disposition (Bourriaud, 2006 : 70).
Entre étonnement et saisissement, le récit qu’agence Our Daily Performance ne constitue en aucun cas une critique du monde tel qu’il se porte, mais s’apparente bel et bien à une expérimentation, celle de la rematérialisation d’un média familier et de paroles ordinaires qui caractérisent une part de nos environnements numériques : « l’art, en s’efforçant de briser la logique du spectacle, nous restitue le monde en tant qu’expérience à vivre », constate encore Bourriaud (ibid. : 26). C’est à cette restitution que s’attachent Chico et Matijević en ouvrant leur plateau à cette forme médiatique à vocation utilitaire qu’est le tutoriel.
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L’ensemble des œuvres présentées ici font reposer leur dramaturgie sur des dispositifs médiatiques, tant au niveau structurel que thématique. Débat télévisé, ligne rose, live streaming et tutoriel nous parlent d’un monde dans lequel se construisent nos identités et nos relations sociales, s’inventent nos pratiques culturelles et de loisirs. Mais la médiation théâtrale invite à un pas de côté en décontextualisant ces récits stéréotypés et en nous invitant à les expérimenter autrement.
En réutilisant des formes déjà existantes, en manipulant des langages prêts à l’emploi, les artistes de notre corpus participent bel et bien de cet art de la postproduction, qui se caractérise par le recyclage et la déhiérarchisation des formes et des contenus. Investissant des techniques d’écriture éprouvées – le montage, le détournement, la réécriture –, il·elles placent la rematérialisation des environnements et dispositifs qu’ils manipulent au centre de leurs dramaturgies, donnant aussi à voir ce qui reste invisible à nos yeux d’usager·ères : le cadre de l’écran, les ratés d’une parole, la quantification de nos voyages, le traçage de nos identités, les choix que nous imposent les algorithmes, etc. Sur des modalités très diverses – théâtre documentaire, forme dramatique, théâtre performatif –, il·elles écrivent ainsi les lignes de récits alternatifs et déploient des dramaturgies originales, hypermédiales, ancrées dans leur temps, qui nous invitent à de nouveaux usages du monde tel qu’il va.
Image de couverture : Scénographie du spectacle I am 1984. 2012. Photographie de Julien Correc et Olivier Heinry.
Bibliographie
BARDIOT, Clarisse (2013), « Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances », Les basiques, archive.olats.org/livresetudes/basiques/artstechnosnumerique/basiquesATN.php
BOURRIAUD, Nicolas (2006 [2003]), Postproduction – La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les Presses du réel.
FÉRAL, Josette (dir.) (2018), Corps en scène : l’acteur face aux écrans, Montpellier, L’Entretemps, « Les voies de l’acteur ».
HAGEMANN, Simon (2013), Penser les médias au théâtre : des avant-gardes historiques aux scènes contemporaines, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique – Arts vivants ».
HAYLES, Nancy Katherine (2016), Lire et penser en milieux numériques : attention, récits et technogenèse, trad. Christophe Degoutin, Grenoble, Éditions littéraires et linguistiques de l’Université de Grenoble, « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques ».
Klucinskas, Jean et Walter de Moser (dir.) (2004), Esthétique et recyclages culturels : exploration de la culture contemporaine, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, « Transferts culturels ».
MEYER MACLEOD, Arielle (2012), « Narration et fiction, Intermittences et soubresauts », dans Arielle Meyer MacLeod et Michèle Pralong (dir.), Raconter des histoires : quelle narration au théâtre aujourd’hui?, Genève, MetisPresse, « Voltige », p. 15-24.
PEYRADE, Pauline (2016), Ctrl-X, suivi de Bois impériaux, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, « Bleue ».
PRENSKY, Marc (2001), « Digital Natives, Digital Immigrants », On the Horizon, vol. 9, no 5, p. 1-6.
- 1. On peut évidemment citer les travaux de Josette Féral (2018), de Simon Hagemann (2013) ou encore de Clarisse Bardiot (2013).
- 2. Cette expression – forgée en 2001 par Marc Prensky – désigne les individus nés après 1980 et dont le langage numérique (usage d’ordinateurs, d’Internet, pratique des jeux vidéo) apparaît comme la langue maternelle. C’est le cas de nombre d’artistes scéniques aujourd’hui.
- 3. À cet égard, le manque d’intérêt des responsables de l’édition théâtrale pour les supports numériques semble dommageable, et c’est le plus souvent aux artistes d’envisager des publications plurimédiales qui coïncident mieux avec des pratiques d’écriture plurielle.
- 4. La marque lance son premier enregistreur portable multipistes en 2006.
- 5. Voir la page « Les grands duels présidentiels », en ligne : www.ina.fr/contenus-editoriaux/articles-editoriaux/les-grands-duels-presidentiels/
- 6. Les extraits du texte qui sont donnés à lire sont tirés de la captation vidéo de la pièce Le Grand débat, présentée au Théâtre de la Cité internationale à Paris en 2018, lors du Festival d’Automne. Pour visionner ce segment, se rendre à 21 minutes, 31 secondes jusqu’à 23 minutes, 7 secondes.
- 7. Le Pen est alors chef de file du mouvement d’extrême-droite français, le Front National. Le débat télévisé n’aura pas lieu, Chirac refusant de débattre avec son adversaire. Rousset et Hémon choisissent de rendre compte de cette absence de débat en filmant Lafon hors-scène, reprenant des paroles du candidat du Front National, parues dans la presse à l’époque.
- 8. En 2002, Lionel Jospin, candidat socialiste, face à Jacques Chirac, ne parvient pas au second tour de l’élection présidentielle, laissant la voie au leader d’extrême-droite, Jean-Marie Le Pen.
- 9. L’un de ces trois films porte sur « les gestes du dimanche électoral », et s’intitule Le vote. Les autres portent sur des rituels appartenant à d’autres sphères, privées ou professionnelles : l’anniversaire et la navigation.
- 10. Elle fait appel pour cela à une société qui prend en charge la transcription écrite des dialogues dans le but de créer une conduite, notamment pour les équipes techniques et les comédien·nes.
- 11. Procès pour avortement à la suite d’un viol, il constitue un moment historique du droit des femmes en France, qui « cristallise les réflexions et combats féministes de l’époque, avec notamment les contributions de Simone de Beauvoir, de médecins Prix Nobel, de Delphine Seyrig ou de Michel Rocard » comme l’explique la metteure en scène, dans le dossier artistique du spectacle.
- 12. L’artiste est en discussion avec la maison d’édition Macula, maison qui publie des ouvrages d’art et des éditions critiques.
- 13. Née en 1987, Gwendoline Soublin déploie un univers dramatique fortement marqué par les questions environnementales et nos rapports aux espèces animales.
- 14. Les extraits du texte qui sont donnés à lire sont tirés de la captation vidéo de la pièce Our Daily Performance, présentée au Centre Chorégraphique National de Montpellier-Occitanie en 2018 (vimeo.com/275980296). Pour visionner ce segment, se rendre à 7 minutes, 58 secondes jusqu’à 9 minutes, 9 secondes.
- 15. Pour visionner ce segment, se rendre à 39 minutes, 25 secondes jusqu’à 42 minutes, 14 secondes.
- 16. La durée moyenne des sessions de visionnage sur appareils mobiles est d’environ soixante minutes. Pour en savoir davantage, consulter blog.hootsuite.com/fr/algorithme-youtube/